Chapitre 14 : En mémoire du passé, Partie 1

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Au bout d’un moment, nous avons retraversé la barrière d’Abyssombre pour nous retrouver sur une plaine couverte de fleurs blanches. Je venais de comprendre où Élisabelle m’emmenait…

Là, au milieu du champ de fleurs, se trouvait une statue. Elle représentait un guerrier en armure complète, les mains serrées autour d’une épée monumentale enfoncée dans le sol. Son visage, grave et austère, était si détaillé qu’on l’aurait cru endormi.

Cela aurait pu être ma statue… si j’avais eu les cheveux presque rasés sur les côtés, et le reste sur le dessus noué en queue de cheval derrière ma nuque. J’étais aussi plus grand, et bien sûr plus musclé… que mon grand-père ainsi immortalisé.

Car il s’agissait bien du comte Ciarán d’Abyssombre, premier de ma lignée et fondateur de notre domaine familial.

  • Je ne me souvenais même plus que cette statue existait, ai-je déclaré en observant les alentours.
  • Crois-tu vraiment que c’est quelque chose à dire devant le monument de ton grand-père ? rétorqua Élisabelle d’un ton pince-sans-rire.

Techniquement, cette statue se trouvant sur mon domaine, c’était plutôt mon monument… mais j’estimais qu’il valait mieux ne pas faire part de cette réflexion à mon amie.

  • Tu n’aurais pas préféré arriver ici au sec ? lui ai-je plutôt demandé. Je croyais que tu ne voulais pas abîmer ta coiffure.
  • Pour te faire mordre la poussière, mon garçon, rectifia Élisabelle en défaisant d’un geste ses cheveux avec un petit sourire nostalgique. Ciarán s’en moquerait, lui.

Elle s’approcha de la statue et effleura le visage de marbre blanc avec délicatesse.

  • Il y a… une raison particulière pour laquelle tu voulais que je t’accompagne ici, aujourd’hui ? lui ai-je demandé, ne sachant pas vraiment ce qu’Élisabelle attendait de moi.
  • Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de la mort de ton grand-père, me révéla cette dernière.

J’ai haussé un sourcil de surprise.

  • Je l’ignorais…
  • Ce n’est pourtant pas faute de te le rappeler chaque année… Cela fait neuf-cent quatre-vingt-deux ans exactement que ton grand-père est décédé au combat, et les seuls fois où tu es venus lui rendre hommage, c’est lorsque tu m’accompagnes ici.

Je m’apprêtais à lui répliquer que j’étais bien trop occupé pour me souvenir de cela… mais nous savions tous les deux que c’était faux. La vérité, claire et simple, était que je n’éprouvais qu’une vague considération pour ce grand-père que je n’avais pas connu. Il avait, c’est vrai, bâti notre domaine de ses mains… mais si je n’avais pas été le comte d’Abyssombre, j’aurais certainement fini par devenir un seigneur au moins tout aussi grand, compte tenu de ma puissance naturelle. Alors si je n’éprouvais ni haine ni mépris pour mon grand-père, j’estimais toutefois que je ne lui devais rien… ou presque rien.

  • Tu sais bien que je ne suis pas vraiment du genre « famille », ai-je lâché en détournant les yeux.
  • Je le sais, mon garçon… Et c’est sans aucun doute la faute de ton père, qui n’a pas été capable de vous donner à toi et à tes frères une famille convenable à laquelle te rattacher. Pas étonnant que Kayne et Jondaris aient finis par… mal tourner.

J’ai retenu un grognement agacé. Je n’avais aucune envie de parler de mes frères cadets et de leur traitrise qui entachait toujours ma réputation… ce que Sorticia et Rodrygal ne manquaient pas de me rappeler.

  • Je vais te laisser, déclarai-je en faisant volte-face, prêt à me transformer en chauve-souris pour regagner le château.
  • Reste, me pria Élisabelle. Juste encore un peu.

Après une demi seconde d’hésitation, je suis revenu sur mes pas.

  • Tu sais que cet endroit aurait pu m’appartenir ? reprit mon amie. Après la Conquête, Némésis a accordé à chaque nosferatu le droit de tirer au sort une partie de l’ancien empire atlante. Elle entendait ainsi éviter les disputes territoriales, et accorder à ses plus valeureux sujets la préséance au tirage. Quand ce fut au tour de ton grand-père, il a eu la galanterie de me laisser passer avant lui. J’ai reçu Véresbaba, et il a eu Abyssombre. Beaucoup ont pensé qu’il s’était fait floué, car le domaine était vaste, mais vide et sinistre. Ton grand-père les a tous surpris en faisant de ce désert le domaine le plus riche du Royaume Submergé. Ciarán, lui, connaissait déjà le potentiel de ses terres, et aurait fait n’importe quoi pour les avoir. Il m’a confié plus tard que si j’avais tiré Abyssombre après lui, il aurait demandé ma main sur le champ !
  • Tu le regrettes ?
  • Ce domaine ? Non. J’aime beaucoup Abyssombre, mais Véresbaba me convient mieux. L’océan est tellement morne, ici…

Élisabelle esquissa un petit sourire amusé.

  • En revanche si cela avait décidé ton grand-père à demander ma main… cela aurait été une autre histoire.

J’ai haussé un sourcil surpris. C’était bien la première fois qu’Élisabelle évoquait directement un lien qu’elle n’avait fait que sous-entendre depuis les quatre-cents ans que je la connaissais…

  • Je l’ai aidé à bâtir cet endroit, tu sais ? continua la baronne. C’est lui qui a construit le domaine, mais c’est moi qui l’ai décoré. Si je l’avais laissé faire, il aurait vécu dans un immense bloc de pierres sur lequel il aurait collé ses armoiries, et il aurait eu l’audace d’appeler ça un château...
  • J’aurais bien aimé voir ça, ai-je ricané, avant de me rappeler que j’aurais hérité d’une affreuse demeure si mon grand-père avait concrétisé ses premiers plans. Mais tout compte fait, c’est sans doute mieux qu’il t’ai demandé de l’aide…

Élisabelle me jeta un regard acéré.

  • Tu lui ressemble beaucoup, tu sais ? me dit-elle soudain. Vous êtes tous les deux de fiers guerriers… quoiqu’il était un peu plus discipliné que toi. Il était aussi loyal envers Némésis, mais comparé à toi Ciarán savait tenir son rang. Il ne se laissait pas emporté par ses émotions… et c’était sans plus grande qualité ainsi que son pire défaut.

Élisabelle baissa les yeux, un instant perdue dans ses pensées. Je l’ai laissé réfléchir en silence, curieux de savoir où elle voulait en venir.

  • Ton grand-père et moi… Nous nous sommes connus pendant la Conquête, poursuivit Élisabelle. Et comme nous nous entendions plutôt bien, nous sommes rapidement devenus très… proches.
  • De quel niveau de proximité parle-t-on, là ? l’ai-je interrogé.
  • Nous étions amants.

Il n’y avait aucun courant d’air au Royaume Submergé… et pourtant je jurais qu’une brise glacée venait de m’effleurer la nuque. J’étais à la fois intrigué et méfiant de cette soudaine franchise venant de mon amie, qui plus est sur un sujet qui avait toujours été très sensible pour elle. Pour qu’Élisabelle se décide à être aussi transparente sur son passé, cette conversation devait être bien plus sérieuse que je ne l’aurais imaginé…

  • Dans ce cas, pourquoi ne t’a-t-il pas épousé ? demandai-je en cueillant une fleur blanche. Pourquoi tu n’es pas devenu la comtesse d’Abyssombre ?
  • Parce que ton grand-père était ambitieux. Il avait de grands projets bien définis : il voulait un grand domaine, ainsi qu’une famille nombreuse et puissante qui lui permettrait d’étendre son influence sur le Royaume Submergé. Mais le temps passait, et malgré nos efforts passionnés…
  • …Dont tu m’épargneras les détails, l’ai-je averti immédiatement en grimaçant.

Élisabelle émit un petit rire amusé, qui s’éteignit dès qu’elle reprit :

  • … J’étais semble-t-il incapable d’avoir un enfant. Cela a bouleversé ton grand-père, et cette tension a empoisonné notre relation. Au bout d’un moment, le comte d’Enoména lui a proposé sa fille ainée en mariage… et Ciarán a fini par accepter. D’un point de vue objectif, c’était assurément une excellente alliance diplomatique.
  • Mais il t’a abandonné…
  • Et je lui en ai énormément voulu. Ton grand-père m’a dit que ce mariage ne changerait rien à notre relation… qu’il s’agissait simplement d’assurer sa descendance. Je l’ai bien sûr froidement éconduit. Enfin quand je dit froidement… j’ai bien failli lui arracher la tête quand il me l’a annoncé. Mais j’ai finis par me dire que la meilleure manière de me venger, était de lui montrer que j’étais passée à autre chose. Alors j’ai fini par me choisir un mari à mon tour ; le comte de Clamarine, dont le clan était aussi puissant que les Enoména. Le fait que ton grand-père le détestait était un plus qui, je l’avoue, a sans doute fait pencher la balance en sa faveur… j’ai voulu lui rendre la monnaie de sa pièce !
  • Ça a marché ? me suis-je enquis, imaginant avec amusement Élisabelle trainer son époux devant l’autel rien que pour irriter mon grand-père.
  • Oh oui, crois-moi, m’assura Élisabelle avec un sourire démoniaque. Je me suis mariée le même jour que lui, histoire de gâcher leur mariage autant que possible… Et de ce côté-là, ça a été un succès fou ! J’ai déployé des trésors d’ingéniosité pour semer la zizanie dans leur famille, retarder sa fiancée, décommander leurs invités… J’en ai presque oublié d’organiser mon propre mariage !

Élisabelle s’assombrit.

  • Mais au final, ils se sont quand même mariés… Et pendant des siècles, c’est à peine si ton grand-père et moi nous nous sommes adressés la parole. Je n’avais pas à me plaindre, bien sûr : mon époux était fier de m’avoir comme épouse, et il s’assurait que je sois la comtesse la plus resplendissante de la société nosferatu. Je ne l’aimais pas... mais la vie avec lui n’était pas non plus une épreuve. Seule ombre au tableau ; je n’avais pas d’enfants… toutefois j’avais au moins la consolation de savoir que Ciarán non plus, malgré tous ses efforts.

  • Et ton deuxième mariage ? l’ai-je interrogé. Le frère de ton premier mari qui a décidé de le défier en duel.
  • Humpf, grommela Élisabelle avec dédain. Oui, lui… Il était jaloux de mon mari. Je ne sais pas à vrai dire si c’était le comté ou ma main qu’il désirait le plus, mais il est effectivement allé jusqu’à tuer son frère, en profitant du fait que je passais du temps auprès de la reine à Adamas pour agir. Il s’est toujours vanté de l’avoir vaincu en duel… C’est faux. La gouvernante du domaine a assisté à la scène et m’a tout raconté. Ce traitre a empoisonné son frère pour l’affaiblir, et avec ses deux sœurs ils l’ont attaqué alors qu’il était affaibli pour lui transpercer le cœur. Quand je suis rentrée, mon « beau-frère » m’a accueilli avec les armes et a voulu me contraindre à l’épouser. J’ai refusé, bien sûr. Je n’aimais peut-être pas mon époux, mais j’étais tout de même sa femme… je ne pouvais pas épouser son meurtrier !
  • Tu n’avais pas peur qu’il finisse par te supprimer ?
  • Ha ! Ses deux sœurs auraient bien voulut… elles étaient tellement jalouses de moi. Mais ils savaient que j’étais l’amie Némésis, et que la reine ne leur pardonnerait jamais de m’avoir fait du mal… En plus, l’alliance entre Clamarine et Véresbaba était très profitable à leur famille, alors ils tenaient à ce que nos deux domaines demeurent soudés. La situation aurait put rester ainsi pendant longtemps… si ton grand-père ne s’en était pas mêlé. Malgré ma captivité, j’ai pu envoyer l’une de mes femmes de chambre s’échapper pour aller chercher de l’aide. En allant vers Adamas, elle a traversé le domaine d’Abyssombre et a été interceptée par les soldats de ton grand-père. Interrogée par ses soins, elle lui a révélé ce qu’il se passait à Clamarine… alors Ciarán s’est immédiatement porté à mon secours. Il est arrivé aux portes du domaine, promettant mort à souffrance à ma belle-famille s’ils osaient toucher à un seul cheveu de ma tête. Ton grand-père était tout seul… et pourtant ce sont les murs de Clamarine qui ont tremblé.

A suivre...

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