Chapitre 15 : Des nouvelles du nord, Partie 1
Élisabelle avait beau me reprocher mon entêtement, elle savait se montrer tout aussi catégorique quand elle prenait une décision : plus rien alors ne pouvait la faire changer d’avis.
Elle annonça son intention de partir à Aïna dès le dîner. Ma jeune épouse était visiblement choquée par la nouvelle, néanmoins elle réussit tout de même à afficher un sourire et à lui souhaiter un bon retour. Son enthousiasme était visiblement feint, mais c’était déjà plus que je ne pouvais moi-même faire semblant de ressentir. Irrité par le départ de mon amie, je n’ai fait que participer mollement à la conversation avant d’annoncer que j’allais me coucher sans m’attarder. La nuit passa bien vite.
Trop vite.
Lorsque j’ai retrouvé Élisabelle dans le hall le lendemain matin, les serviteurs étaient déjà en train de rassembler ses bagages. A travers les portes ouvertes du château, j’ai pu apercevoir le vaisseau de mon amie qui attendait à l’extrémité de la passerelle.
- Tu es vraiment sûre que tu ne veux pas au moins rester une journée de plus ? me suis-je enquis avec espoir.
- J’en suis certaine, mon garçon. A vrai dire, je pense que je suis restée plus longtemps que nécessaire. Toi et Aïna n’apprendrez jamais à vivre en couple tant que je serais toujours là pour vous servir de chaperonne. Et alors je n’aurais jamais de filleuls à gâter…
- Mes enfants seront élevés avec discipline, l’ai-je arrêté. Hors de question d’en faire des faibles.
- Je note que tu sembles au moins être plus ouvert sur la question désormais, insinua Élisabelle avec un petit sourire narquois.
J’ai retenu un grognement agacé. Inutile de m’étendre sur le sujet. Élisabelle s’approcha alors et me pressa l’épaule, comme pour me rassurer.
- Ce n’est pas parce que ton père n’a pas su comment élever correctement ses enfants qu’il en sera de même pour toi, m’assura-t-elle.
- Et pourtant malgré tous ses défauts, c’est le seul de notre famille à ne pas avoir comploté contre Némésis, ai-je rétorqué.
- Ciarán n’a pas comploté contre Némésis, me répliqua Élisabelle avec froideur. Il a voulu tuer Dolosys par amour pour moi.
Tuer l’héritier du trône Nocturii revenait à comploter contre la Reine de la Nuit… mais à quoi bon le faire remarquer à Élisabelle qui défendrait bec et ongle la mémoire de mon grand-père ? Je ne voulais pas me disputer avec elle, et surtout pas pour si peu.
- Je sais que tu n’as pas eu le meilleur exemple de famille unie dans ton enfance… concéda mon amie en adoucissant sa voix. Mais je suis certaine que tu finiras par comprendre qu’il n’est pas nécessaire que celle que tu vas fonder avec Aïna soit aussi… catastrophique.
- J'ai besoin de toi pour cela, lui ai-je lancé d’un ton accusateur.
- Non. Tu as besoin de toi, mon garçon. C’est toi l’époux d’Aïna, celui qui va devoir fonder une famille avec elle. Je te connais depuis que tu es né, Forlwey, et je sais que tu es capable de faire marcher ce mariage si seulement tu t’en donnes les moyens ! Si tu n’y arrives pas… personne ne le pourra à ta place.
Je m’apprêtais à répliquer, quand mon sixième sens m’avertit soudain de l’approche d’Aïna. Élisabelle dû la ressentir également, car nous nous sommes tournés d’un même mouvement vers l’escalier principal d’où venait d’apparaître la fée.
Cette dernière, ses ailes de libellule scintillantes dans son dos, vola par-dessus la balustrade et atterrit en douceur devant nous. Dernièrement, Aïna avait pris l’habitude d’être présentable et s’était mise à porter des chaussures sans que j’ai à le lui rappeler. C’était bien la preuve que les leçons d’Élisabelle pour civiliser ma sauvageonne d’épouse portaient leurs fruits… Mais maintenant qu’elle ne sera plus là pour l’encadrer, qu’allait-il se passer ?
- Je suis heureuse d’être arrivée à temps pour te dire au revoir, déclara Aïna en prenant les mains de mon amie dans les siennes. J’avais si peur de te manquer !
- Je ne serais pas partie sans te saluer, ma fille, répondit Élisabelle. J’attendais que tu te réveilles.
Aïna me jeta un bref regard en coin avant de murmurer à la baronne, comme si je ne pouvais pas les entendre distinctement malgré tout :
- Je comprends ton besoin de rentrer, mais es-tu sûre que c’est une bonne idée de nous laisser seuls ?
« C’est ce que je me tue à lui dire » ai-je grommelé intérieurement.
- Ne t’en fait pas, la rassura Élisabelle en lui caressant affectueusement la joue. Tout se passera bien. Il vous suffit d’être à l’écoute l’un de l’autre et de vous montrer compréhensifs. Je compte aussi sur vous pour continuer vos entraînements de danse.
Je n’ai pas réagi, me contentant de croiser les bras. « Il vous suffit » était une bien grande exagération quand on connaissait la capacité de mon épouse à me faire sortir de mes gonds. Sans Élisabelle pour la canaliser… je craignais qu’elle reprenne son attitude rebelle.
L’un des serviteurs, un jeune garçon portant une livrée aux couleurs de Véresbaba, s’avança devant Élisabelle :
- Tout est prêt, Madame, lui annonça-t-il en inclinant respectueusement la tête.
- Bien. Partons, dans ce cas.
Élisabelle se détacha gentiment de l’étreinte d’Aïna et franchit les portes d’Abyssombre avec son serviteur. Elle se retourna une dernière fois pour nous saluer avec un sourire encourageant :
- Au revoir, mes enfants. Nous nous reverrons pour le bal de Sa Majesté.
Aïna et moi lui rendirent sans conviction son salut, tandis que les portes d’Abyssombre se refermèrent sur elle.
J’ai observé un instant mon épouse, méfiant. Qui pouvait savoir quel plan abracadabrant fourmillait déjà dans son esprit rebelle ? Allait-elle fomenter une grève des esclaves ? Elle en serait bien capable…
Aïna croisa alors mon regard, une lueur de méfiance et d’effroi brillant dans ses yeux… comme si elle s’attendait à ce que je m’en prenne à elle à tout instant.
- J’ai du travail, lâcha-t-elle en s’éclipsant rapidement telle une biche effrayée.
Je l’ai regardé partir en silence, sachant très bien ce qui se passait dans sa tête. Maintenant qu’Élisabelle n’était plus là, Aïna semblait s’être rappelée notre nuit de noce et le moment où je lui avais rappelé qui commandait cette famille. D’un côté, cela me rassurait sur sa docilité, car cette peur la dissuaderait de me défier à nouveau. Cependant d’un autre côté… son insécurité risquait de mettre une nouvelle distance entre nous, au moment même où nous parvenions enfin à nous rapprocher.
Il fallait que je trouve un moyen de combler cette distance… mais la dernière fois que j’avais fait preuve de miséricorde avec les esclaves des mines, elle en avait profité pour me désobéir. Hors de question de tolérer un nouvel écart de ce genre. Comment pourrais-je me rapprocher d’elle sans pour autant lui montrer une faiblesse dont elle pourrait tirer profit ?
Je savais qu’il serait bientôt nécessaire d’avoir une conversation avec mon épouse concernant notre nouvelle vie commune sans Élisabelle… mais pour l’instant, garder nos distances me semblait préférable.
***
- Je les ai sélectionnés moi-même, Monseigneur, indiqua Syrke, le chef de ma garnison.
Nous étions en train de passer en revue les nouvelles recrues qui viendraient renforcer la garnison d’Abyssombre. Bien sûr, ma puissance et ma réputation étaient amplement suffisantes pour assurer la protection de mon domaine. Néanmoins comme je n’avais ni le temps et ni surtout l’envie de surveiller les moindres recoins de mon vaste territoire, mes gardes assuraient cette corvée à ma place. C’était également une question de prestige : un nosferatu digne de ce nom se devait d’avoir sa propre armée personnelle, qu’il puisse envoyer à tout moment écraser ceux qui osaient défier son autorité… ou qu’il n’aimait tout simplement pas.
Certains nosferatus avaient également reçu un bataillon des shinobis de Némésis pour mieux protéger leur domaine. Il s’agissait le plus souvent de territoires bordant les frontières du Royaume Submergé, ce qui justifiait une protection renforcée contre d’éventuelles incursions externes : il pouvait s’agir de rebelles atlantes, d’espions de Dracula et des autre Seigneurs Primordiaux… ou bien même d’une naïve petite fée venue chercher un cristal quelconque.
- Ils m’ont l’air solides.
Droits dans leur uniforme et les mains serrées dans leur dos, ils regardaient devant eux avec la rigueur d’une statue. Au moins, ils étaient disciplinés… contrairement à mon épouse.
- Mais le sont-ils réellement ? ai-je poursuivi en élevant la voix afin que tous m’entendent. Servir dans la garde du comte d’Abyssombre est un privilège qui n’est réservé qu’aux meilleurs.
Je me suis mis à passer dans les rangs en scrutant attentivement le visage de chacune des recrues, cherchant à y déceler la moindre trace de faiblesse.
- Vous êtes des servilis ; autant dire que l’uniforme que vous portez a plus de valeur que votre pitoyable vie. Mais vous avez l’occasion de vous élever au-dessus de votre condition. En tant que soldat de ma garde, vous serez nourris et logés ici même à la caserne. Vous aurez une paillasse, plutôt que de dormir à même le sol avec les autres esclaves des mines et des usines. C’est la meilleure chance qu’il vous soit donnée pour améliorer votre existence. Cependant, ce privilège a un prix : votre loyauté indéfectible à Abyssombre. Ma garde est une unité d’élite, digne de rivaliser avec les shinobis de Sa Majesté.
C’était malheureusement une exagération. Les shinobis de Némésis étaient des soldats parfaits : de véritables machines à tuer qui n’avaient aucun sentiment, si ce n’est leur loyauté envers la reine. C’est pourquoi recevoir de sa part un bataillon de ses féroces guerriers était un immense honneur… que je n’avais jamais obtenu. Clairecorail longeant la frontière du Royaume Submergé, Rodrygal avait obtenu une escouade de shinobis pour l’aider à garder ses frontières, privilège qu’il ne manquait pas de me rappeler à l’occasion.
Je m’étais donc fait un point d’honneur à faire de ma garde une force rivalisant de prestige avec les soldats de la reine, histoire de montrer à tous mes rivaux que ma puissance ne dépendait pas de ses faveurs. Toutefois si mes gardes étaient d’excellents combattants, j’étais malheureusement encore bien loin de créer le soldat parfait… Peut-être devrais-je faire comme Némésis et commencer à former les enfants dès leur plus jeune âge ? Mais combien de temps cela me prendrait pour avoir des guerriers aptes au combat ?
- Faites honneur à ma maison, ai-je repris en chassant ces sombres pensées. Et vous en serez récompensés. Déshonorez-là… et je m’assurerai que ce sera la dernière action de votre misérable existence.
Tout en disant cela, je me suis arrêté devant une jeune recrue dont je sentais la nervosité. Face à mon regard insistant, son visage de marbre commença à se craqueler… et ses lèvres esquissèrent un spasme musculaire qui aurait pu passer pour l’ombre d’un sourire. Il se reprit aussitôt, mais la peur qu’il y avait désormais dans son regard contrastait avec la satisfaction du mien.
Il avait fauté… et j’allais pouvoir faire un exemple de lui.
A suivre...
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