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Restaurant le Remor, 1er février 2019
- J'ai promis à Sylvie Delcourt de lui rendre visite cet après-midi. Tu veux pas m'accompagner? Ta présence allégerait un peu l'ambiance. Il y aura son mari...
Elena regardait son amie. Elle semblait un peu surprise, gênée.
- Tu veux que je vienne, mais je la connais à peine...
- Oh ! Tu as déjà discuté avec elle ! À plusieurs occasions.
Effectivement, Elena, part sa forte amitié avec Elizabeth, avait des relations avec certains des sept sages, ceux que la conseillère appréciait le plus. Elle avait du discuter avec Sylvie Delcourt quelques fois.
- En tout cas, elle se rappelle de toi ! L'autre jour elle a vanté notre amitié ! Elle m'a avoué qu'elle aurait eu besoin d'une telle amitié en ces moments difficile. Son mari vient de se faire mettre des yeux de verre et ça a été un de ces chocs pour elle. Les yeux c'est la partie de ton corps qui te définit peut-être le plus. La fenêtre de l'âme disent certains.
- Oui, je veux bien le croire, confirma Elena en se tournant vers la serveuse du Remor pour lui commander une bière pression.
- Une bière à cette heure ?! ( il était 14h00).
- Ben oui ! Il faut bien me donner du courage. Je dois aller voir une femme en dépression avec un mari avec des billes à la place des yeux !
Elizabeth fut ravie :
- T'es chic ! Merci ! Vraiment !
Sylvie Delcourt et son mari habitait dans le quartier du collège Calvin, dans un magnifique appartement en attique. Elizabeth et Elena s'y rendirent en tram. Dix minutes après avoir réglé leur repas de midi au Remor, la conseillère d'État appuya sur la sonnette de l'appartement 12. Quelques secondes plus tard Sylvie déverrouilla la porte principale de l'allée. Le garde du corps de madame Delcourt, posté devant la porte, n'avait pas opposé de résistance. Il avait reconnu Elizabeth Page, et celle-ci avait présenté Elena Pericolo, une grande amie avait-elle précisé. Elizabeth sonna à la porte et entra sans attendre que Sylvie ne vienne lui ouvrir. C'était comme cela que l'on faisait pour ne pas déranger une personne qui devait sûrement se trouver couché dans le canapé du salon, sous une couverture, en proie à des questionnements épineux sur le sens de la vie, une tasse de thé posée sur le guéridon.
- Je suis dans le salon, appela la cheffe du DIP d'une voix un peu faible et fatiguée.
Les deux entrèrent dans le salon et Sylvie fut surprise, agréablement apparemment :
- Mais tu as amené ton amie, quelle bonne idée, s'exclama-t-elle tout en se mettant en position assise dans le canapé, réajustant la couverture et s'appuyant contre le dossier. Fais comme chez toi, Liz, tu sais où se trouve les choses, je suis trop fatiguée pour te servir...
- Pas de problèmes, Sylvie. Elena, tu veux quoi ? un café ? Un thé ?
- Une verveine, si c'est possible.
- La verveine est dans l'armoire de droite, au-dessus de l'évier, répondit Sylvie qui avait entendu la question d'Elena.
La voisine de Hans admirait la vue. On voyait même un bout de lac. Elle en fit la remarque. Mais on sentait que c'était un peu forcé. Elle était très tendue et mal à l'aise. Elizabeth qui la connaissait très bien, le constata tout de suite et le lui dit lorsqu'elle l'avait rejointe à la cuisine :
- Mais détends-toi ! Elle va pas te manger !
- Je la dérange. Je le sens bien. Elle fait juste la polie.
- Non non non...je la connais trop bien...elle t'aime bien...et ça lui fait vraiment plaisir que tu sois là ! Des propos qui semblèrent rassurer quelque peu son amie.
Elizabeth prenait son courage à deux mains, et questionna directement la chef du DIP :
- Sylvie, dis-moi. Comment ça va ? Comment va Jean ?
Celle-ci regardait par la fenêtre, puis posa sa tasse de thé sur le guéridon. Et répondit, avec la sorte de volonté stakhanoviste de la politicienne qui en veut, et qui était la caractéristique qui la définissait jusqu'à ce 23 novembre 2018 où toute sa vie bascula, s'ébranla, où toute cette volonté était mise à mal, comme si tout d'un coup tout lui semblait totalement vain, inutile, et où toute notion de projets, d'actions, idées, entreprises vouées au néant. Laissons juste l'air entrer dans nos poumons en ressortir, y entrer de nouveau, en ressortir, jusqu'à ce que ce mécanisme de la vie s'arrête. Mais c'était mal connaître Sylvie Delcourt que de croire que cet état allait prendre ses quartier, définitivement, en son être :
- Cela fait deux mois et une semaine que « E » a crut bon s'ingérer dans ma vie, la vie de ma famille. Mais le temps est un sacré réparateur. Il permet de cicatriser bien des plaies, à condition de ne pas gratter celle-ci en permanence...
Elizabeth sourit. Elle aimait cette formulation. Tandis qu'Elena buvait à petite gorgée régulière sa verveine, le regard distant. Elle ne prenait pas parti. Et ne voulait pas que Sylvie s'en rende compte. Ce n'était pas le moment d'un débat sur la pertinence du combat de « E ».
- Il faut continuer à vivre, Elizabeth, Elena ! reprit Sylvie le ton ferme.
Et comme pour corroborer son discours, Jean apparut. Lunette noire, canne blanche, il avançait lentement, et tâtonnant il trouva son fauteuil, s'y assit, devant l’œil médusé d'Elizabeth. Elle connaissait Jean. C'était un bel homme, dynamique, aussi volontaire que sa femme. Brillant intellectuel et Elizabeth était choquée de le voir ainsi diminué. Que de choses de sa vie disparaissaient suite à ce drame. Elena devint encore plus distante. N'était presque plus là. Jean parla :
- J'ai reconnu ta voix Elizabeth. Je suis content que tu sois venue. Mais qui t'accompagne ?
- Elena, ma meilleure amie, fit Elizabeth.
- Je la connais ?
- Je sais pas si tu l'as déjà vue...
Elizabeth se mordit la langue. Quelle choix de verbe malencontreux !
- Non. Je ne pense pas, intervint Sylvie. Elena restait muette.
- Que faites-vous, lui demanda Jean.
- Je suis prof de chimie.
- À quel niveau ?
- Au collège de Saussure.
- Peut-être qu'on s'est déjà croisé...
- Oui. Peut-être.
Elizabeth souriait à Elena. Elle était si tendue et distante. Mais elle la connaissait. C'était son caractère. Elle n'aimait pas les discussions banales, les échanges polis. Et contre tout attente, Jean enleva ses lunettes. Elizabeth devait retenir ses larmes. Jean avait eu de si beaux yeux, que de les voir être remplacé par ces prothèses en verre, certes techniquement très bien réalisé, la secouait profondément. Et l'obligeait à compatir furieusement. Sylvie perdait également la vue. La vue sur son mari. Elena regardait le fond de sa tasse de thé vide.
Sylvie changea de sujet de discussions :
- Jamais je n'aurais pensé qu'un jour Jean Walder soit conseiller d'État ! Elizabeth se mit à rire, et secrètement remercia sa collègue de parler boulot :
- Oh oui ! Mercredi c'était quelque chose ! La pire séance du conseil d'État que j'ai jamais vécue!
Elena Pericolo put se joindre à la discussion et ne plus regarder le fond de sa tasse vide :
- Ah oui ?! C'était comment ?
- Horrible, fit Sylvie. Elizabeth corrobora :
- Morbide ! D'un côté, nous venions de perdre un collègue, un ami même pour certains.
- Patrick était vraiment mal, il était autant ami avec François que toi avec Elena je pense, fit Sylvie.
- C'était morbide et surréaliste, insista Elizabeth. On venait d'enterrer François lundi, et la veille on avait appris qu'il fallait dorénavant que nous travaillions avec les ténors de GDA, Jean Walder et Freuli Abgunz.
- Et la réunion ! Jean a sut garder un peu de savoir-vivre. Mais mademoiselle Abgunz ! Mon dieu !
- Elle n'est pas mariée ? demanda Elena.
- Qui voudrait d'elle ? répondit du tac-au-tac Sylvie. Alors elle était là ! Souriante ! Comme si de rien n'était ! Comme si la seule chose qui comptait était son élection ! Deux conseillers d'État ont été assassinés ! Des innocents l'ont également été, au delà de nos frontières ! Par une folle, déséquilibrée, qui est en train, parce que on n'a pas encore réussi à mettre la main sur elle, de retourner la république et son gouvernement comme une crêpe ! Mais elle n'en a cure !
- Mais peut-être est-elle compétente ? fit Elena. Si le peuple l'a élu, ce n'est peut-être pas pour rien ?
Elizabeth sourit. Et était en même temps un tout petit peu mal à l'aise. Elena ne pouvait pas faire de compromis dans une discussion. Et c'est cela qui l'a rendait si attachante. Mais là. Ils étaient en compagnie de deux victimes directes de « E ». Jean avait perdu la vue, Sylvie devait faire le deuil d'une vie normale. Et le responsable de cette situation était « E ». Elena pouvait s'approcher par son attitude sans compromission des revendications de « E ». Elena pouvait, maladroitement, se révéler défenseur des idées de « E », puisqu'elle, elle n'était de loin pas la seule, les sondages de la Tribune de Genève en faisaient foi, estimait que le gouvernement était responsable de la situation actuelle. Et même Elizabeth avait avoué publiquement qu'effectivement une attitude attentiste du gouvernement genevois, un certain laxisme sur les questions de l'emploi, avait pu avoir une fonction embryonnaire dans la création de la folie, car c'était bien de la folie, de « E ». Certains parlaient même de « E » comme du Joker des comics américain ! Transposé au centre du vieux continent !
- Peut-être qu'elle va avoir la poigne nécessaire pour mettre de l'ordre dans tout cela ?! ajouta Elena.
- Et enfermer « E » à Champdollon ! affirma avec force et véhémence Sylvie.
La conseillère avait tiqué. Elizabeth l'avait remarqué. Et Elena avait perdu des points dans l'estime de madame Delcourt. Estime de toute façon un peu surfaites. Sylvie ne connaissait pas Elena. Ce n'était qu'essentiellement projections de sa part. Elle avait envie de voir Elizabeth avoir une si belle relation d'amitié. Comme des fois on peut avoir envie de voir des inimitiés. Pour scénariser nos existences.
- Je sais que cela n'a pas de sens, intervint Jean, mais il y a des jours où je peux comprendre que l'on puisse souhaiter la réintroduction de la peine de mort.
Des larmes coulèrent sur les joues de Sylvie.
- Ce n'est pas la solution, mon amour, fit-elle en lui prenant la main.
Jean remit ses lunettes:
- Oui. Tu as entièrement raison, Sylvie. Mais je dis, comprendre que l'on puisse à des moments le souhaiter. Il y a des instants où je souhaite la mort de « E ». Que si elle était là, devant moi, je la tuerais sans hésiter. Œil pour œil ! Même si intellectuellement je déteste cette idéologie.
Elena se leva.
- Je suis désolée. Mais je ne vais pas vous déranger davantage. Mais le travail m'attends.
Elizabeth se voyait un peu forcée d'imiter son amie et se leva également:
- Oui. Moi aussi.
Deux minutes plus tard, les deux amies se trouvaient dans l'ascenseur.
- ça devenait lourd quand même, Liz, fit Elena.
Elizabeth la regardait, et comme elles étaient de grandes amies, et que les grandes amies se disent en principe tout :
- Mais tu n'as pas fait beaucoup d'effort pour qu'il en soit autrement...
- Tu me connais.
- Oui. Mais quand même. Tu n'es pas obligé de dire tout haut tout ce que tu penses.
- Et pourquoi pas ?
- Parce que il y a l'existence de l'empathie, ma chère. C'est horrible ce que Sylvie et son mari vivent. L'épreuve qu'ils traversent. Et je salue leur courage. Mais on n'est pas obligé de leur rendre cette épreuve encore plus pénible en défendant presque la personne responsable de leur malheur ! Chez eux, dans leur salon.
- Eh bien, tu n'aurais pas du m'inviter, alors !
Rez-de Chaussée, la porte de l'ascenseur s'ouvrit, et les deux femmes sortirent de l'immeuble.
- Allez à plus ! fit Elena.
Le ton était froid. Sec. Elizabeth rentra chez elle à pied. L'esprit un peu perturbé. Ce n'était pas la première fois qu'elle s'écharpait avec Elena. Mais allons. Dans deux jours se serait oublié. Et puis Elena avait raison. C'était sa faute. Elle avait tellement tenu à la présence de son amie. Alors qu'elle savait l'impartialité être LE trait de son caractère. Que même les crimes les plus odieux de l'humanité ne l'étaient pas tant que cela. Selon Elena.
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