Le sang s'éveille

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Nichée au cœur des bois ardents, bien à l’abri derrière les feuillages éternels rouge et or, l’académie d’Ignis brillait de mille feux en cette journée de printemps. Les pierres blanches côtoyaient les impressionnantes verrières elfiques pour former un ensemble de tours qui étincelaient sous les soleils jumeaux, et montraient au monde l’entente humaine et elfique.

Symbole puissant de l’empire, et de la magie, elle abritait en son sein aspirants chevaliers-mages et chercheurs, tous réunis en ce haut lieu de magie, afin d’apprendre à la maîtriser.

Et parmi eux, dans une de ces tours, se trouvait Anasteria. La jeune étudiante n’ambitionnait qu’une seule chose : devenir chevalière-mage. Depuis qu’elle avait mis un pied à l’académie, elle ne pensait qu’à l’adrénaline des combats, l’appel de l’aventure, la découverte du monde par-delà les frontières d’Ignis. Et tandis que son regard se perdait dans les bois qu’elle voyait à travers la fenêtre, elle se mit à imaginer son futur dans l’empire, à chasser les ombres, pourfendre l’inquisition —

— Mademoiselle Horne !

Les divagations de la jeune étudiante se stoppèrent dès que la voix forte de sa professeure la ramena à la réalité. Son regard émeraude quitta les bois pour se poser sur elle. Dire que sa professeure, Iselia de son nom, semblait sévère sonnait comme un euphémisme. Anasteria se trouvait depuis moins d’un an dans cette académie, et pourtant, elle avait très vite appris à ne pas s’attirer le courroux de cette femme. Elle portait constamment son uniforme de professeure-mage aussi rouge-écarlate que le soleil Nisc. Sur sa poitrine, un seul vestige de son passé de chevalière-mage subsistait ; ses médailles d’honneurs dorés. Ses longs cheveux bruns remontaient en un chignon serré, et dévoilaient quelques fines cicatrices nichées dans son cou, vestiges de ses précédents combats. Et pour compléter ce tableau, ses yeux sombres transperçaient l’âme d’Anasteria à chaque fois qu’ils se posaient sur elle. Iselia attendait quelque chose d’elle, mais n’ayant rien écouté, la jeune étudiante feint l’ignorance, et sa main vint jouer nerveusement avec sa chevelure rousse.

— Oui ? demanda-t-elle d’une voix faussement fluette.

— La réponse. Maintenant.

— Hum… 

Désemparée, Anasteria jeta un bref coup d’œil à sa droite, où se tenait son fidèle camarade, Johan. Johan c’était son inébranlable acolyte, son duo durant les exercices, son partenaire de crime lorsqu’elle avait une idée saugrenue en tête. Depuis qu’elle était arrivée à l’académie, elle avait noué une relation particulière avec cet orphelin qui venait du royaume ennemi : Méridie. Et même si en raison de son origine, il avait le droit de se trouver ici, Johan avait du mal à s’intégrer. C’était sans doute la raison pour laquelle, lui et Anasteria s’entendaient bien. Johan portait sur lui les traits caractéristiques des Méridiens : des cheveux courts noir corbeau, des yeux tout aussi sombres qui étaient légèrement bridés, et une peau blanche qui contrastait avec celle un peu plus halée des Iniscans. Et surtout, il avait renoncé à son nom de famille, ainsi tout le monde savait qu’il ne venait pas de cet empire. Anasteria, qui avait habité un village perdu où la magie n’existait que dans les contes, se sentait comme lui en dissonance par rapport aux autres élèves. Elle avait l’impression que tous les deux voguaient dans les couloirs au milieu des enfants nobles, issues de haute lignée de mages, et des Iniscans qui avaient toujours côtoyé la magie. En résumé, Johan était un ami sur lequel Anasteria pouvait compter, sauf en ce moment. Johan lui adressa en guise d’aide un simple sourire compatissant, et un haussement d’épaules. Le silence qui régnait sonna comme une réponse aux oreilles d’Iselia.

 — Comme d’habitude, soupira-t-elle. Quand allez-vous vous décider à écouter ? Quelqu’un peut répondre à la place de mademoiselle Horne ?

Une main se leva, et Anasteria esquissa aussi vite une grimace. Évidemment ! Qui d’autre hormis Yvona Voxan Eis allait répondre ? Qui d’autre voudrait briller et étaler son intelligence aux yeux de tous, en particulier d’Anasteria ? Cette dernière échangea un regard lourd de sens avec Johan qui fronça les sourcils.

— Mademoiselle Eis ?

— Les cauchemars résultent d’esprits déformés par les sentiments humains. Ils se nourrissent de leurs rêves jusqu’à devenir tangibles dans notre monde. 

Anasteria se contenta d’un soupir à peine audible et roula les yeux. Comme d’habitude, sa voix ne bafouillait pas : claire, limpide et forte, à l’image de sa posture droite et sévère. Si Anasteria possédait un contraire dans ce monde, il était personnifié en Yvona. Là où Anasteria faisait preuve d’impulsivité, Yvona restait calme. Là où Anasteria racontait une histoire avec passion et mouvement, Yvona écoutait en silence. Ce contraste pouvait se retrouver jusque dans leur apparence. Les cheveux blonds d’Yvona semblaient toujours impeccablement coiffés, là où Anasteria attachait les siens en vitesse après s’être levée encore une fois en retard. Et ses yeux bleus profonds ne dégageaient aucune chaleur au contraire de ceux émeraude d’Anasteria, remplis de malice. Tous les opposés. Et le fait qu’elles devaient partager une chambre n’aidait en rien leur relation.

Anasteria ne pouvait pas vraiment dire qu’elles ne s’entendaient pas. Pour se disputer, elles devaient communiquer. Or Anasteria pouvait compter sur ses doigts le nombre de fois où sa colocataire avait daigné lui adresser quelques remarques. Et toutes portaient sur le fait qu’Anasteria semblait trop bruyante.

Yvona tourna légèrement sa tête pour lancer un coup d’œil curieux à Anasteria. Cette dernière avait souvent du mal à deviner les pensées de sa colocataire tant elle n’exprimait rien sur son visage. Mais cela ne l’empêcha pas de soutenir son regard et de la défier. Tout le monde, des professeurs aux élèves, considérait Yvona comme un prodige de la magie, sans compter qu’elle venait d’une noble et puissante famille. Mais l’égo d’Anasteria refusait de plier devant quiconque, et surtout elle. Qu’importe les capacités ou le savoir d’Yvona, elle n’impressionnait pas Anasteria, et cette dernière était bien décidée à lui montrer. Anasteria ignora pendant combien de temps ce petit jeu dura, mais Yvona se lassa et se tourna de nouveau vers Iselia, sans une expression de plus.

— Vraiment adorable ta colocataire, souffla Johan dans un murmure.

Anasteria ne lâcha qu’un grognement d’approbation, puis elle croisa ses bras sur sa table avant de reposer sa tête dessus. Elle se plaignait suffisamment d’Yvona auprès de Johan pour ne pas se lancer dans une énième discussion à ce sujet.

— Les cauchemars vivent la plupart du temps dans le Dörmanlain, l’autre côté, reprit Iselia. Cependant, ils arrivent à communiquer avec nous lorsque la séparation entre nos deux mondes s’affaiblit. Plusieurs phénomènes peuvent expliquer cela. Mais la plus commune reste la manipulation intense d’énergies magiques au même endroit. Bien sûr, nous pouvons aussi appeler ces esprits grâce à des rituels. Inutile de vous dire que le Collège des mages l’interdit catégoriquement.

Anasteria tenta de réprimer un bâillement, en vain.

— Lorsqu’un cauchemar atteint sa forme finale, il peut passer dans notre monde. Et ensuite, il tuera jusqu’à ce qu’on décide de s’en occuper. Vous commencerez sans doute votre carrière par là. Mais ne faites pas preuve d’inconscience, prévint Iselia. Ils restent dangereux, et j’ai vu plus d’un mage mourir face à eux. 

Anasteria se sentait doucement fusionner avec sa chaise, accablée par le poids de l’ennui. Les cours théoriques demeuraient la partie de son apprentissage qu’elle détestait le plus, tout le contraire de la pratique. Anasteria avait toujours eu des problèmes de concentration, et pour cette raison, elle aimait cent fois plus les exercices pratiques dans les bois, à essayer de lancer des boules de feu. Son regard se perdit de nouveau à travers la fenêtre. Et elle se mit à fixer à point brillant rouge à l’horizon juste en dessous des soleils jumeaux : le cristal d’Astela. Fruit de la technologie elfique, ce cristal de magie pur surplombait la capitale du même nom, située à plusieurs kilomètres d’ici.

Elle se mit à rêver, à espérer qu’un jour elle puisse enfin se rendre à l’immense ville. Dans son petit village de pêcheurs qu’était Islac, la magie n’existait pas. Elle appartenait aux contes, et aux histoires, et semblait toujours si lointaine et inaccessible. Anasteria se trouvait être la seule mage à venir de ce coin reculé depuis des siècles. Désormais, elle brûlait de découvrir le continent au-delà de sa petite presque ile. Elle voulait devenir chevalière-mage et parcourir le monde pour comprendre la magie, pour sauver les gens. Revêtir l’uniforme bleu serait à ses yeux, le plus beau des honneurs. Même si elle ne venait pas d’une famille de mage, elle passerait sa confirmation, et quitterait cet endroit pour affronter les dangers. Elle arpenterait les plaines qu’elle a entendues en conte, pourfendrait les ennemis de l’empire, et éclairerait un peu plus les noirceurs de son monde, tout comme l’héroïne de son enfance, Lucia Trivaly.

***

La fin du cours sonna comme une libération pour Anasteria et elle s’empressa de quitter la salle, avec Johan sur ses talons. Lui aussi ne cachait pas son soulagement. Il étira ses bras au-dessus de sa tête et poussa un long soupir.

— Quel cours ennuyeux ! J’ai cru que j’allais m’endormir, gémit-il.

— Encore une mauvaise nuit ?

Ce n’était pas la première fois que Johan se plaignait de son sommeil. Ces derniers temps, son ami, d’habitude si énergique, semblait éteint, et il se lamentait presque quotidiennement de ses nuits courtes. Et l’inquiétude d’Anasteria devenait proportionnelle à la taille des cernes de Johan.

— Es-tu allé voir Apell ? Elle pourrait t’aider.

— Elle m’a donné quelque chose, une potion à prendre avant de dormir. Ça ne marche pas vraiment pour l’instant.

Johan poussa un bâillement, et ses yeux luttaient pour rester ouverts.

— Honnêtement, je ne comprends pas pourquoi je dors si mal. Je m’effondre pourtant comme une masse dans mon lit !

Anasteria se mordit la lèvre inférieure, et avant qu’elle ne puisse s’empêcher, les mots sortirent de sa bouche.

— Est-ce que c’est à cause de tes cauchemars ? Tu sais…

Anasteria retint un souffle. Elle n’aimait vraiment pas discuter de cela avec Johan. Elle savait pertinemment que la mort de sa mère le hantait encore et il ne voulait pas vraiment en parler. C’était toujours trop frais pour lui. Pourtant, il réfuta doucement de la tête.

— Je ne rêve pas, répondit-il. Ou alors je ne me souviens pas.

Une curieuse sensation noua les tripes d’Anasteria. Elle ne pouvait pas l’expliquer, mais ce sentiment s’amplifiait de jour en jour. Son instinct lui-même venait lui susurrer que quelque chose n’allait pas, mais sans qu’elle puisse en comprendre toute la portée. Ce n’était pas nouveau. Anasteria avait grandi avec cette habitude d’avoir ses sens en alerte, mais depuis quelques jours, il devenait progressivement plus présent. Elle décida cependant de l’ignorer, et poursuivit avec Johan la suite de ses cours.

Lorsque le soir arriva enfin, et que son souper fut englouti, elle laissa Johan regagner les dortoirs. La fatigue se lisait de plus en plus sur son visage, et Anasteria ne pouvait qu’espérer que cette nuit puisse lui apporter du repos. Une fois dans sa chambre, l’ambiance glaciale habituelle régnait toujours. Anasteria décida de s’asseoir en tailleur sur son lit. Non loin d’elle, Yvona travaillait à son bureau. Et lentement, Anasteria entendit les bruits de couloir diminuer au fur et à mesure que l’heure s’avançait. Elle avait ouvert un grimoire qu’elle laissait reposer sur ses genoux. Mais malgré toute sa bonne volonté pour étudier, elle ne parvenait pas à se concentrer. Ses yeux passaient et repassaient sur les phrases sans en comprendre le sens. Son esprit vagabondait encore et encore et l’empêchait de lire. Elle reporta son attention sur Yvona qui lui tournait le dos. Les mains d’Anasteria commençaient à jouer nerveusement avec les pages de son livre alors que l’idée d’engager la conversion apparaissait dans son esprit.

— Qu'est-ce qu’il y’a, Anasteria ?

Yvona n’avait même pas pris la peine de lever ses yeux de son propre grimoire en posant la question. Et Anasteria se figea sur place. Ce n’était pas la première fois qu’Yvona sentait le regard d’Anasteria sur elle sans même se tourner, mais cela impressionnait toujours la jeune adolescente.

— Tu sais, bafouilla Anasteria, tu peux m’appeler Ana. Tout le monde m’appelle Ana. Sauf ma mère. Enfin, si. Disons qu’elle m’appelle Anasteria lorsque j’ai fait une bêtise et qu’elle va me punir pour les trois prochains mois parce que j’ai envoyé ma sœur dans le purin.

Yvona se tourna lentement et leva un sourcil alors qu’elle regardait Anasteria en silence. Elle divaguait, encore. Dès qu’elle angoissait, ou stressait, elle avait une certaine tendance à parler vite, et pour rien. Et face à Yvona, ce tic semblait particulièrement tenace. Les lèvres d’Anasteria se serrèrent en une fine ligne pour empêcher d’autres de mots de sortir. Après plusieurs secondes dans un lourd silence, Anasteria murmura :

— Pardon, je ne voulais pas divaguer à ce point.

Yvona, imperturbable, continuait de fixer Anasteria, sans doute dans l’attente d’une vraie réponse. Elle devait le reconnaître, sa colocataire avait une patience assez incroyable avec elle. Elle attendait toujours qu’elle finisse ses bafouillis, contrairement à sa famille.

— Je voulais te poser à une question, avoua Anasteria. Sur les cauchemars.

Yvona ne cacha pas sa surprise. Elle fronça les sourcils et se tourna complètement pour faire face à Anasteria, encore assise sur son propre lit.

— Es-tu en train d’étudier ? demanda-t-elle.

— Tu demandes ça comme si c’était incroyable, grommela Anasteria.

— Un peu. Admets que tu n’es pas une élève studieuse.

— Je peux l’être ! s’offusqua la jeune fille. J’ai juste des problèmes de concentration.

— Sans blague.

Anasteria croisa les bras, outrée par les paroles d’Yvona. Elle fronça les sourcils et fut surprise de voir un petit sourire en coin chez Yvona. Elle avait du mal à croire que sa colocataire se moquait d’elle en ce moment même.

— Si tu ne veux pas m’aider, dis-le, soupira Anasteria.

— Pose ta question.

Anasteria regarda de nouveau le livre ouvert sur ses genoux.

— Comment sait-on qu’on est victime de cauchemar ?

— C’est dur à déterminer, expliqua Yvona dans un haussement d’épaules. De ce que j’ai compris, la proie souffre seulement de fatigue. Et aussi d’absence de rêve. Or ce sont des symptômes communs, tu te doutes bien qu’on ne peut pas vraiment savoir si c’est un cauchemar.

— On ne peut pas le détecter ? demanda Anasteria en agitant vaguement les mains. On peut sentir la magie, on peut bien sentir une ombre ?

— Non, répondit Yvona. Ce n’est pas si simple. Premièrement, les cauchemars opèrent seulement dans le Dörmanlain. Aucun mage n’a une affinité assez puissante pour ressentir ce qui se passe à travers le voile. Deuxièmement, certaines ombres semblent assez fortes pour parcourir notre monde sans qu’on les voie. On ne peut donc sentir le cauchemar que lorsqu’il est trop tard pour la victime.

Anasteria ferma le livre qu’elle avait et le déposa à côté d’elle. Elle ramena ses jambes vers sa poitrine et sa tête reposa sur ses genoux. L’explication claire et limpide d’Yvona ne laissait pas vraiment de place pour des questions. Et pourtant, elle sentait que ses pensées tourbillonnantes et chaotiques s’amplifiaient. Si une telle menace existait tapie de l’autre côté, comment pouvait-on s’en protéger ? Les gens devaient-ils subir le cauchemar jusqu’au moment fatidique, jusqu’à la mort ? Cette pensée la terrifia, et elle comprit pourquoi. Si un cauchemar œuvrait ici même dans l’académie, personne ne le saurait avant qu’il ne tue. Plus elle réfléchissait, plus son instinct lui hurlait cette hypothèse.

— Anasteria ?

La voix d’Yvona ramena la jeune adolescente à la réalité. Elle regarda sa colocataire dont le froncement de sourcil devenait plus important.

— Pourquoi me demandes-tu ça ? J’ai du mal à imaginer que tu approfondis simplement le cours d’Iselia.

— Comme je l’ai déjà dit, je peux étudier ! protesta Anasteria en gonflant ses joues.

— Dis-moi la vérité.

Anasteria grommela face à la perspicacité de sa colocataire. Elles ne se parlaient pratiquement jamais, et pourtant Yvona semblait pouvoir lire en elle comme dans un livre ouvert. Peut-être qu’Anasteria n’était pas aussi subtile qu’elle le pensait. Elle regarda les yeux bleus d’Yvona et soupira.

— Johan dort mal. Et je m’inquiète.

— Ce n’est pas forcément une ombre. Il peut être malade, ou stressé. Il devrait aller à l’infirmerie.

— D’habitude, il rêve beaucoup, insista Anasteria. Des cauchemars, plus précisément. Mais plus en ce moment.

— Tu t’inquiètes pour rien, expliqua Yvona. Aucune ombre ne peut venir ici.

— Pourquoi ça ? On utilise la magie tous les jours ! Cela doit forcément affaiblir le voile. Je ne comprends pas qu’on ne croise pas d’ombres ou d’esprit dans les couloirs.

— L’académie possède de puissantes défenses, justement pour éviter ce souci. Il existe des appareils, en sous-sol, des régulateurs. Je ne sais pas exactement comment ils fonctionnent, mais je crois qu’ils permettent de renforcer le voile, une sorte de transfert d’énergie.

— Comment sais-tu tout ça ? Je sais que je n’écoute pas beaucoup, mais on n’a pas encore vu ça.

— Ma grand-mère me l’a appris, répondit doucement Yvona. Elle m’a enseigné toute la théorie sur la magie quand j’étais enfant.

— Je comprends mieux.

Les explications d’Yvona ne rassuraient pas complètement Anasteria. Aussi limpides qu’elles soient, elles ne parvenaient pas à faire taire cette angoisse lancinante, tapis dans ses entrailles. Elle devrait se sentir en sécurité ici. L’académie demeurait sans doute le lieu le plus sûr de tout l’empire caché de ses ennemis et entouré de magie. Et pourtant.

Anasteria secoua rapidement sa tête pour mettre fin à ses pensées redondantes. Elle n’était qu’une étudiante parmi des mages bien plus talentueux et expérimentés. Et Yvona connaissait la magie bien mieux qu’elle, elle devait donc se fier à son jugement. Anasteria se répéta en boucle cette idée dans la tête et offrit un large sourire à Yvona alors qu’elle s’étirait.

— En tout cas, merci ! Tu expliques vraiment bien, tu sais ? Je devrais te demander plus souvent de l’aide.

Yvona s’apprêta à répondre quelque chose, mais, elle se ravisa, et scella ses lèvres. Elle se retourna vers son livre alors qu’Anasteria s’allongea sur son lit. Elle espérait que le sommeil arriverait à chasser cette angoisse latente.

***

Cela n’a pas marché. Lorsque les soleils percèrent les volets et annoncèrent le début de la journée, Anasteria se tendit dans son lit. Elle avait le sentiment d’avoir veillé toute la nuit, et pourtant, elle pouvait se rappeler s’être écroulée dans un sommeil lourd et sans rêve.

Machinalement, elle se dirigea vers ses premiers cours, et s’assit à côté de Johan, comme à chaque fois. Et finalement, le brouillard dû à son réveil peu agréable se dissipa, et elle prit un peu plus conscience du monde autour d’elle. Une étrange ambiance régnait dans la classe, et plusieurs élèves bâillaient entre deux conversations. Les traits de chacun semblaient tirés et les yeux de tous luttaient pour rester ouverts.

Et lorsque son regard se posa sur Johan, et ses cernes, il poussa un long soupir.

— Nuit de merde. Je suis tellement fatigué.

— Ne m’en parle pas, répondit Anasteria. J’ai très mal dormi aussi.

— Tu as ronflé toute la nuit.

Anasteria détourna son attention de Johan lorsqu’elle entendit la voix d’Yvona venir de la table devant la leur. Cette dernière offrit un regard noir à Anasteria pour appuyer ses propos.

— Je ne ronfle pas ! protesta Anasteria, choquée.

— Si, répondit Yvona. Je n’ai pas fermé l’œil à cause de toi.

Anasteria voulut s’indigner avec plus de véhémence, mais Yvona semblait avoir décidé que la conversation touchait à sa fin. L’adolescente se retourna, et fit face à Iselia qui venait d’entrer dans la classe. Anasteria fixa le dos d’Yvona et rumina son mécontentement en silence.

— Ravi de voir que votre relation s’améliore, chuchota Johan.

— Tais-toi, grogna Anasteria. Elle ment. Je ne ronfle pas.

Lentement, une migraine commençait à se répandre dans tout son crâne à cause de la fatigue et l’humour de son ami n’aidait guère. Au prix d’un lourd effort, elle essaya de rassembler ses pensées pour écouter le cours. Aujourd’hui, le cours portait sur la création de baumes curatifs. Et heureusement pour elle, manipuler des herbes et des préparations favorisées sa concentration, contrairement aux classes théoriques. Et même si elle aimait ce genre de leçon, elle ne brillait guère par ses compétences. La plupart du temps, elle regardait et tentait d’aider Johan qui s’en sortait bien mieux qu’elle.

Les heures s’écoulaient lentement, mais normalement jusqu’à ce que la migraine d’Anasteria double soudainement d’intensité. Et une voix parvient à ses oreilles.

Enariel…

Aussitôt, Anasteria se tourna vers Johan dont le visage montrait toute la concentration dont il avait besoin. Sa langue dépassait la fine ligne que formaient ses lèvres, et il plissait le front en soupesant sa poudre de trèfle ardent.

— Qu’est-ce que tu as dit ?

Johan se stoppa dans ses préparations, et lança un regard perdu à Anasteria.

— Rien, je n’ai rien dit.

Malgré le silence studieux qui régnait dans la classe, Anasteria restait persuadée d’avoir entendu quelque chose. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, mais tous ses camarades semblaient plongés dans leur préparation. Anasteria secoua brièvement sa tête et soupira longuement. Elle avait toujours eu le défaut d’avoir des pensées bien trop rapides et chaotiques ce qui rendait difficile son apprentissage, et perturbé son attention. Naturellement, elle mit cette hallucination auditive sur le compte de son esprit trop virevoltant. Elle se tourna un instant vers la fenêtre de la salle, et remarqua qu’une fine pellicule de rosé matinale recouvrait encore le verre. Les soleils se levaient sur les bois et les teintes qu’ils révélaient offraient un spectacle des plus apaisants pour l’esprit d’Anasteria. Elle se perdit dans ce spectacle, et dans son reflet partiel que lui renvoyait la vitre. Ses yeux verts se mariaient à merveille avec les couleurs dorées des arbres.

Et puis, aussi soudainement que la voix qu’elle avait entendue, ses iris devinrent flamboyants. Surprise, Anasteria sursauta, et s’éloigna de son image avec précipitation. Dans sa hâte, son coude vint heurter Johan, toujours penché sur leur préparation. Et sans qu’Anasteria puisse comprendre la suite des événements, une brève détonation retentit à côté d’elle.

La seconde d’après, elle se retrouva avec Johan au centre de l’attention, autour d’un pot en terre cuite qui libérait un petit panache de fumée noirâtre et nauséabond. Même Yvona s’était retournée et dévisagée les deux adolescents. Si elle ne trouvait pas la situation incroyablement gênante, Anasteria aurait sans doute éclaté de rire en voyant l’expression de sa colocataire. Mais au lieu de ça, elle continuait de fixer la préparation en se demandant comment elle avait pu causer un tel chaos en seulement cinq secondes. Elle se tourna vers Johan et grimaça un sourire d’excuse.

— Pardon, Johan.

Son ami regarda pendant un instant le pot en terre sans rien dire. Elle pouvait deviner rien qu’à son expression à quel point il était déçu de l’issue de leur préparation.

— Ana, j’avais presque terminé...

— Horne.

La voix puissante d’Iselia avait brisé le silence de la classe, et désormais, les élèves chuchotaient entre eux, sans pour autant détourner leurs attentions d’Anasteria et Johan. Iselia s’approcha de leur bureau et jeta un bref regard à la préparation avant de se couvrir le nez.

— Par Aulus, soupira-t-elle. Vous avez un véritable don pour les catastrophes.

— Je vous le jure, je ne sais pas ce qui s’est passé ! plaida Anasteria. Je n’ai rien fait.

— Vous n’êtes pas blessée au moins ? demanda Iselia.

En dépit de son air sévère habituel, Anasteria pouvait clairement voir une lueur d’inquiétude dans les yeux de sa professeure. Anasteria prit un instant pour regarder son uniforme, mais hormis quelques traces de brulures, elle semblait parfaitement intacte, comme Johan. Elle adressa un sourire étincelant à Iselia et s’exclama :

— Je vais bien !

— Bien, répondit Iselia avec un rictus en coin. Alors vous nettoierez tout ça une fois le cours terminé.

Anasteria réprima son envie de protester, mais se contenta de pousser un soupire défaitiste. Au cours des derniers mois, elle avait appris à ne pas discuter les punitions d’Iselia. À la fin du cours, Anasteria bafouilla quelques excuses supplémentaires à son ami avant de s’atteler à nettoyer la classe. Elle noua un foulard autour de son nez pour se préserver de l’odeur immonde de sa propre préparation.

— Comment des plantes peuvent-elles donner un truc si dégueulasse ? Tu parles d’un baume de soin, c’est une arme !

Anasteria s’arrêta un instant dans son travail de nettoyage pour regard son reflet, à l’exact endroit où elle se tenait quelques minutes auparavant. Malgré plusieurs minutes d’attentes, son iris resta vert. Elle fronça un moment ses sourcils en contemplant la vitre. Elle aurait juré avoir vu ses yeux changés, sans parler de la voix. Elle retourna bien vite à son nettoyage puis continua sa journée le plus normalement du monde.

Mais en dépit de ses efforts pour se concentrer, elle ne pouvait taire ses angoisses latentes. Pour Anasteria, une étrange atmosphère régnait dans l’académie. La fatigue se répandait de plus en plus au fur et à mesure que la journée avançait et embrumait les esprits. Et personne ne semblait s’en soucier.

***

Lorsque le souper arriva, le cerveau d’Anasteria se trouvait en totale ébullition. Ses pensées devenaient si chaotiques qu’elle ne parvenait plus à se concentrer. Chaque question qu’elle se posait en crée deux autres et emprisonnait son esprit dans une spirale de doutes infernaux. Elle devait agir, elle en était persuadée. Quelque chose se passait !

Alors qu’elle se dirigeait avec son plateau-repas dans la cantine, elle ordonna à Johan de la suivre. Et sans plus de préambule, elle prit place devant Yvona qui mangeait, comme à son habitude, toute seule dans un coin de la pièce.

Au moment où elle déposa son repas sur la table, et s’assit, Yvona lui lança un regard à mi-chemin entre l’incompréhension, et l’agacement. Anasteria ignora totalement ce regard et lui adressa un large sourire.

— Bonsoir Yvona ! Bon appétit !

— Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-elle, suspicieuse.

Anasteria jeta un coup d’œil à Johan. Visiblement, il hésitait à s’asseoir sans doute par peur du courroux d’Yvona et se tenait toujours debout, près de la table, avec son plateau dans ses mains. Anasteria planta sa fourchette dans sa purée puis pointa Yvona avec cette dernière.

— Tu sais, pour quelqu’un qui possède du sang noble, je te trouve très mal élevée.

Yvona ne répondit que par un bref soupir, mais sans lâcher du regard sa colocataire. Dans un silence tendu, Johan décida enfin de s’asseoir à côté d’Anasteria. Son inconfort transpirait dans la tenue anormalement droite de son dos, et dans sa respiration faible. Il fixait Yvona sans relâche. Quiconque observait cette scène devait presque s’attendre à une confrontation entre les trois adolescents.

Anasteria sentit qu’elle devait briser la glace et engageait la conversation. Une tâche des plus ardues, Yvona avait plutôt tendance à se fermer à la discussion qu’à participer, et ce malgré les nombreuses tentatives d’Anasteria par le passé. Cette dernière reprit une bouchée pour se donner du courage.

— Alors, tu as mal dormi ?

Anasteria eut la brève, mais intense envie de se gifler à cause de cette amorce pathétique. Pourtant, elle se considérait elle-même comme bavarde et à l’aise en toutes circonstances. Sa mère disait d’elle qu’elle avait le contact facile. Sauf avec Yvona. Sa colocataire semblait si réfractaire à parler qu’elle en perdait ses mots et bafouillait.

— Je te l’ai dit, rétorqua de façon acerbe Yvona, tu as ronflé.

Anasteria s’étouffa avec sa purée face à l’accusation.

— Je ne ronfle pas !

Yvona roula des yeux en guise de réponse et découpa silencieusement sa viande. Elle ne voulait clairement pas discuter. Anasteria jeta donc un coup d’œil à Johan, mais ce dernier semblait se murer dans un mutisme rare. Il ne lui fournirait aucun aide.

— Tu ne trouves pas cela bizarre ? demanda Anasteria avec prudence.

— Que tu ronfles ? Non, répondit Yvona. Tu as probablement un problème de cavité nasale, ça arrive. Ou peut-être que tu dors trop sur le dos.

Anasteria aperçut, l’espace d’un instant, un fugace, mais très net sourire amusé sur les lèvres d’Yvona. Mais son masque inexpressif habituel avait repris sa place. Au prix d’un effort monumental, Anasteria ignora la remarque et continua la discussion.

— Que tout le monde soit fatigué, corrigea Anasteria. Depuis combien de temps n’as-tu pas rêvé ?

— Pourquoi veux-tu le savoir ?

— Quelque chose ne va pas. Je peux le sentir.

Anasteria avait pleinement conscience d’utiliser la pire justification possible, mais elle ne possédait aucun autre plan. Lentement, Yvona posa ses couverts sur la table, puis ses coudes. Son menton vint se reposer sur ses mains jointes, et elle montrait clairement qu’Anasteria avait capté son attention. Cette dernière considéra ce changement comme une petite victoire.

— Une intuition ? Ce n’est pas vraiment une preuve, tu sais ?

— Je sais ! Je ne suis pas idiote, souffla Anasteria, vexée. Je trouve ça simplement étrange que tout le monde soit fatigué, et que personne ne se pose de question. On ne rêve plus depuis des semaines, et je pense que c’est pareil pour toi, vu que tu ne nies pas. Quelque chose ne va pas !

— Tu ne peux pas te baser sur une intuition, Anasteria.

Aussi étrange que cela puisse paraître, la phrase ne sonnait pas comme un reproche, mais plus comme une fatalité.

— Je sais ça ! Mais c’est pour ça que j’ai besoin de toi. J’ai besoin de m’assurer que ce n’est qu’une intuition.

— Hors de question, protesta vigoureusement Yvona. Vous deux, vous êtes des nids à ennuis. Je ne veux pas m’associer à vous.

— Premièrement, c’est faux, rétorqua Anasteria. Deuxièmement, tu es la plus intelligente de notre classe.

— La flatterie ne te mènera nulle part, Anasteria.

— Je t’en prie, Yvona.

Yvona ne répondit pas et son regard se posa lentement sur Johan. Il tressaillit aussitôt. Sans un mot, il baissa sa tête et reprit sa nourriture. Anasteria ravala un soupir de déception. Ses épaules s’affalèrent doucement alors qu’elle comprenait que la discussion n’irait pas plus loin. Peut-être que son scepticisme, doublé par son esprit agité, avait créé une paranoïa qu’elle ne parvenait pas à rationaliser. Elle fixa un instant sa purée et respira profondément pour calmer son affolement. Elle se trouvait à l’académie d’Ignis, l’endroit le plus sûr de l’empire, un haut lieu de la magie où la sécurité ne manquait pas. Rien ne pouvait lui arriver ici, absolument rien. Anasteria reprit alors son repas dans un silence glacial.

Au moins, Yvona avait renoncé à les chasser de sa table. Une fois son repas englouti, Anasteria retourna dans sa chambre, après avoir souhaité une bonne nuit à Johan. Malgré la courte discussion avec Yvona, son esprit n’avait pas décidé d’abdiquer, et elle repassait encore et encore les événements dans sa tête pour trouver une raison à toute cette situation. Lorsqu’elle arriva dans sa chambre, elle attrapa un de ses grimoires et s’installa confortablement dans son lit tandis qu’Yvona travaillait à son bureau.

Ses yeux parcouraient sans relâche les pages du chapitre sur les ombres. Si son esprit pouvait diverger durant certains cours, il pouvait aussi faire preuve d’une profonde concentration quand elle réussissait à le canaliser. Ce n’est que lorsque la voix d’Yvona parvint à ses oreilles qu’elle se rendit compte à quel point elle fut plongée dans sa lecture.

— Est-ce que tu travailles ? demanda-t-elle.

— Est-ce que tu vas jouer la surprise à chaque fois ? souffla Anasteria. J’étudie les cauchemars.

Anasteria s’attendait à une remarque désobligeante, mais rien ne vint. Lorsqu’elle leva les yeux de son livre, Yvona la fixait sans un mot. Elle semblait vouloir dire quelque chose, mais son expression affichait une certaine confusion. Au moment où elle entrouvrit finalement les lèvres, un cri strident retendit et brisa l’accalmie habituelle de la nuit. Anasteria se figea aussitôt et le rythme de son cœur s’intensifia. Un lourd silence s’installa de nouveau dans leur chambre, et Anasteria avait besoin de se rassurer, de savoir que tout cela n’était pas seulement dans sa tête.

— As-tu entendu ? murmura Anasteria.

Anasteria ignorait pourquoi elle parlait à voix basse, mais son angoisse guidait désormais ses mots. Yvona ne la regardait plus, mais portait son attention sur la porte de leur chambre, comme si elle s’attendait à voir quelque chose entrer. Finalement, sa colocataire fronça les sourcils et elle acquiesça doucement de la tête. Anasteria claqua alors son grimoire et se hissa sur ses pieds. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, et le son de son propre sang dans ses tympans lui donnait presque le vertige. Elle se déplaça de quelques pas vers la porte tandis qu’une main entoura son poignet et la stoppa. Yvona la fixait et haussa un sourcil.

— Où vas-tu ? demanda-t-elle.

Si la situation ne procurait pas autant d’angoisse à Anasteria, elle aurait saisi cette occasion pour taquiner sa colocataire sur sa peur. Mais étant donné qu’elle ressentait la même, elle avait du mal à sourire.

— Je vais vérifier, répondit-elle simplement.

— Tu ne peux pas te promener dans les couloirs à cette heure-ci.

— Tu t’inquiètes vraiment pour le règlement ? Tu n’as donc pas entendu ce cri ?

Avant qu’Yvona ne puisse protester, quelqu’un frappa à la porte, et le bruit sourd fit sursauter les deux jeunes adolescentes. Anasteria sentit la poigne d’Yvona se resserrer autour de son poignet. Elle poussa finalement un soupir de soulagement lorsqu’elle entendit la voix familière de Johan.

— Ana ! Ouvre !

La tension se relâcha aussitôt chez elles, et Yvona lâcha Anasteria qui put enfin ouvrir la porte. Johan entra en trombe dans leur chambre, et Anasteria entendit très distinctement un grommellement émis par sa colocataire. Avant de parler à Johan, elle se risqua un coup d’œil dehors. Les torches accrochées au mur brûlaient toujours, mais personne ne semblait arpenter encore les couloirs en pierre de la vieille académie. Elle referma alors la porte et se concentra sur son ami. Maintenant qu’elle le fixait, elle pouvait voir qu’il paniquait. Il haletait, et la sueur perlait son visage rouge. Le regard de Johan passait d’Anasteria à Yvona avec vitesse. Et même si Johan était souvent stressé et agité pour de nombreuses causes, cette fois-ci, Anasteria le prit un peu plus au sérieux.

— Avez-vous entendu ce cri ? demanda-t-il avec empressement.

— Difficile de ne pas l’entendre, répondit Anasteria. Tu ne dors pas ?

— Non. J’angoisse. Je veux dire… À cause de toi. Et si tu avais raison ?

— Oh bon sang, souffla Yvona. Sérieusement ? Un cauchemar ?

— Comment expliques-tu ce cri ? rétorqua Anasteria.

— Une mauvaise blague.

Yvona croisa les bras et regarda Johan.

— As-tu vu quelque chose quand tu es venu ?

— Non, mais —

— Donc, tout va bien. D’ailleurs, tu ne devrais pas te trouver ici Johan. C’est interdit.

— Vraiment, comment Ana peut-elle te supporter ?

— Je me pose exactement la même question te concernant.

— OK, on se calme, intervint Anasteria. Tout le monde dort, Yvona, personne ne va se rendre compte que Johan reste ici.

Le respect que vouait Yvona au règlement surprenait constamment Anasteria. Ce n’est pas vraiment qu’Anasteria détestait les règles, mais elle adorait les enfreindre, que ce soit celle de l’académie ou bien de sa mère. Elle découvrait toujours quelque chose de grisant dans le fait d’aller contre les interdits. Et pour cette raison, la jeune adolescente ne parvenait pas à comprendre sa colocataire. Peut-être que leur éducation se trouvait à deux extrêmes opposés. Quoi qu’il en soit, Yvona ne protesta pas plus. Et après avoir adressé un regard perçant à Johan, elle se posa en silence sur son lit.

— Bon, reprit Anasteria, pourquoi es-tu venu ici, Johan ?

Le visage de son ami pâlit un peu plus. Autant qu’Anasteria pouvait le dire, Johan ne semblait pas pourvu de beaucoup de courage. Certes, dans l’académie, le danger n’existait pas, mais Johan avait peur d’à peu près tout : d’Iselia, en passant par les araignées de la bibliothèque, et sans parler des bois. Néanmoins, elle ne l’avait jamais vu si agité. Il commença à tourner à rond dans la chambre, et ses mains bougèrent frénétiquement, en suivant son récit.

— Écoute. Je ne dormais pas. Je ne pouvais pas. Je repensais sans cesse à ce que tu me disais. J’ai donc décidé de ne pas avaler ce que Apell m’avait donné, et j’ai veillé un peu tard, en lisant nos cours de préparations.

— Qui aurait cru que tu travaillais ?

Yvona avait repris son livre, mais cela ne l’empêchait visiblement pas de distiller des remarques acerbes. Johan la dévisagea un instant, puis décida, à juste titre, de l’ignorer.

— Je n’ai pas vu l’heure passée, et d’un coup, mon colocataire a hurlé !

— C’est Davos qu’on a entendu ? demanda Anasteria.

— Oui ! Vraiment, c’était terrifiant. Alors je suis sorti, et je me suis dit que j’allais venir ici.

Yvona lâcha un bref soupir, puis elle murmura :

— C’est juste un mauvais rêve.

— Je ne sais pas de quoi tu rêves, rétorqua Johan. Mais si tu hurles comme ça durant un cauchemar...

— Peut-être que c’est le cas, souffla Yvona. Sérieusement, Johan, pourquoi es-tu venu ici ? De tous les endroits, pourquoi notre chambre ?

Sans un mot, il pointa Anasteria du doigt.

— C’est ce que je dis. Pourquoi venir voir Anasteria plutôt que les professeurs ?

— J’ai paniqué !

Yvona roula des yeux, mais pour une fois Anasteria devait admettre qu’elle partageait son opinion. Elle se tourna vers Johan et esquissa un petit sourire compatissant.

— Honnêtement, Johan, elle n’a pas tort. Tu aurais dû chercher un adulte.

Les épaules de son ami s’affaissèrent, et la pointe de son pied vint tapoter le tapis au pied du lit d’Anasteria.

— Désolé, répondit-il. Je ne voulais pas causer d’ennuis. C’est juste que… Et si tu avais raison ? Et si quelque chose se passait ici ?

— Johan, soupira Yvona.

— Yvona, écoute !

Johan s’approcha d’Yvona et comme un réflexe, cette dernière s’écarta un peu, désirant préserver son espace vital. Mais cela n’arrêta pas vraiment le jeune adolescent qui se posta à quelques centimètres d’elle.

— Ce cri n’avait rien de normal. Pas du tout ! Je veux dire, il a hurlé, et personne ne s’est réveillé. Tout le monde dort à poings fermés. Est-ce que tu entends quelque chose ?

Johan avait parfaitement raison, hormis eux, toute l’académie semblait prise d’un lourd sommeil. Yvona ne répondit pas de suite, comme si elle essayait de distinguer un seul petit bruit malgré le silence. Mais rien.

— Tout le monde est fatigué, soupira Johan. Ce n’est pas normal.

— Comment pouvez-vous être si sûr de vous ? s’étonna Yvona.

— Je le sens, répliqua Anasteria.

Yvona reporta son regard sur elle, et fronça les sourcils comme si sa réponse ne la satisfaisait pas.

— Je veux dire, bafouilla Anasteria, rapidement. Je devine que quelque chose ne va pas. Ce n’est pas une intuition. C’est quelque chose d’autre. Peut-être que je peux ressentir certaines énergies ou non. Mais je crois que quelque chose se trouve tapi dans l’académie, Yvona.

— Comme je l’ai dit, tu devrais en discuter avec un professeur alors.

Anasteria réfléchit un instant en regardant Yvona. Cette dernière posa son livre et s’éloigna de Johan. Elle effectua quelques pas vers la fenêtre avant de se tourner vers eux.

— Je pense que vous paniquez un peu tous les deux. Au pire, allez parler à Iselia demain, vous serez fixés.

— Je ne crois pas vouloir retourner dans ma chambre, gémit Johan.

— Alors, reste, intervint Anasteria.

Elle aperçut aussitôt la mine réprobatrice d’Yvona, mais s’empressa de continuer.

— On ira voir Iselia, promit-elle. Mais on ne peut pas laisser Johan dormir avec Davos s’il a peur.

— C’est interdit, soupira Yvona.

— Personne ne le saura ! Je t’assure. Et si c’est le cas, j’en assume la responsabilité.

— De toute façon quoi que je dise, tu le feras.

Yvona s’assit sur son lit, mais ne lâcha pas du regard Anasteria, mais elle ne protesta plus. L’adolescente prit à nouveau cela comme une petite victoire. Mais à sa grande surprise, sa colocataire ne continua pas sa lecture. Tout comme Johan et Anasteria, elle semblait attendre la suite des événements.

— Qu'est-ce que tu fais, Yvona ? demanda Anasteria.

— J’attends. Comme vous.

— Je croyais que tu ne pensais pas qu’on avait raison.

— Ce n’est pas exactement ce que je disais. Et puis vous êtes bruyant, ce n’est pas comme si je pouvais continuer d’étudier.

Anasteria esquissa un rictus amusé, puis elle fouilla dans sa table de nuit. Elle sortit un jeu de cartes, et Johan comprit aussitôt. Il sourit à son tour et leva les bras.

— Une partie de golem ardent !

Yvona plissa les yeux et regarda tour à tour Johan et Anasteria. Cette dernière joua avec le paquet, le faisant passer d’une main à l’autre.

— Tu ne connais pas le golem ardent ? demanda-t-elle.

Yvona fronça les sourcils et secoua doucement de la tête. Johan lâcha un rire.

— On dirait qu’on doit t’apprendre.

Anasteria s’amusa de l’expression peu assurée, et paniquée sur le visage de sa colocataire. Jamais elle n’aurait cru le voir chez elle.

***

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