COUP DE POING
Samedi 21 avril 2018 – On n’est pas couché.
Ce soir, Laurent Ruquier s’attaque à un sujet lourd et puissant : la mort et la dignité.
Le rapport entre les deux ? Une loi autorisant enfin l’euthanasie.
Comment expliquer le retard de la France par rapport aux autres pays ? s’indigne l’animateur.
Pour abonder dans le sens de sa question, Laurent Ruquier présente l’incontournable et unique homme de la situation, Président de l’ADMD, Jean-Luc Romero le médiatique, devenu maître incontesté dans l’art de maîtriser tout à la fois la mort et la dignité. Pourquoi ? Parce qu’il les a toutes deux prises en otage dans son "Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité ».
Sourire narquois vissé aux lèvres de l’animateur.
- Vous êtes tous d’accord avec cette idée, n’est-ce pas ?
Les invités préparés à la connivence, acquiescent.
Tu imagines quelqu’un répondre : « Ah non moi, je préfère rester indigne et bien vivant ».
Bref, le débat a commencé comme ça.
Toi, tu travailles dans une équipe de soins palliatifs depuis dix-huit ans, tu sais bien que la dignité et la mort ne se marient pas aussi facilement. Alors tu chauffes, tu voudrais bien changer de chaîne, impossible tu restes rivée à l'écran.
Et voilà, Christine Angot lance son "j’accuse" : JALMALV « Jusqu’à La Mort Accompagner La Vie » ne serait qu’une association de suppôts du Bon Dieu maqués avec les saints des soins palliatifs ! Là c’est plus possible.
Là, tu bous, tu bouillonnes, ton coeur s'emballe, tu veux lui casser la gueule à La Christine mais en entrant dans la télé, je me suis cassée la tête.
Plus tard, reprenant mes esprits, je me suis rappelée de Frédérique, Denis, Marguerite, Paul, Françoise, Igor et Véronique, Madeleine, Gilberte et de la dernière entrevue avec Monsieur Arthur.
Frédérique
- Bonjour, Mademoiselle, le Docteur va bientôt passer ?
- Pas aujourd’hui, il ne passe que deux fois par semaine, Madame, à la maison de retraite.
- J’ai mal, moi.
- Vous avez mal à combien ?
- 6/10 au moins, sur votre échelle de la douleur. Je ne comprends pas les médicaments que vous me donnez ici, ils sont moins efficaces qu’à l'hôpital.
- Ah, c’est à cause des budgets, vous savez on ne peut pas se permettre d’avoir les équipements sophistiqués de l'hôpital. De toute façon les infirmières ici, ne sauraient pas faire fonctionner les pompes à Oxynorm. Ils ont fait un relai. Vous avez un patch maintenant à la place.
- Et ben votre relai il est pas bon. Et puis cette nuit, personne n’est venu quand j’ai sonné. La douleur était encore plus forte, elle est montée jusqu’à 9/10. J’ai dégusté !
- Je suis vraiment désolée. Un patient du 3e a fait un malaise. Vous savez bien que l’infirmière est toute seule la nuit pour les 80 pensionnaires… Vraiment une sale nuit.
- Mais si ma douleur devient intolérable, Madame, qu’est-ce qu’on va faire ? Vous savez c’est pas une vie de vivre comme ça. Je préférerais mourir moi au point où j’en suis.
- Vous savez Madame Frédérique, je comprends tout à fait votre souffrance. Ici, on a fait tout ce qu’on pouvait. On vous a informé de vos droits au moins ? Nous avons depuis peu une excellente loi. La nouveauté cette année : vous pouvez choisir l’heure et le jour de votre mort. Je ne sais pas si la plaquette d’informations est bien à jour. Je sais que vous avez plusieurs forfaits : mourir seule ou mourir accompagnée. Ne vous inquiétez pas, c’est vous qui déciderez toujours de tout. Par contre, vous comprendrez qu’au mois de mai, nous aurons des difficultés pour les départs accompagnés.
Personnel insuffisant + manque de moyen + manque de formation des équipes soignantes : bien sûr qu'on préférerait, à ce compte là, disparaître avant l'heure ! Mais cet état de fait, s'il suscite l'indignation, justifie-t-il une loi qui légaliserait l'euthanasie ?
Denis
- Salut Fabienne, tu peux me donner un coup de main pour la suite de ma tournée, si tu es en avance dans ton secteur ? Je suis grave en retard moi.
- C'est à cause de Monsieur Denis. Je suis restée à ses côtés le plus longtemps possible. J'ai dû me résoudre à lui remettre la sangle abdominale et les attaches aux poignets. Malgré les traitements, il est confus et agité... Il ne supporte plus de rester tout seul dans sa chambre, il s'arrache tout et va finir par se blesser.
J'ai la mort dans l'âme d'impuissance.
- On va demander aux bénévoles d’accompagnement de passer. On pourra le détacher au moins toute l’après-midi. T’as appelé le 4615 pour leur dire ?
- Tu sais pas la dernière ? Suite à une violente accusation de prosélytisme religieux contre JALMALV à la télé, l’intervention de tous les bénévoles d’accompagnement a été suspendue jusqu’à nouvel ordre. Le Service Qualité a préféré appliquer le principe de précaution. Il en va de la réputation de l’établissement, tu comprends.
- Tu rigoles ? Putaiiiiin… On va faire comment ? Stupidité ! Martine, elle a jamais parlé du Seigneur à qui que ce soit.
Les bénévoles d'accompagnement travaillent en lien avec les équipes soignantes et les professionnels des soins de support selon le principe de laïcité en vigueur dans tous les établissements de soins publics.
Marguerite
- Bonjour Madame, c’est bien vous les soins palliatifs ?
- Oui Madame, vous êtes à l’équipe mobile. Bonjour, je m’appelle Isabelle, je vous écoute…
- Je viens d’arriver chez ma mère. C’est une femme de 88 ans, elle a un cancer de la gorge, souffre de plusieurs maladies, hypertension, diabète, elle vit seule chez elle, son appartement est dans un état pitoyable, il y a des mégots partout, le frigo est vide, Dieu seul sait depuis quand elle n’a pas fait un vrai repas. Comment avez-vous pu la laisser comme ça ?
- J’entends votre colère. Dites-moi comment s’appelle votre maman ?
- Marguerite Gendure, elle a fait sa chimio ce matin.
- Je suis désolée, nous ne connaissons pas votre maman. Laissez-moi un instant regarder son dossier. Je vois, dans son Programme Personnalisé de Soins
- Vous appelez ça des soins personnalisés !!!
- Votre maman est suivie en « Chimio rapide » et « Espace ouvert » de l'hôpital de jour. Elle fait son traitement toutes les semaines depuis plusieurs mois. Personne ne nous a sollicités pour elle. Il est noté qu’elle est parfaitement autonome.
- Autonome ? Qui a bien pu dire qu’elle est autonome ? A quoi sert votre équipe au juste si vous n’êtes pas sur le terrain quand il faut ?
- Je comprends
- Non, vous ne comprenez rien du tout ! Même les chevaux sont traités avec plus d’égard ! Maintenant, il faut l’hospitaliser tout de suite, son état est grave.
- Je sais déjà que tous les lits d’hospitalisation de l'établissement sont occupés. Votre maman doit être examinée par un médecin à domicile.
- Est-ce à cela qu’il sert votre numéro unique de merde, pour nous dire qu’il faut appeler le médecin traitant alors qu’elle sort juste de chez vous !
- Essayons de parler plus calmement. Je vais vous aider à trouver une solution mais j’ai besoin de votre participation.
- Vous savez ce que l’on peut ressentir de trouver sa mère ainsi dans le plus grand dénuement ?
- Un proche peut-il vous aider ?
- Non, je suis fille unique, notre famille est éloignée.
- Je vous demande de contacter le médecin traitant ou SOS Médecin pour intervenir tout de suite à domicile. Je vous aide à trouver les coordonnées. De mon côté, je vais joindre les correspondants des établissements voisins susceptibles d’accueillir votre mère. Je vous propose de faire un point téléphonique dans une heure.
- Vous ne m’abandonnerez-pas une nouvelle fois n’est-ce pas ? Je peux compter sur vous ?
- Je vous rappelle à 16 heures sans faute.
Isabelle raccroche.
Vendredi 17 h, 20e coup de fil, enfin un lit d’hospitalisation à la Clinique « Les Peupliers » !
Soulagée, fourbue et en colère, Isabelle se dit avec ce « virage ambulatoire » on va droit dans le mur !
Grand âge + Principe d'autonomie + personne vulnérable + structure de soins ambulatoire = ?
Situation chaotique et équation impossible à résoudre.
Paul
- Bonjour Florence, je viens revoir Monsieur Paul. Peux-tu me dire comment il a passé la journée hier ?
- Plutôt bien, il ne se plaint pas. On prévoit de le faire sortir demain.
- Demain ? Tu ne trouves pas ça précipité, toi ?
- Le Dr Henry a reçu Paul et sa femme hier matin. Il leur a annoncé l'arrêt des traitements oncologiques. Il est en soins palliatifs exclusifs maintenant.
- Paul a appris il y a deux mois qu’il est atteint d'un cancer, il est paraplégique depuis une semaine, il sait depuis hier qu’il n’y a plus de traitement. Tu penses vraiment qu’il est en état de rentrer chez lui, là comme ça, tout de suite ? Paul et son épouse, on les connait depuis le début de la maladie… La situation est très difficile pour eux. Ils n’ont pas encore parlé à leurs enfants. On devrait peut être en reparler au Dr Henry ?
- Pas aujourd'hui, il est auprès de la jeune Anaïs, encore une terrible nouvelle à annoncer. Tu sais il comptait les sauver tous les deux... Paul est équilibré sur le plan des symptômes et au niveau des soins, il a juste besoin d’une infirmière à domicile pour les soins d’hygiène. Et puis tu sais bien avec la T2A, pas d’acte, pas de chocolat ! On ne peut pas valoriser le séjour. L’accompagnement, ça paye pas. D’après les dernières statistiques, notre moyenne de séjour a encore augmenté, très mauvais résultats pour le service. On va encore se faire taper sur les doigts ! Je te rappelle aussi que j’ai cinq patients à convoquer qui, eux, attendent une place pour faire leur chimiothérapie et espèrent guérir.
- Mais tu ne penses pas qu’on pourrait quand même l’oublier cinq minutes la T2A ?
Personne vulnérable + rapidité d'évolution de la maladie + médecine curative en échec + souffrance du corps médical + T2A + pressions institutionnelles + rythme de travail soutenu + coordination ville-hôpital peu rôdée = une chaîne infernale qui rend l'accompagnement aussi délicat que la marche du funambule.
Françoise
- T’as appelé nos collègues des soins palliatifs ? Il faut qu’elles fassent quelque chose pour Mme Françoise. C’est plus possible… C’est intolérable cette situation, terrible de refaire ce pansement avec ce visage qui se creuse de jour en jour. La tumeur l’a complétement défigurée. Il y a cette odeur de mort qui me poursuit. Même les huiles essentielles n’en viennent plus à bout. Ses filles viennent la voir tous les jours mais elles non plus, elles n’en peuvent plus ! Elles restent en permanence dans le salon des familles. Si jamais il m’arrivait un truc pareil à moi, je préférerais mourir.
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- Bonjour Madame Françoise, nous sommes l’équipe douleur. Je suis le Docteur Bruni et je vous présente Hélène, infirmière de l’équipe. Comment allez-vous aujourd’hui ? Dites-nous.
- Je me sens un peu fatiguée, j’ai pu lire le journal, écouter de la musique et commencer mon livre.
- Qu’est-ce que vous lisez ?
- Un recueil de poèmes pour en parler à Laurent. Laurent c’est mon petit-fils, c’est mon amour. Il vient me voir bientôt, je l’attends. Il est en fac de lettres. Bientôt six mois que je ne l’ai pas vu ! Il est à l’étranger dans le cadre de ses études. Depuis ses quatre ans, vous savez, on passe les vacances d’été ensemble. Il me téléphone presque tous les jours.
- Et sur le plan de la douleur, dites-nous ?
- Avec le nouveau traitement, je ne sens presque plus rien. Avec les piqûres en plus avant de faire le pansement, je n’ai pas mal non plus pendant les soins.
- On pourra peut-être le rencontrer Laurent quand il viendra vous voir. Vous pourriez nous le présenter ?
- Oh volontiers, je suis si fière de mon petit Laurent.
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- Bonjour Laurent. Carla et Hélène, nous sommes de l’équipe douleur. Comment allez-vous ? Ces retrouvailles avec votre grand-mère ?
- Je suis très content de la retrouver, on a parlé des heures, j’ai même eu peur de la fatiguer. Elle a dit que non. Elle m'a lu de nouveaux poèmes. On fait une collection de poèmes depuis que je suis petit. On les connait tous tous les deux.
- Si la situation est difficile pour vous, on peut en discuter vous savez.
- Non Non, ça va, j’avais hâte de rentrer pour la retrouver…
Souffrance des soignants + souffrance des aidants naturels : attention danger ! Euthanasie serais-tu la panacée ? Tout l'intérêt des missions des équipes de soins palliatifs : relai, concertation, soutien.
Igor et Véronique
On frappe.
- Entrez !
- Bonjour. Le Docteur Dix m’a envoyé vers vous. Vous avez cinq minutes pour nous recevoir ? Je m’appelle Igor. Voici Véronique, ma compagne.
- Bonjour, entrez, asseyez-vous, je vous en prie.
- Non, je préfère rester debout. Je sais que je n’ai pas rendez-vous et je ne veux surtout pas monopoliser votre temps. J’ai un cancer pulmonaire, un mauvais cancer. Il est déjà parti un peu partout. Je sais que je vais mourir. Je refuse de souffrir, le temps qu’il me reste à vivre. Je ne veux pas non plus finir squelettique dans un lit. Quand je le déciderai, j’aimerais que vous m’aidiez à partir. C’est pour ça que je suis venu vous voir. Je voudrais aussi rédiger mes directives anticipées et j’ai besoin de vous pour savoir clairement ce qui m’attend.
Igor est beau. Ses yeux bleus nous dévisagent. Allure sportive et chic, « survet » Givenchy... Un homme dans la force de l’âge. On dirait qu’il n’est pas malade. Ses muscles saillants se devinent sous son tee-shirt. Une jeune femme discrète, les larmes dans la tête, effleure sa main.
Silences suspendus.
- A nous de nous présenter. Kate, je suis un des médecins de l’équipe mobile douleur.
- Et nous, Isabelle et Christine, les assistantes médicales de l’équipe. Nous sommes aussi les voix au bout du fil si vous appelez.
******
Les jours passent. Igor a fait la connaissance de plusieurs membres de l’équipe. Il fait appel à nous lorsque la douleur refait surface. Inès, diététicienne et Paul, sophrologue, le suivent régulièrement. Sa compagne est toujours à ses côtés, souvent silencieuse. Certains jours, elle demande à parler à Sylvie, psychologue du service.
C'est ainsi qu'Igor et Véronique sont entrés dans notre quotidien. L'équipe accompagne le couple.
******
- Tu as eu des nouvelles d’Igor et Véronique ?
- Non, aucune.
- Etrange…
- S’ils n’appellent pas, c’est que tout va bien.
- Ça m’inquiète. Depuis six mois, ils appellent toutes les semaines.
- Je vais chercher le courrier. Eh ! Devines qui nous a écrit ?
« A toute l’équipe du DISSPO, étonnés de ne plus nous entendre ? Nous sommes dans le Vercors, perdu en pleine nature. On profite des délices du terroir. Nous rentrons dans une semaine, pas vraiment impatients de vous revoir… A bientôt. Igor et Véronique ».
- Comme je les admire de pouvoir encore inventer des moments heureux.
- Je fais passer la carte à toute l’équipe.
******
09 janvier – 9 heures
On frappe.
- Entrez !
Igor est là, devant nous, une valise à la main.
- C’est aujourd’hui, j’ai besoin de vous, vous m’avez promis une place quand ce serait le moment. Mes forces m’abandonnent, je respire de plus en plus mal, je tiens à peine debout, je me sens exténué, la douleur revient toujours plus forte et plus longtemps même avec les doses de cheval que je prends.
Silences suspendus, sanglots intérieurs qui ne doivent pas atteindre la surface de nos corps, regards détournés. A deux, on donne le change.
- Igor, asseyez-vous un instant, nous appelons le médecin.
- Ah, Docteur Kate, merci d’être toujours là. Je suis arrivé au bout de ma vie cette fois. J’aimerais mourir, mourir en 48 heures, 48 heures pas plus.
Trente minutes de négociations plus tard, une seule place disponible en hôpital de semaine.
Expliquer à l’équipe la situation d’Igor, adapter le traitement antalgique, appeler le Docteur Dix, organiser une concertation pluridisciplinaire. Accompagner Igor. Accompagner Véronique. Accompagner les soignants du service. Rester professionnel.
Concertation difficile : nous connaissons Igor et Véronique depuis un an et deux mois. Nous sommes entrés dans leur vie et ils occupent une part de la nôtre. Que décider ? Respecter son souhait ? Le questionner encore ?
Igor est installé dans la plus grande chambre du service, une chambre baignée d’une lumière tamisée par les stores qui laissent entrer des morceaux de ciel bleu. L’administration des antalgiques le fait somnoler. Présence silencieuse, le regard perdu, Véronique se tient à ses côtés. L’entrée du Docteur Kate ramène son regard au présent. Elles se saluent.
Kate se penche vers Igor et murmure à son oreille :
- Igor, je suis revenue comme je vous l’avais promis. Comment vous sentez-vous à présent ? Souhaitez-vous toujours dormir ?
D’une voix faible mais toujours audible, Igor répond :
- Pas tout de suite. J’aimerais passer encore une nuit tout près de ma chérie. C’est possible de lui installer un lit à mes côtés ?
Igor est décédé le troisième jour de son entrée dans le service, après mise en place d’une sédation profonde la veille.
Accompagner une personne en fin de vie, n'est-ce pas respecter ses choix, ses silences, son ambivalence ?
Madeleine
- Bonjour Carla. Avant que tu commences le staff, il faut que je te parle d’une patiente adressée par le Docteur Dimitri du CHU de Lyon.
- Explique-moi.
- Elle s’appelle Madeleine, 22 ans. Elle est hospitalisée en médecine depuis hier. L’intervention qui date de 20 jours n’a pas permis d’enlever la tumeur cérébrale en totalité. Un traitement de radio-chimiothérapie complémentaire est prévu. D’après l’Interne du service, elle est faible, elle présente des crises d’épilepsie à répétition et la douleur est fluctuante. J’ai récupéré son traitement, si tu veux le voir. Elle a été transférée dans notre établissement parce que ses parents habitent la région.
****
- Bonjour Madeleine. Le Docteur Dimitri de Lyon nous a demandé de venir vous voir. Il vous salue. Il nous a expliqué votre situation. Je suis Carla, le médecin de la douleur.
- Moi c’est Hélène, une des infirmières de l’équipe des soins de support. Notre service s’appelle le DISSPO.
Madeleine est faible, encore secouée par la dernière crise d’épilepsie survenue dans la matinée.
- Docteur, pourriez-vous redresser un peu le dossier du lit, que je vous voie mieux ?
Carla s’exécute dans une manœuvre peu habile.
- Heureusement que vous êtes Docteur, vous ne feriez pas une bonne aide-soignante, à me secouer comme ça !
****
Les jours suivants, l’état de Madeleine s’altère encore. Il alterne entre phases de confusion et phases de lucidité. Ses parents sont sous le coup de l’impensable situation. La Réunion de Concertation Pluridisciplinaire a indiqué un traitement complémentaire de radio-chimiothérapie.
Madeleine a consenti, ses parents mettent tous leurs espoirs dans ce traitement.
Les rendez-vous sont fixés. Les questions fusent, les avis médicaux sont partagés :
- Même avec le traitement antalgique, pourra-t-elle tenir sur la table de radiothérapie le temps des rayons ? Ne va-t-on pas trop loin ?
- Ce traitement peut renverser la situation, j’en suis convaincue. Il a déjà montré son efficacité. Madeleine a 22 ans. On ne peut pas baisser les bras. Je comprends tes réticences, mais comprend aussi mon insistance.
L’insistance l’emporta au fil des discussions.
Deux semaines plus tard, Madeleine est debout, elle a repris des forces. Les crises d’épilepsie ont disparu. Les premiers levers se passent bien. Les aides-soignantes l’emmènent en chaise roulante, prendre l’air dans le jardin.
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On frappe.
- Entrez !
- Salut les filles toujours dispo ! Qui veut faire un tour en chaise roulante ? Promo exceptionnelle, profitez d’un tour gratuit pour une visite Overtop ! Il y a que des nanas dans votre équipe ? vous ne cachez pas un beau garçon quelque part ? Six semaines que je suis ici, pas encore vu un beau mec sortir du DISPO !
- Si, il y en a bien un, mais on le garde bien planqué. On ne le sort que le jeudi !
Madeleine, le regard enjoué, conduit joyeusement son fauteuil roulant, le poussant comme une mauvaise blague, jolie manière de le coller au rancard.
******
Les traitements oncologiques ont permis à Madeleine de vivre 5 ans. Le souvenir de Madeleine est celui d'une jeune femme battante, qui, au plus mal de sa forme, conservait le sens de l'humour.
La frontière entre archarnement thérapeutique et traitement curatif est parfois si mince... Seule une concertation poussée entre les acteurs de soins, la patiente et sa famille, a permis de prendre la décision médicale la plus appropriée.
Gilberte
Le téléphone sonne.
- Soins de support Bonjour, je vous écoute...
La voix au bout du fil est faible, un murmure.
- Christine, je meurs, je meurs...
La voix s'éteint, le silence retentit
- Vous m'entendez, vous pouvez me parler ?
Silence
Je me concentre, ferme les yeux
Qui est cette voix ? Je la connais, je la reconnais
J'aperçois son visage
Elle m'a appelée Christine
Gilberte
Retrouver son nom
Modigliano
Son adresse
Appeler les pompiers
Je ne suis pas tout à fait sûre
Ils partent immédiatement
Enfoncent la porte
Gilberte est inconsciente
Emmenée aux urgences
Sauvée.
"Répondre à l'exigence de justice, c'est éprouver l'impossibilité de ne pas être ému par la souffrance d'autrui alors même que tant d'autres ont déjà averti qu'il fallait se protéger soi-même, se cuirasser sous peine de sombrer dans l'épuisement professionnel".
Pierre Le Coz - Petit traité de la décision médicale.
Monsieur Arthur
- Bonjour Monsieur le Directeur, vous vouliez nous voir ?
- Je tenais à réunir les responsables des soins de support car les enveloppes MIGAC ont encore diminué.
- Ah bon !
- En conséquence, je ne suis pas sûr de pouvoir garder l’effectif de votre équipe de soins palliatifs. Et puis, vous savez les MIGAC sont dorénavant complétement fongibles.
- Complétement fongibles, dites-vous ?
- Et je dois vous dire, avec le déficit en chirurgie qu’on va être obligé de combler…
- Combler le déficit de la chirurgie avec les budgets alloués aux soins palliatifs ? Monsieur le Directeur, vous connaissez notre effectif : 2,15 ETP médecins et 2 ETP infirmières pour s’occuper du traitement de la douleur, des soins palliatifs, du soutien aux équipes soignantes, de la formation, de l’enseignement, sans compter que vous nous demandez maintenant de participer à des travaux de recherche…
- Comprenez-moi bien, si nous voulons maintenir le niveau d’excellence de notre établissement, il faut développer les techniques de pointe. Avec l’achat de NOVEXELL 3000, nous devenons pôle de référence international dans le domaine des tumeurs rares. L’amortissement de ce matériel totalement innovant, nous met dans le rouge pour plusieurs années. Et puis, Mesdames, je vous rappelle que notre objectif c’est vaincre le cancer.
- Monsieur le Directeur, il y a dilemne : les progrès de la médecine augmentent la durée de vie des malades, c'est vrai. Ils produisent aussi une grande vulnérabilité et de nouvelles complications encore jamais rencontrées. Dites-nous quoi proposer aux 60 % des patients qui ne vont, malgré tout, pas guérir ?
- Je vous tiendrai au courant pour les effectifs.
La course à l'excellence met l'accent sur la recherche, les équipements de dernière génération. Quid des moyens à mettre en œuvre pour l'accompagnement des patients en phase palliative, à l'heure où les progrès de la médecine chronicise la maladie ?
Toute ressemblance avec les personnages de ces petites chroniques des jours restants, est bien réelle et en aucun cas fortuite.
Laurent Ruquier, Christine Angot, Yann Moix, ai-je pu tuméfier vos certitudes ?
La mort ne se laissera jamais écrouée dans une loi, elle est bien trop maligne !
La Dignité n’est pas une femen assoiffée d’autonomie, c’est une femme éloquente qui s’habille de bienfaisance, de non-malfaisance et de justice.
La loi n'est que « l'arbre qui cache la forêt » dit souvent le Professeur Régis Aubry.
Qu'est-ce que l'autonomie au regard d'une société qui prône un peu plus chaque jour, la force, la beauté, la performance ?
Osez poser les bonnes questions ! Osez inviter les bonnes personnes !
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Notes parfois nécessaires à la compréhension du sujet et appréhender le dessous des cartes :
T2A : Tarification A l’Activité. Les établissements de santé sont rémunérés en fonction de leur activité et non plus par une enveloppe globale. Activité = production d’actes (chirurgie, radiothérapie, chimiothérapie). Plus un établissement effectue d’actes, plus ses budgets sont importants.
MIGAC (Mission d’Intérêt Général et de l’Aide à la Contractualisation) : enveloppe spécifique allouée à des équipes qui ne produisent pas d’actes. C’est le cas, entre autres, des équipes d’algologie et de soins palliatifs. Ces budgets sont alloués chaque année par les Agences Régionales de Santé (ARS). Les Directeurs d’établissement ont néanmoins toute latitude pour utiliser le montant de ces enveloppes comme ils le souhaitent.
Virage ambulatoire : politique de santé qui privilégie la médecine ambulatoire. En conséquence, des lits d’hospitalisation complète sont transformés en lits de jour.
JALMALV : Jusqu’A La Mort Accompagner La Vie : Fédération reconnue d’utilité publique le 26/3/93 Mouvement associatif qui agit pour que chaque personne gravement malade, même en fin de vie, soit considérée comme une personne à part entière, vivante et digne jusqu’à son dernier souffle.
ADMD : Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité. L’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité milite pour que chaque Française et chaque Français puisse choisir les conditions de sa propre fin de vie. “Il n’y a pas de principe supérieur dans notre République qui oblige les patients en fin de vie à vivre leurs souffrances jusqu’au bout.”
ETP : Equivalent Temps Plein
Chimio rapide , espace ouvert , outils connectés : pour favoriser l'autonomie des personnes, on préfère qu'elles passent le moins de temps possible à l'hôpital. Ce programme est mis au point pour améliorer la qualité de vie des patients. Tout est étudié pour réduire les temps d'attente (installation du patient, confirmation du traitement, arrivée du traitement,...). Le programme est contrôlé par des enquêtes de satisfaction.
A quand Drive chimio ? Les nouveaux concepts, jusqu'où ?
La modernité de ces concepts est-elle compatible avec les réalités de terrain ?
Chimio rapide et Espace ouvert restent peu adaptés à la prise en charge globale du patient : quand l’équipe arrive, le patient est déjà parti. Lorsqu’il est encore là, Espace ouvert permet rarement de lui parler en toute intimité.
Et l’éthique dans tout ça ?
Autonomie
La reconnaissance de l'autonomie du patient requiert le consentement mais ne s'y limite pas : le sujet ne se borne pas à acquiescer ou refuser. Il contribue à élaborer une démarche de soin, même s'il n'en peut pas être le seul agent.
Bienfaisance
Oblige à différencier le bien tel que le conçoit le médecin et le bien tel que l'appréhende le patient. Il s'agit de respecter sa représentation personnelle de ce qui est préférable pour lui.
Non malfaisance
Exige du médecin qu'il épargne au patient des souffrances qui ne seraient pas au service du rétablissement ou de la préservation de son état de santé. Concrètement, il peut se décliner en suppression ou en prévention d'un effet nocif. Il peut s'entendre au-delà du patient lui-même, à sa famille.
Justice
L'exigence de justice puise ses racines dans le sentiment de profonde injustice ressenti par le patient atteint de maladie grave. Qu'il n'y ait pas de réponse à la question de savoir pourquoi et que cette absence de réponse induise chez le patient une souffrance morale inconsolable, est ce que nous pouvons appeler le mal. Le mal est ce par quoi l'absurde surgit dans le monde. C'est ce sentiment de révolte qui va naître dans l'esprit du patient, une exigence de justice avec laquelle le praticien devra compter.
Extrait du Petit traité de la décision médicale – Pierre Le Coz
Remerciements
A Yass, de m'autoriser à plagier certaines de tes expressions. Yass sur scène.
A tous les écrivains de Scribay qui ont soutenu ce texte, l'ont annoté et commenté.
A mes collègues de travail, aux bénévoles d'accompagnement pour leur réflexion et leur soutien.
A Régis Aubry et à Pierre Le Coz pour leur lecture et avis.
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