La Tribu des ponts

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Accompagnement musical :
Wardruna, "Solringen"
https://youtu.be/5rEeEKYbVX8

D’aucuns pourraient se demander pourquoi il existait une tribu telle que celle des Ponts, en particulier dans les Grandes Plaines de Sable où, serait-on justifié de penser, il n’était pourtant besoin d’aucun pont.


Au sortir de l’enfance, les garçons accomplissent le Grand Rite afin de devenir des hommes. Ce jour-là, c’était au tour de Rhames. La file s’était arrêtée sur le sentier invisible des mille tribus, effacé et retracé au gré des hommes et des vents.


Les sables sifflaient sous les rafales cinglantes. Rhames se disait que c’était pour mieux le pousser vers son destin. Il partagea cet espoir avec son père qui ne dit mot, comme à son habitude. C’était un homme, l’excusait Rhames. Il voyait haut et loin, et n’avait pas à baisser les yeux sur un enfant, fût-il son fils. Sa mère, elle, avait le front ridé par le souci. Pour lui porter bonheur, elle lui passa autour du cou un collier de pierres taillées. Rhames fit mine de se débattre, trop âgé pour se laisser choyer, mais accepta le présent malgré tout. Il aurait besoin de chance, là où il irait.


Au centre du cercle formé par la tribu, Rhames s’assit devant l’aïeul qui lui appliqua son troisième tatouage : la ligne qui descend du front jusqu’au nez, afin que Rhames retrouve toujours son chemin vers les siens.

Rhames serrait fort les paupières pour que l’encre n’y coule pas, et que des larmes ne s’en écoulent pas. Il ne savait ce qui le faisait le plus souffrir entre l’aiguille et l’épreuve qui l’attendait, mais il garderait la tête haute et les yeux secs, comme son père avant lui.


L’aïeul lui épongea le front et implora les dieux de le guider. Il patienta et sonda le ciel à la recherche d’un signe d’Atira, mais Atira se manifestait rarement. Resté sans réponse, l’aïeul poursuivit le rituel séculaire, résigné au silence céleste.


À la tribu, le vieil homme désigna les Grandes Plaines des Sables de l’Ouest, et à Rhames, les Grandes Plaines des Sables de l’Est, que hantaient les plaies béantes d’Essea. Il se tut alors, et enfonça un piquet à la droite du garçon, auquel il attacha une indi allaitante. À sa gauche, il déposa trois outres pleines, un couteau d’os et une longue corde de cuir. Il offrit son dernier repas à l’enfant sous les hauts regards des hommes.


Avant que Rhames n’ait avalé sa première goulée, la tribu reprit sa marche vers l’occident, les hommes en tête, suivis des garçons, puis des femmes, des filles et des bêtes.


Rhames fixa le dos de son père qui s’éloignait, espérant parvenir à lui ressembler. Il devinait que sa mère chercherait son regard, mais se retint de les laisser se croiser. Il deviendrait bientôt un homme, après tout.


Quand il eut raclé les dernières gouttes du bol rituel, il l’ensevelit, se leva lentement, inspira profondément, et se dirigea à l’est, où sa fin ou son destin l’attendait.


Rhames savait que l’épreuve commençait dès le premier jour, et qu’il lui fallait trouver de la nourriture sans tarder. Il attacha les outres à la fidèle indi à l’aide de la corde, et l’enfourcha vers l’orient en s’y cramponnant pour ne pas être emporté par les vents.


Sous le sac et le ressac des dunes, lézards, rongeurs, oiseaux et marsupiaux maternaient leurs petits dans la fraîcheur des tunnels de leurs colonies mixtes. Les pépiements des jouvenceaux nus, poilus, duveteux ou écaillés n’atteignaient pas la surface, de sorte que leurs parents confiants se laissaient aller à l’indolence, ou partaient se sustenter le cœur léger.


Même s’il trouva quelques lézards en chemin, n’omettant pas de remercier Choklit L’Abondant de sa générosité, la faim ne tarda pas à rattraper Rhames, et ses outres comme le lait de l’indi se tarissaient. Les montures grises d’Atira n’avaient toujours pas couvert les cieux ; mais les pluies se montraient aussi capricieuses que le dieu de la foudre. La tribu lui avait bien appris cependant, car Rhames reconnut les plantes-à-boire qui poussaient le long de la Piste des Enfants. Il remplit ses outres et but si goulûment qu’il en assécha plusieurs. L’indi émit un cri malheureux, et le garçon daigna la laisser s’abreuver à son tour. Après tout, il avait besoin de son dos et de son lait.


Lorsque des lézardeaux désormais orphelins s’extirpèrent de leurs œufs, les habitants des tunnels s’étonnèrent de les voir ainsi délaissés et, mus par un instinct qui ignorait la frontière des espèces, couvèrent les nouveau-nés gazouillants.


Rhames enfourcha l’indi bienveillante, et se dirigea vers l’immense fossé circulaire qui commençait à poindre à l’horizon : l’Abysse des Morts. Il frissonna malgré la chaleur, car telle était sa destination. Devant la cicatrice colossale, d’habitude contournée par les tribus, l’enfant glissa du dos de l’indi et dressa l’inventaire de ses possessions. L’indi ne lui servirait plus que pour son lait, et la longe de cuir ne suffirait pas. Même s’il tannait toute la peau de l’indi, il manquerait de corde pour traverser l’abîme, dans les tréfonds duquel les Nanorhmed exhalaient leurs poisons, courroucés de n’être pas pleurés par les vivants.


Rhames se demanda brièvement ce qu’il était advenu des ponts fabriqués par ses aînés, puis étudia le paysage uniforme, à l’exception du gouffre abject où il évitait de poser les yeux. Il n’avait jamais vu personne s’approcher de l’ulcère terrestre auparavant. Sans le rite, il se serait aisément cru le premier.


Sous les dunes fourmillaient des parents, de sang ou d’adoption, qui farfouillaient les galeries à la recherche de graines, d’insectes ou de végétaux. Des graines, ces bestioles n’en prenaient jamais qu’une sur douze ; des insectes, un sur cinq, et des végétaux, le moins possible, sans songer à pourquoi.


Une unique plante herbeuse bravait le paysage stérile, d’aussi loin que portait la vue de Rhames. L’enfant soupira. Il marcha à sa hauteur et l’arracha. La gentille indi fixait l’herbe en salivant. Rhames lui repoussa la tête, ignorant ses gémissements chagrins pour la chevaucher à nouveau. Il surveillait d’un œil craintif l'immense cratère, dont il suivit un segment de la courbe en quête de tiges à tresser.


Sa recherche s'avéra vaine, mais il s’y était attendu. Il avait toutefois pillé le nid d’un estar, et il lui restait une vaste parcelle de désert à arpenter.


Il se dit également qu’il n’était pas trop tôt pour délester l’indi de son crin, dont il tissa sa deuxième corde, qu’il mêla à la première de sorte qu’elle doubla en longueur. Ça ne suffisait pas, mais il se sentait déjà beaucoup plus près d’accomplir son but. L’indi broncha, mais avait suffisamment de jugement pour ne pas s’attirer l’ire d’un homme en devenir.


Ce soir-là, un oiseau bleu chanta son deuil en découvrant son foyer dépeuplé.


Rhames compta quatre passages de Pirishel pendant lesquels il fouilla le désert en quête de ses herbes éparses. Les dunes, comme Rhames, allaient et venaient, dévoilant parfois une tige auparavant abritée. Rhames arrachait ces rares échantillons de vie, qu’il tressait aussitôt, quand il ne dépistait pas des oiseaux, mammifères et autres lézards, qui avaient survécu aux sables arides jusqu’à l’arrivée de l’enfant d’homme.


Sur son passage, comme sur celui de ses aînés avant lui, le désert se désertifiait.


Quand, au prix de toute végétation alentour, les cordes de Rhames eurent atteint une longueur décente, il fit face à l’abîme circulaire et fixa trois cordes aux pieux plantés des centaines de générations auparavant. Il façonna une ébauche de pont bien triste et inutile, qui prétendait se faire rejoindre deux parties du gouffre à peine séparées, mais l’enfant n’avait pas terminé.


Il détacha alors du rebord une extrémité du pont de fortune, qu’il fixa un peu plus loin. Il continua de la sorte, des jours et des nuits, battu par le vent, la faim, la soif et la chaleur. Il déplaçait ses cordes petit à petit, étirant de jour en jour son pont sans but ni destination.


Quand il partait chercher à boire ou à manger, il gardait un œil ouvert pour d’éventuelles herbes, tiges ou animaux à fourrure, car ses cordes ne s’étendaient toujours pas à travers le diamètre de l’Abysse. La pauvre indi, dont la carcasse avait dernièrement épargné la cueillette à Rhames, avait depuis longtemps été délestée de tous ses poils. L’enfant lui-même avait fait don de ses cheveux à l’œuvre qui le changerait en homme.


Le jour vint, enfin, où Rhames accrocha son pont à l’autre extrémité du gouffre. Puisqu’il l’avait d’abord fixé du côté d’où il était arrivé, il regretta un instant le trépas de l’indi, qui aurait pu le porter jusqu’au départ de la véritable épreuve. Mais Rhames était bientôt un homme, alors il s’y dirigea d’un pas décidé, traversant le paysage où ne soufflait plus que le vent, ne se mouvaient plus que les dunes, et ne poussaient plus que leurs sanglots.


À l’autre bout de l’Abysse, à la base du pont qu’il avait passé le reste de son enfance à ériger, Rhames posa un premier pas hésitant sur son œuvre. Cette échelle fragile formait son seul rempart contre le sombre abîme où les esprits souhaitaient sa mort. La grande fierté de la tribu des Ponts.


Il se résigna bientôt à progresser à quatre pattes. Moins haut qu’un homme, mais vivant au moins. À condition que le pont supporte son poids.


Il persévéra ainsi, à tâtons, agrippé comme un enfant lorsque les bourrasques le ballottaient. Mais enfin, enfin, il atteignit l’autre extrémité.


Il se redressa alors de toute sa hauteur d’homme, et se demanda de nouveau pourquoi ne s’était trouvé aucun pont à son arrivée, bien que tous les hommes de sa tribu en aient érigé lorsqu’ils n’étaient que des garçons. Où étaient-ils ?


Il leva les yeux vers les cieux qu’Atira ne traversait que rarement, ces cieux du bleu uniforme des estar qui n’y volaient plus. Et la réponse lui apparut sans l’aide du dieu des orages et de la foudre : il n’y avait pas eu de ponts, parce que les garçons, devenus hommes, les avaient tous détruits.


Il dénoua le pont fraîchement né, et regarda les plantes flétries et poils sans hôtes s’enfoncer dans les profondeurs meurtrières, où rien ne poussait ni ne mangeait jamais.


L’Abysse des Morts dévora les sacrifices malgré elle, parmi les disparus que personne ne pleurait. Elle jugeait Rhames en silence, et les sables dépeuplés sifflaient leur mécontentement, et le ciel témoin brûlait de haine pour celui qui tuait. Mais l’homme s’en moquait.

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