Le Dieu de la guerre
Battu par les vents du désert, le shaman psalmodiait des requêtes aux dieux. À Sheba, il scandait des vers au sens perdu depuis longtemps. À Tchaklét, il adressait nos prières de félicité. Innet, il chargeait de transmettre son message au panthéon. Et à Atilal, il chantait les hymnes les plus beaux, car est insensé celui qui s’attire ses foudres.
Il frappait des mains en rythme et faisait s’élever la fumée bleue, attendant une réponse des dieux. Son masque de sang sacrificiel s’écaillait sous le silence des cieux.
– Tu pries des dieux morts, vieil homme, lui dit un homme de la tribu.
– Ils ne sont pas morts ! s’indigna le shaman.
Il avait fréquenté les dieux toute sa vie. Il aurait remarqué leur absence soudaine. Et puis les dieux étaient des dieux : ils ne pouvaient pas mourir.
L’insolent fit un geste en direction du désert, cette vaste prison qui nous avait vu naître et nous verrait mourir au plus vite.
– Regarde autour de toi. Ils sont morts. Ils sont morts depuis longtemps.
– Qu’est-ce que tu sais des dieux, jeune arrogant ?
– Je sais ! Je sais parce que j’en ai vu un vivant, marchant et respirant ! Il faisait la taille d’un Damo, portait une arme à la hanche, et brillait comme l’astre du jour.
Des chuchotements inquiets s’élevaient de la tribu. « Un dieu de la guerre ? » disaient-ils. « Qu’est-ce qu’un dieu de la guerre est venu faire ici, maintenant ? »
– Pourquoi s’est-il montré à toi plutôt qu’au shaman ? interrogea l’aïeul dont la face ridée donnait un air de colère perpétuelle.
– Je ne questionne pas les dieux, et je ne prétends pas le savoir. Il s’est juste montré. Les temps sont en train de changer.
Le shaman cessa ses prières et s’enfouit la tête dans les mains.
– Si les dieux marchent parmi nous… dit-il en se levant.
– Alors la guerre approche, complétèrent les membres de la tribu.
Un sentiment de malheur parcourut les hommes et les femmes, mais leur fatalisme les en sortit bientôt. Comme le désert, les dieux veulent et les dieux prennent. Les hommes n’ont qu’à obéir.
Seule une petite fille restait troublée. Elle aussi avait vu le dieu luminescent, et il lui avait paru paisible, non ? Il avait traversé les terres de la tribu en ligne droite, comme s’il se souciait peu de leur présence, voire n’en avait pas conscience. Il lui avait donné l’impression d’une force de la nature. Cherchait-il vraiment à semer la guerre ?
Mais que savait-elle des dieux ? Si ses aînés avaient parlé de guerre, ils avaient sûrement raison.
Elle vit les hommes sourire. Ils auraient l’opportunité de prouver leur valeur, de mourir avec honneur, de rejoindre les Grandes Plaines de Fleurs.
Nul doute qu’ils triompheraient même avec un dieu de la guerre à leurs côtés. Vraiment, tout irait bien.
Alors pourquoi un nœud de plomb se serrait-il dans le ventre de la petite fille ? Et pourquoi le dieu lui avait-il semblé si triste ?
Quand elle regarda autour d’elle, elle vit sa propre moue reflétée sur les visages des femmes. La guerre n’avait pas le même sens pour elles que pour les hommes. Les petits garçons bombaient le torse tandis que les femmes adultes se recroquevillaient. La guerre ne les emmènerait pas aux Grandes Plaines, elles le savaient. Aux femmes, seuls s’ouvraient les Sables aux Sanglots.
Peut-être que quelques hommes s’y frayaient aussi un chemin, mais si tel était le cas, ils n’étaient pas revenus pour s’en vanter.
– Là-bas s’en est allé le dieu de la guerre, alors là-bas nous trouverons nos adversaires.
Ils surent leur destination sacrée quand un pilier de lumière leur montra la voie.
– Nous approchons du but ! annonça le shaman. L’ennemi prédestiné nous attend !
Les hommes dévalèrent les dunes et déferlèrent sur la tribu adverse, dont les guerriers chevauchaient des faiar cornus. Mais les hommes n’avaient pas peur : un dieu de la guerre les guidait.
Leurs lances hérissées, ils criaient et chantaient sous les yeux appréhensifs des femmes, car s’ils perdaient… mais ils ne pouvaient pas perdre.
– Du sang pour le dieu de la guerre ! s’écriaient les hommes en déchirant les chairs adverses.
Beaucoup tombèrent, d’un côté comme de l’autre. Le pilier de lumière s’éteignit et les femmes, d’un côté comme de l’autre, rassemblèrent leurs morts et leurs blessés, et se saluèrent de la tête en travers du champ de bataille.
La soif du dieu de la guerre avait été étanchée, semblait-il.
– C’est tout ? demanda le shaman à personne en particulier. Non, ce n’est pas terminé…
Il considéra les sables, à présent trempés de sang. Sa tribu, presque réduite à néant.
– Nous avons échoué, marmonna-t-il sombrement.
La petite fille était seulement soulagée que les combats aient cessé si vite.
Quand le pilier de lumière s’était évanoui, elle avait eu du chagrin pour lui. Elle avait voulu l’atteindre, le rassurer avec des mensonges, lui promettre que tout irait bien, qu’il ne serait plus jamais ni seul ni triste.
Ils avaient failli au dieu de la guerre, elle le savait. Mais ils avaient failli bien avant de perdre, dès qu’ils avaient poursuivi l’ombre lumineuse le meurtre à l’esprit.
Le dieu de la guerre avait bouleversé leurs vies, sans même le remarquer.
Elle garda le silence, cependant, car qui écouterait une petite fille ?
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