L'Architecte des cauchemars

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(La musique d'ambiance qui va bien : Heilung - In Maidjan https://youtu.be/5CTE2GLWtjE)

Áìmī picorait dans ses plats. Figues au miel ou prunes douces ? Elle peinait à trancher, et l’injustice la troublait. Elle regarda les autres enfants, qui rêvaient de partager son dilemme et croquaient leur pain rassis à la place.

Elle opta pour les figues et empocha les prunes, moins salissantes, pour offrir plus tard à ses amis mal-nourris. Sa mère aurait désapprouvé qu’elle tache de miel ses riches robes. Elle ne la grondait jamais, mais Áìmī préférait lui épargner de la peine.

Assurée que ses convives avaient terminé leur maigre repas, elle remercia la tribu pour son offrande et se retira vers sa tente, aussitôt imitée par le reste des enfants. Les sœurs aînées nettoyèrent leur vaisselle, et les mères les suivirent.

Áìmī avait besoin de beaucoup de sommeil, aussi sa mère la borda la première avec son habituelle adoration silencieuse. Les autres mères affluèrent ensuite.

— Ne réveille pas l’architecte des cauchemars, chuchotèrent-elles en leur baisant le front de leur progéniture.

— Ou il assombrira tes rêves, ajoutèrent quelques unes d’une voix inquiète.

Les enfants le savaient. Et le leur firent remarquer. Mais quelle quiétude de se l’entendre dire. Et ainsi, ils s’endormirent à leur tour.

*

La musique scandée prenait aux tripes. La tribu frappait des pieds en rythme. La tête embrumée d'effluves ferreuses. Les nuages de poussière des danseuses.

Autour des tambours, le shaman, les yeux et la gorge peints, laissait goutter son couteau sacrificiel. Le feu rituel se colora de rouge, de vert, puis de bleu à mesure qu'il y lançait la poussière magique. Il inhala le reste de poudre étalé sur sa paume et convulsa, en transe avec les dieux.

— Ésám ! pria-t-il. J'implore Átīrá, ô dieu des cieux !

Il jeta une poignée de sable derrière lui.

— Ìnnét, le messager ! Transmets ma requête à tes aînés !

Et à l’horizon pointa un nuage de pluie.

— Les dieux nous écoutent ! triompha le vieil homme. Commencez les préparatifs.

Son apprenti béa, et désespéra.

— Je n’égalerai jamais votre talent, se lamenta-t-il en aidant l’aïeul à se relever. Je devrais prier Ìnnét.

— Qu’est-ce que Le Messager a à voir avec ça ? C’est à L’Exaltant que tu dois t’adresser.

Le shaman s’épousseta, sans résultat. L’apprenti fixait le feu.

— Merci, mais je ne m’en remets pas à Chóklít pour ces choses. Ìnnét sait tout, alors il saura m’aider.

— Tu comprends mal les dieux, mais tu as raison quelque part : Chóklít ne comprend pas ton amertume. Il n’entend que le bonheur, et rien à la douleur. Comment, dès lors, peut-il la soulager ?

L’apprenti s’enterra dans ses mains moites.

— À quel dieu me confier ?

— Aucun. Tes progrès viendront d’ici, répondit le shaman en lui frappant le torse. Pas de là-haut.

Le jeune homme soupira, d’un souffle las et abattu.

— Je ne sais même pas appeler la pluie, et vous espérez que je réitère votre miracle ?

Le vieillard lui tapota l’épaule. Après des décennies de pratique, il était parvenu au sommet de son art au crépuscule de sa vie et avait piégé un dieu. Un dieu vivant. L’œuvre de toute une existence, son apogée. Mais il rassura son élève : il apprendrait, comme lui-même avait appris. Pour l’heure, il mènerait le rite dédié à l’Incarnation Divine.

L’apprenti tremblait de nervosité. Sa vue se troublait. Ses paumes suaient. Le shaman lui tint le menton et le fixa dans les yeux.

— Tu y arriveras. Mieux : tu brilleras. Et je me tiendrai à tes côtés.

Le jeune homme battit des paupières. Déglutit. Serra les poings. Et se dirigea d’un pas certain vers la tente des enfants.

Il n’y aurait pas de meilleure opportunité, se convainquit-il. Les présages les encourageaient, et le dieu avait endormi sa méfiance.

Les enfants se réveillèrent, et les adultes les firent taire en pointant du doigt l’Incarnation Divine.

— Ne réveillez pas l’architecte des cauchemars.

En silence, alors, on sortit Áìmī de son lit, endormie. Et on la plaça sur l’autel, et on lui brisa les jambes. Et on lui brisa les croyances. Et la conscience. Et l’innocence.

Des hurlements d’enfant déchirèrent la nuit. Mais l’apprenti ne défaillit pas.

La musique scandée prenait aux tripes. La tribu frappait des pieds en rythme. La tête embrumée d'effluves ferreuses. Les nuages de poussière des danseuses.

L’apprenti tambourinait, les yeux et la gorge bientôt peints, il laissa goutter son marteau. Le feu rituel se colora de rouge et de brun à mesure qu'il y lançait le sang divin. Il inhala le reste de poudre étalé sur sa paume et convulsa, en transe avec les dieux.

On enflamma l’enveloppe divine. L’âme punie pour ses crimes.

— Du farceur, nous avons fait victime !

Le shaman s’avança près d’Áìmī. Ses chairs fondues, sa voix perdue. Un souffle rauque s’efforçait de crier. Ou d’expirer.

— Plus jamais la tribu ne souffrira ses tourments !

Mais malgré les présages, malgré la fin brillante d’un dieu, la tribu s’inquiétait.

— Les rafales essaient d’éteindre le brasier… souffla un homme apeuré. Le dieu du vent est mécontent.

— Au contraire, il l’attise ! le rassura le shaman.

Des mères, les bras croisés, manifestaient leur contrariété.

— On ne peut pas tuer un dieu, shaman. Ce qu’attisent le vent et vous, c’est sa colère. Sa vengeance nous frappera, encore plus sévère.

Le shaman les ignora, mais il ne put nier que depuis, leurs rêves n’étaient plus que

cris

et

flammes.

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