Au Creux du monde

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Musique d'accompagnement :
Zack Hemsey - "The Way (Instrumental)"
https://youtu.be/oN2Xs-MvxLw




Il contempla le vaste horizon, ce vide étranger si contraire au clan luxuriant. Pas une rivière, pas un lac dans ce monde à part. Les jeux, rires et cabrioles de son enfant réjouie lui arrachèrent un sourire. Tout n'était pas perdu.

Non, tout n'était pas perdu.

Quelque part, lors de cette longue marche vers nulle-part, elle lui demanda : « Où on va ? » Il la regarda, traîna ses mots et sa langue desséchée, hésitant à avouer qu'il ne savait pas. Qu'il ne savait plus.

Le sol, il me brûle les pieds.

Il s'agenouilla, dos à elle pour l'aider à monter. Cramponnée au primate, les mains serrées autour du cou transpirant, elle devait avoir chaud.

Y'a encore long, hein ? Tu devras me laisser marcher à un moment.

— Mais pas tout de suite. T'en fais pas pour l'instant.

Elle plongea un pied dans la besace du guerrier munai, sortit une gourde et la lui tendit.

Non. Il faut la conserver. Bois si tu as soif, j'attendrai.

Et de braver le désert, ils continuèrent, là où nul autre de leur clan n'était jamais allé. Ils y rencontrèrent les faibles Yu, et s'émerveillèrent de leur improbable survie en ces terres désolées.

Des flèches les accueillirent, longtemps avant les mots. Le guerrier se saisit de celle fichée dans sa tunique, la brisa, et coursa un Yu pour la lui planter dans le cou. Les autres s'enfuirent, laissant feu l'archer aux ventres étrangers.

Rassasié, le Munai s'égara dans ses pensées, un fût de flèche entre les doigts. Les Yu s'armaient de distance sans y penser, comme s'ils ne craignaient nul châtiment, nulles représailles pour ces lâchetés.

Sous la poigne du Munai, la frêle flèche se fêla. L'enfant posa sa main sur la sienne, et lui renvoya son regard peiné. Le clan avait lourdement payé ses propres armes de jet. Comment les Yu restaient-ils impunis ?


De temps à autre, ceux qui ne craignaient pas la riposte envoyaient leurs couards les plus braves. De quoi sustenter les deux Munai esseulés dans leur périple au travers de l'hostilité.

Le dernier en date ligoté, l'enfant discutait avec le prisonnier :

— Ils ont dit qu'on s'appelle des « monstres », s'enquit-elle dans la langue yu. Toi aussi tu penses ça ?

— C'est sans importance. Vous appartenez à la tribu de Wa, maintenant.

Son ton égal n'appelait pas la discussion. Elle s'en moquait.

Ah oui ?

— Bien sûr. Pourquoi on vous aurait laissé vous introduire sur notre territoire, sinon ?

Le Munai poussa un rictus étonné, mais s'épargna la peine de se moquer. La fillette, elle, ne releva pas l'énormité.

Je sais pas. C'était gentil la nourriture, au fait.

— La nourriture...? répéta le Yu de Wa. Peu importe. Je suis venu collecter le tribut pour le chef.

— Oh ! Vous avez trouvé le Naræs ?

La petite sautillait de joie. Kehan dévisagea le captif qui la berçait de faux espoirs et se croyait en position d'intimer des ordres.

C'est vrai ? Je le croyais mort.

Le Yu l'interrogea du regard, confus, perdu dans cette conversation décousue. Il secoua la tête et ses pensées.

Quoi qu'il en soit, le chef accepte vos présents de victuailles, vêtements et armes.

— Ravi de l'apprendre. On a rien donné, cela dit.

— Ouais. Et pourquoi il a envoyé un Yuma ? T'es son esclave ?

Le Yu s'impatientait, tapait du pied, tambourinait le sable embrasé.

Pourquoi la fille parle-t-elle ?

Le Munai et l'enfant arquèrent un sourcil de concert.

Traiter leurs filles comme des gens, tss. Les démons sont étranges.

L'enfant se hissa sur la tête du Yu. Il ploya sous son poids.

Vous êtes le père ?

Le Munai se tourna vers lui. Loua, quelque part, sa valeur, son calme face aux monstres que son peuple craint tant.

Ça change quoi ? Fille de l'un ou fille d'un autre, c'est mon sang tout pareil.

Il fut un temps – révolu, à présent –, les réflexions de ce Yu l'auraient intrigué. Tous les enfants du clan ne lui sont-il pas apparentés ? Pourquoi moins les aimer sous prétexte de n'en avoir accouché ? Quelle importance porter au grain qui ancra notre âme quand on a pour parents l'ensemble du clan ?

Debout sur le prisonnier, la petite jouait avec ses curieux cheveux bouclés.

Pourquoi vous nous attaquez, en fait ? Vous avez faim ?

— Ils ont pas faim, Nam.

— Alors pourquoi ?

— Parce qu'on les mange.

— Mais... C'est eux qui viennent tout seuls...

Il acquiesça.

Et puis les monstres aussi, on a faim des fois !

Il acquiesça.

Elle baissa les yeux jusqu'au Yu, le regarda sens dessus dessous.

Tu veux pas qu'on te mange ?

Il secoua la tête, frénétiquement.

Je pensais aussi. Mais j'ai faim, tu comprends ?

Il secoua la tête, désespérément.

Ah, je sais pas bien expliquer, je vois. Bon, j'arrête de bavarder. Kha te tue maintenant.

Le captif ferma les yeux pour en chasser les larmes de terreur.

Vous commettez une grave erreur ! Blesser l'émissaire de la tribu de Wa, c'est lui déclarer la guerre !

Kehan haussa les épaules et planta son épée dans le cœur du gibier.

Un regard terne chuta sur les pieds de son meurtrier.

Les « démons à quatre mains », pff... Pas très utile pour errer... dans le désert...

Kehan repoussa le cadavre.

Alors on escaladera.

Et ils escaladèrent, là-bas, les hautes falaises s'abîmant dans les gouffres mortifères. Dans la descente vers les ténèbres, l'enfant ne voilait pas son trouble.

T'as vu tous les trucs morts en bas ?

Intacts. Inrongés et inviolés. Car même la putréfaction fuit les failles funestes.

Ça n'importe que si on tombe. Et on ne tombera pas.

Et ils ne chutèrent pas.

Ils tombèrent, à la place, sur la gueule béante d'une grotte.

Un univers minéral. Un clan de calcite. Une sylve de stalactites parcourue de sombres ruisseaux cristallins, d'obscurs lacs karstiques.

Entre les crocs d'un monde enténébré, abrité entre l'abîme et les sables, entre un tombeau et l'autre, ils vécurent entourés de mort, vivifiés par sa présence. Car si les Yu cherchent à se retirer de la nature, les Dai, les monstres l'acceptent tout entière. S'y insinuent volontiers.

Alors, ces deux âmes, que trouvèrent-elles dans le giron d'Essea ?

Son cœur, peut-être ?

Son utérus ? De quoi faire naître de nouveaux membres du clan disparu ?

On trouvera jamais les autres, si on reste ici.

Le guerrier soupira, scruta la sombre silhouette enfantine à travers l'obscurité.

— … Je ne suis pas sûr qu'il en reste à trouver.

Plus de bruits de pas. La petite s'était immobilisée dans la noirceur.

Le clan est parti pour de bon... c'est ça ?

Kehan n'osa répondre. Son silence, pourtant, valait tous les mots du monde.

Alors Anuma se blottit dans la nuit ; serra ses genoux contre son cœur, contre le siège de sa douleur.

Dénué de paroles de réconfort, de mots tout court, le Munai se retira, en quête de curée pour leurs panses à défaut de panser leur cœur.

Au sommet de la falaise, une nouvelle flèche l'accueillit. Souvenir incisif de son crime, du crime de son clan.

Pourquoi les Yu resteraient-ils impunis ? Kehan ligota l'importun et appela l'enfant. De quoi la détourner de ses ressassements et marasmes.

Le Yu gigota, lutta et se débattit. Il montra les dents et s'efforça de briser ses liens par sa seule volonté.

Il se croit fort, remarqua le Munai en le poussant à terre du bout du doigt. Mais même les plus faibles des Dai le déferaient sans effort.

— C'est faux. Les plus faibles d'entre nous sont morts.

Les yeux de la fillette tombèrent au sol, s'égarèrent un instant avec les vents des sables, lourds d'un cauchemar devenu réalité. Kehan suivit son regard.

De même que les plus forts d'entre eux. Ou bientôt, quoi qu'il en soit.

L'archer ouvrit grand ses yeux épouvantés. Que disaient les monstres dans leur brusque langue ?

Toi aussi, tu viens nous dire de pas manger ?

Il acquiesça avec frénésie. Elle s'accroupit auprès de lui.

On vous a jamais chassés, tu sais. C'est vous qui venez embêter Kehan. Nous, on voulait même pas venir ici à la base, mais...

Son regard s'égara vers l'horizon, vers les confins de sa vaste prison.

— … on a dû partir. Maintenant, on cherche les rescapés du clan.

Le Munai se passa la main sur un front ridé par le souci. Ébouriffa les cheveux de la fillette.

Le Yu se détendit. Un père et sa fille, voilà tout. S'il ne les avait provoqués, ils l'auraient sans doute ignoré. Même là, alors qu'il avait tenté de les tuer, les démons l'avaient épargné, prenaient le temps de discuter. Ces monstres, ils ne cherchaient que de la compagnie, peut-être, et sa tribu ne leur offrait que des flèches.

Je...

Cette phrase avortée, il ne la finirait jamais. Il leur plaisait de bavarder, mais il ne fallait plus tarder. Les deux Munai coupèrent, dépecèrent, empaquetèrent, et s'en retournèrent sous la terre.

Le guerrier ralluma le feu, et la douce odeur de grillade embauma leur douillette demeure. Ils ressassèrent les jours heureux en essuyant le jus savoureux qui leur dévalait le menton.

Kehan borda Anuma dans ses couvertures et lui chanta les contes d'antan.

Juste avant de la coucher, il lui murmura des mots peinés :

— Ce n'est plus la peine de chercher le clan, Nam.

— Je sais, chuchota-t-elle en serrant sa main. Il est ici.

Le père s'efforça de rester serein, de ne pas laisser sa voix se briser. Alors il ne dit rien.

Tu comprends, Kha ? Je t'ai toi. J'ai un chez-moi, un feu et un repas. On s'en sortira.

Et il l'enlaça.

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