La Pierre d'immortalité
Musique d'accompagnement :
Agnes Obel - The Curse
https://youtu.be/j1wgaFJ0750
Sous l'œil d'une âme immémoriale, le vent forestier, lourd de graines avec et sans voilettes, se fraie un chemin parmi les fûts démentiels ; déferle au travers des fourrés, glisse sous les vastes troncs tombés.
— Anki ! Anki ! J'ai attrapé le déjeuner !
Ses pas précipités font craquer les brindilles. Heureusement qu'à l'orée, nul n'est assez gros pour le manger. Ladite Anki s’accroupit, soupèse le rudia inerte.
— Pas mal, gamin.
— Je suis fort, hein ?
— Oui, oui.
— J'ai le pouvoir de tuer, héhé ! Je suis trop fort !
La prise à l'abri dans sa besace, Anki gronde l'enfant des yeux.
— Tout meurt tout le temps. Tuer, c'est rien de spécial. Donner la vie non plus, à vrai dire.
L'enfant commence à bougonner. Elle lui ébouriffe les cheveux.
— Ce qui est vraiment dur, impossible même, c'est de la préserver. Faire en sorte qu'elle disparaisse jamais. Si tu pouvais faire ça, alors là oui, tu serais fort. Tu serais un koxji.
Un vent égaré porte aux cieux leurs paroles.
Immobile sur la cime lointaine d'un arbre démesuré, Nyokar détache son attention des deux jeunes âmes. Pourquoi pas, se dit-elle en altérant une créature en contrebas, car c'est toujours sans raison qu'agissent les koxjin.
Elle les comprend, en outre. Mourir encore et encore l'ennuie, elle aussi.
À vrai dire, les jeunes âmes oublient leurs trépas. Floues et indistinctes, elles manquent de direction. Pas que Nyokar ait de but particulier, mais elle a eu le temps de s'essayer à la plupart de toutes les choses. Ses tâtonnements sont derrière elle.
Quoi qu'il en soit, elle les comprend. Les enveloppes des koxjin s'éteignent vite, vous voyez. Il est malaisé de s'accrocher au royaume des mortels quand on peut être partout ailleurs.
Un braziik de passage, ce jour-là, une de ces choses rocheuses que personne ne songe à manger, rampait entre les murailles de racines, sous les arbres sans fin. Il effeuille sa mortalité, sans s'en apercevoir ni s'en émouvoir ; traverse les siècles et les ères, sans comprendre pourquoi ses semblables ne lui survivent pas.
Observatrice muette de l'histoire, inconsciente des largesses dont elle seule profite, la discrète créature améthyste, boudée par les mangeurs de chair et refoulée par le temps, se fait peu à peu oublier des vivants.
*
Les jours se suivent.
Les cycles s'enchaînent.
Les siècles se succèdent.
Les millénaires affluent et refluent.
Une Yu déambule parmi les stèles aux effigies enfantines, embrassées par les vents ensablés. Chaque pas lourd du savoir incisif que sous chacune repose son modèle ; en chair et en os pour quelques cycles encore.
Dans le cimetière d'enfants, la guérisseuse se presse, implore la sagesse des ancêtres et la clémence des dieux. Elle infuse des philtres, décoctions et remèdes, mais rien n'y fait. Comme si les âmes de la nouvelle génération se hâtaient de quitter la tribu. Comme si elle les avait déçues.
Alors la soigneuse plaide, promet, parlemente, mais rien n'y fait.
Les dieux s'en moquent ! Le blasphème s'échappe de la prison de ses pensées, file tel un évadé. Mais elle n'a pas le cœur à culpabiliser. Parfois, ils daignent se mêler à nos affaires, mais je commence à douter de leur charité.
Elle lutte contre la mort, jour après jour. Elle lutte et elle échoue.
Sa propre vie se dérobe à son emprise, elle le sait. Qui sauvera les enfants quand elle aura plongé dans la longue obscurité ?
Il me faut plus de temps... plus de temps... plus de temps...
Elle dort à peine, dernièrement. La culpabilité ronge son sommeil, la tient en éveil. Point de répit tant que les enfants périssent. Et puis...
Je ne veux pas partir... Pas avant d'avoir vécu...
Sa propre vie l'a évitée, lui en veut de l'avoir oubliée ; la brusque vers le gouffre béant du néant.
Je ne veux pas m'en aller.
— T'as entendu parler de la pierre qui bouge ? lui dit le dernier enfant. C'est pas un caillou en fait, mais c'est ancien.
— Pas maintenant !
Elle brasse, agite, mélange. De la poudre d'ivoire ici et là ; des racines sanguines méticuleusement mâchées ; les copeaux d'un totem inversé brûlé.
— Chante une prière et avale ça.
L'enfant s'exécute, habitué aux ordres ; conscient toutefois de la futilité de ses efforts. Il a toujours su qu'il rejoindrait vite les autres. Il sait où ses os dormiront dans le cimetière d'enfants.
C'est ainsi.
— Alors ?
La voix de la guérisseuse est chargée d'un espoir qui ne lui sied plus ; pas après tant d'essais. Pas après tant d'échecs.
Quand il a fini de grimacer, l'enfant hausse les épaules.
— Je me sens pas plus vivant.
— Foutu crottin ! Peut-être qu'en ajoutant des vrilles de Med...
— La créature-rocher, elle vit pour toujours, tu sais.
Elle ne décolle pas les yeux de ses décoctions.
— Des conneries.
— Si, c'est vrai. Mon père me l'a dit.
— Ton père est un abruti qui croit encore que la pluie vient de la mer céleste.
L'enfant plisse les yeux. Pourquoi le ciel est-il bleu, alors ? Peu importe. Il secoue la tête.
— Il l'a vue pourtant, la pierre qui marche.
— C'est une bête mythique. My-thique. Ça veut dire fausse, pas vraie, inventée. Ouvre la bouche. Tire la langue.
— È est roh et io-èh aèk é ah.
— Oui, oui, et j'ai un oisillon dans la verrue.
— 'EST 'RAI ?
— Arrête de bouger !
Elle tartine l'enfant d'une pâte sombre ; secoue la tête tout du long.
— Et même si ton père avait raison, comment le rocher qui marche aurait survécu jusqu'à maintenant ? Seul ? Où se trouve sa tribu ? Comment est-ce qu'ils se sont reproduits si discrètement depuis tout ce temps ?
L'enfant crache la poudre infâme.
— T'as pas écouté : il peut pas mourir. Il a pas besoin de tribu.
Elle se retourne. Coupe des racines, broie des graines, humecte des poudres et... s'arrête.
Et si...
Bah ! Quel ramassis de conneries.
Mais si jamais...?
— T'es en train d'y penser, hein ?
— À quoi ?
L'enfant arque un sourcil facétieux.
— Au caillou. Peut-être qu'il sait quoi faire. Peut-être qu'il voudra bien nous aider.
La vieille femme lève les yeux au ciel, agacée. Et les baisse en vitesse pour ne pas provoquer les dieux.
Elle moud, pile, concasse, tâche de s'évader dans la besogne, de ne pas penser aux lendemains qui ne viendront point. L'enfant l'observe, pieds ballants, assis sur les épaules d'une stèle. La vieillarde sent son regard sur elle ; elle sent le poids de ses convictions, et soupire.
— Le monde fonctionne pas comme ça, mon petit. Te fais pas d'illusions. Les gens – et les cailloux non plus – déboulent pas comme ça pour accourir à ton secours.
— Toi, si.
Elle reste bouche bée, aérant ses chicots raréfiés. La galerie refermée, elle durcit ses traits.
— J'aide pas non plus. Tu vois bien que j'y arrive pas.
L'enfant s'apprête à parler, mais renonce quand une perle d'eau dévale la joue ridée. À la place, il l'enlace.
Et la vieille se met à chialer.
— Ça devrait pourtant être à moi de te consoler, ronchonne-t-elle en essuyant ses joues d'une main rugueuse.
*
La soigneuse qui n'a jamais sauvé personne a trop vu la mort, alors elle ne la veut plus. Elle en a peur.
Elle cède à cette quête condamnée de l'immortalité qui lui étreint le cœur, au dernier espoir de son âme épouvantée, moribonde. Elle se raccroche avec la désespérance des mourants aux on-dit et aux ouï-dire, aux ragots de naguère, aux rumeurs des morts. Ils l'avaient vu dans le sud profond, aux abords des forêts mortifères. Et s'il faut risquer sa vie pour mériter l'immortalité, alors le prix est juste.
Elle n'en avait pas fait part au gamin, mais cette bête prodigieuse, elle en avait entendu parler. Tout le monde l'a une fois croisée, de toute évidence. Elle seule n'a pas eu cette chance.
Sa grand-mère l'avait vue, son grand-oncle l'avait touchée, son arrière-grand-père l'avait entendue, et ainsi de suite sans s'arrêter ; jusqu'à l'aube des dieux, qui sait.
L'astre vagabond a visité et revisité la mer céleste quand la guérisseuse atteint enfin les monts qui bordent la sylve des monstres. Qu'espère-t-elle trouver, si loin de tout ? Seuls les fous s'aventurent en ces terres. Et seuls les fous voient la pierre qui se meut.
Elle s'y trouve, pourtant. Elle fait partie des insensés.
L'Éternel, donc, devrait lui apparaître. N'est-ce pas ?
Elle attend, alors. Attendre l'immortalité ici ou la mort là-bas, le choix est vite fait. Elle scrute les pierres, nombreuses car le sable ne les recouvre pas.
Et un jour, un très beau jour, l'une d'elles se déplace.
La soigneuse se rue à sa hauteur. Elle l'a tout de suite remarquée, avec sa couleur violacée. Elle observe la créature mystique. De haut, puisqu'elle la dépasse aisément. Quel étrange sentiment.
Avant de la rencontrer, l'Impérissable lui semblait irréelle, surnaturelle et ésotérique. Divine, même. Maintenant qu'elle la voit, qu'elle l'entend et qu'elle peut la toucher, elle la trouve... réelle. Simplement, bassement réelle. Elle la voit. Elle l'entend. Elle la touche. Et l'Immortelle existe, bêtement ; soumise à la même réalité que la vieille femme. Piégée dans une carcasse qu'elle n'a pas choisie dans un monde qui se meurt sans fin.
Peut-être qu'il sait quoi faire, pense-t-elle en se remémorant des mots d'enfant. Peut-être qu'il voudra bien nous aider. Tout le monde dit du rocher qu'il exauce les souhaits. Sa propre grand-mère avait obtenu l'amour de son mari. Ça marche donc vraiment.
— Tu mourras jamais ? C’est la vérité ?
Sa voix rauque heurte le sol rocailleux et la pierre sans déclin. Elle ose enfin la toucher, cette créature de légende que l'imagination surpasse. Ce n'est jamais qu'un rocher qui se déplace, après tout. Et s'il veut la tuer, eh bien, libre à lui de disputer sa chair à la Vieillesse.
Elle inspire, et prie la pierre.
Je t'en prie, par pitié, fais que je ne meure jamais ! Que jamais je ne disparaisse. Que ces ténèbres qui m'effraient ô grand jamais ne réclament mon âme. Si tu peux partager rien qu'un peu de ton immortalité...
Mais le Sempiternel ignore son vœu vaniteux. Comme il se doit. Parce que tout doit mourir, comme chacun sait. Sauf peut-être les dieux et leurs élus ; peut-être. Sans doute pas.
Elle attend. Elle attend tandis que sa vie s'envole au gré du vent. Valse avec les sables. Les signes de sa jeunesse aussi rares que la rosée du désert.
Mais la roche attend aussi.
Elle attend le bon vœu.
Un soupir s'égare, mais elle sait. Renonce à l'inaccessible. Contente-toi du réel, toi qui affrontes la mort et perds. Toi qui échoues toujours.
— J'aimerais m'accommoder de la mort. Qu'elle ne me tourmente plus.
Et à la pierre sans visage, elle imagine un sourire, car voilà le souhait approprié.
Un poids immense s'envole des épaules voûtées. Plus besoin d'attendre dans la terreur. Et quoique les vents, les sables et ces terres stériles lui volent ce qu'il reste de sa jeunesse,
elle sourit.
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