Le Mal des hommes
Musique d'accompagnement :
Wardruna – Bjarkan
https://youtu.be/p3MrtMJP6Jo
Une bourrasque vole la cape de Khetan, qui s'élance à sa suite. Le voile brodé par sa douce épouse vole au vent, virevolte ; se dérobe à ses yeux ensablés.
Enfin, il agrippe le précieux vêtement du bout des doigts, l'arrache à l'avarice du désert et s'en retourne vers sa famille sous le jour mourant.
Plus personne, cependant. Les rafales ont fait s'envoler leurs traces de pas, mais nul besoin : ils se retrouveront sous le rocher du rapace. Alors Khetan s'y rend, et attend.
Et attend.
Et attend sous le vent.
Des caravanes passent, ainsi que des tribus passagères. Ses trois amours, pourtant, son épouse et ses enfants, jamais ne paraissent.
Et Khetan, ce petit Yuma impuissant, écume les dunes, les rocs, les versants ; demande, commande, quémande ; désespère, désespère, désespère.
Mais rien n'y fait.
Sa bien-aimée et le fruit de leur tendresse, le désert les a effacés.
D'un coup de vent. Comme ça.
La nouvelle les devance : ils ne reviendront pas.
Khetan chute au sol, l'esprit embrumé et les jambes flasques. Il tangue, tangue. Il tangue, nauséeux ; comme frappé par le mal du désert. Trop brisé pour éprouver de la colère.
C'est sa faute, il le sait. Il les a abandonnés. Pour un instant seulement, il a sous-estimé les dangers de leur univers. Et le voilà : ni mari, ni père.
— Tu m'entends, Khetan ? Ils ont pris ton fils.
— Il est vivant ? Tu l'as vu ?
— Aux dernières nouvelles, oui.
— Et Madhi ? Et Emi ?
Le vieil homme roule des yeux.
— Ta fille est avec ton fils. Ta femme, elle est morte. Mais Merrik a une fille à marier, si tu veux. Elle pourra bientôt enfanter.
Khetan ne lui accorde qu'un regard noir. Sa tête échoue sur le sable, griffée par le vent là où son voile s'est défait.
Le vieillard hausse les épaules et se retire.
Emi, Dagan, Madhi...
Emi...
J'aimerais contempler tes yeux
Goûter ta bouche
Caresser tes mains
Mais plus jamais. Plus jamais...
*
Khetan marche. Il marche au hasard des vents, au détour des dunes ; espérant peut-être, derrière la prochaine, revoir le sourire de ses enfants.
Ce voyage solitaire, il lui semble faux. Il lui semble faux, mais il le faut.
Quitter la tribu, partir en quête d'un monde à eux, d'un paradis, c'était le rêve d'Emi. Et les rêves d'Emi sont les siens aussi.
Alors le voici à imprimer ses pas sur le désert. Les siens seuls.
Rien ne va.
Il s'efforce, pourtant. Il s'efforce de croire qu'Emi le suit. Il lui tend la main. S'interdit de regarder derrière lui. Ses espoirs façonnent son fantôme et il se convainc, petit à petit, qu'elle le suit. Qu'ensemble, ils cherchent Dagan et Madhi.
Emi...
Emi...
Elle a la voix du vent. Elle siffle des chants traînants, susurre des airs rassurants.
Il sait, cependant. Il sait que de sa famille, ne subsistent que des souvenirs. Et même si ceux-ci cherchent à s'enfuir, même distants, voilés, en train de s'évaporer, il les veillera. Il les gardera dans le creux de sa poitrine, il les protégera. Jusqu'à ne plus le pouvoir. Jusqu'à ne plus rien pouvoir. Jusqu'à ce qu'il les rejoigne dans les brumes du temps qui se hâte toujours en avant.
Pas à pas, il guérit. Survit à leur départ précipité.
*
Les vents cinglants giflent l'enfant dépossédé. Il éclaire le groupe de chasseurs qui borde l'orée ; le cœur crispé, l'œil aux aguets. Sans l'avoir jamais vue, il sait que la forêt abrite les monstres.
Il ne veut pas mourir. Son corps cherche à s'enfuir.
Mais là-bas, au creux des dunes, sa sœur enchaînée compte sur sa bravoure ; s'il fuit, s'il meurt, qui sait ce qu'il adviendra d'elle.
Il étouffe un court rire, rien qu'un souffle comprimé. Bien sûr qu'il sait ce qu'il arrivera. Quel mystère est-ce là ?
Un silence inhabituel agite les fourrés, et Dagan se sent épié.
— On devrait faire marche arrière, souffle-t-il d'une voix sans timbre.
Les chasseurs l'ignorent, mais il s'en doutait. Personne ne l'écoute ; personne ne comprend ses mots étrangers.
La suite survient trop vite. Dagan ne se souviendra que des cris et de la confusion. Il heurte le sol et ferme les yeux, brutalement réveillé lorsqu'on le soulève tout entier par la nuque.
— Koofrak sæin e ? Bepꜵ na, ordonne le monstre démesuré.
On pousse Dagan en avant, alors il s'exécute, tâchant d'éviter du regard les chasseurs hagards, embrochés sur une rôtissoire.
*
Sous l'ombre de la canopée, Lioxs inspecte les prises du clan.
— Ils sont tous riquiqui, sérieux. Arrêtez de nous ramener des Yu, ça sert à rien.
— Mais ils traînent aux abords du clan, on va pas les laisser s'inviter quand même ! Ils font fuir tout le gibier !
— Pourquoi vous l'avez pas mis sur le feu, celui-là ?
Elle pointe Dagan, qui peine à déglutir, la salive asséchée.
— Tu te fous de moi ? Déjà que les autres sont pas gras. On peut pas le mettre à bosser un peu ?
— Et faire quoi ? Il tiendra jamais le coup.
— Il sait p'tet faire quet'chose. Waku ma, fio ?
Silence. Le Frreshie plisse les yeux.
— Il comprend rien ou quoi ?
— Tu parles super mal yu, aussi. Ákōwākú mā á ?
Seul un relent d'urine lui répond. Lioxs s'agace.
— C'est quoi, ce merdier. Il cause même pas yu, ton Yu !
— Bah... P'tet qu'il est con.
Lioxs se passe un doigt sous le menton, en pleine réflexion. Dagan fixe ses pieds, recroquevillé, mais elle continue de l'étudier.
— Hmm... J'peux le garder ?
— Quoi, tu vas pas le bouffer ?
— Bah, le temps qu'on finisse les autres zozos, déjà.
— Prends pas trop ton temps non plus. Ça crève en deux-deux, ces machins-là.
Elle bâille. Dagan blêmit à la vue des rangées de crocs coniques.
— J'veux voir s'il peut apprendre le dai.
L'autre monstre éclate de rire.
— T'en dis des conneries, des fois. Il parle déjà pas yu.
— Eh, mais ho ! J't'emmerde avec tes projets nazes, toi ?
— J'ai rien dit, j'ai rien dit !
Il lève les mains en signe d'impuissance et se hâte au travers des marais menant au clan.
Lioxs, bras croisés, baisse les yeux sur son pâle protégé, malodorant et tétanisé.
— Bon, ben... Va y avoir du boulot.
*
— Axsay lon ? s'enquiert Dagan.
— Je sais pas. Cueille plutôt les malkalatn, dans le doute.
Il s'exécute, arrachant des champignons au sol de ses doigts délicats.
Parfois, son quotidien lui paraît irréel. Le voici sous le couvert de la futaie, au devant des marais. L'ombre et l'eau en abondance. Loin, loin des dunes arides qui enlisent son peuple. Il vit parmi les monstres, a trouvé son répit dans leur antre ; ceux-là même qui dévorent les siens. Il parle comme eux, au point que la langue de ses parents lui échappe. Et sous la protection de Lioxs, il échappe aux travaux les plus éprouvants. Tout le clan ne s'en réjouit pas, évidemment.
— Il sert à quoi ton Yu, à part bouffer sans rien foutre ?
— Mais t'as vu ! Il parle dai, maintenant !
— Ouais, ben c'est pas le seul.
— Z'êtes vraiment des rabat-joie. On va garder les malkalatn pour nous si c'est comme ça.
Une pause.
— Tu vas faire des brochettes, hein...? Tu veux pas en garder pour moi, dis ? Lioxs, allez !
Tout autour, tous les jours, on le scrute, l'appétit dans les yeux. Mais il sait, résigné, que ces menaces non-voilées valent mieux que les tribus ensablées, que la fureur des pilleurs, que le sort de sa sœur.
Il y pense sans arrêt. Vit-elle, survit-elle, ou s'est-elle éteinte depuis longtemps ? Seul, cependant, il ne saurait la retrouver. Pas sans Lioxs pour faire fuir les prédateurs. Pas sans brawi allaitante pour survivre à la soif du désert.
La Frreshie claque des mains et le tient par les épaules, abrégeant sa rêverie dans un sursaut. Elle doit se pencher pour arriver à sa hauteur ; il est si petit.
— Bon, mon petit Dagan. J't'aime bien, mais ça commence à chauffer du cul pour toi.
Il lève des yeux effarés. Elle le guide maternellement à l'entrée du clan, une gourde et un sac de provisions à l'épaule.
— Du coup, j'te propose deux trucs : un que tu vas pas trop aimer, et l'autre que tu vas pas trop aimer du tout.
Elle pose à terre l'outre et la besace. Dagan hoche la tête, intrigué.
— Nan, mais j't'ai appris à parler mieux que ça. Montre un peu que j'ai pas perdu mon temps.
— Vas-y, j'écoute.
Elle inspire, rassemble ses pensées.
— La chasse, ça va pas fort en ce moment, t'as vu ? Donc soit tu te laisses bouffer, soit tu te carapates fissa dans le machin sableux où poussent tes congénères.
Dagan la fixe les yeux écarquillés, esquisse un pas vers le couchant, puis baisse la tête, prisonnier du sol humide. Il agrippe le poignet de Lioxs pour l'empêcher de l'abandonner. Elle l'encourage en gestes, et Dagan ramasse les vivres et déguerpit.
*
Essea fait plusieurs fois le tour de l'astre du jour, quand une enfant aperçoit un étranger à l'horizon. Elle s'élance maladroitement vers le campement de sa tribu, tombe à quatre pattes et se redresse, se prend les pieds dans les dunes et se relève.
Elle retrouve la tente de ses parents et freine, calme sa respiration saccadée. Imagine, si son père l'entendait ! Elle se glisse à croupetons par l'entrée des femmes, sous la chaleur étouffante, aussi discrètement que possible. Il ne l'a pas remarquée, parfait ! Elle rejoint les bras de sa très jeune mère et lui chuchote la nouvelle.
Madhi fronce les sourcils, troublée. Mais à elle non plus, il n'est pas permis de gêner l'homme auquel elle appartient. Toujours agenouillée, elle cherche donc les yeux de son frère, qui s'approche comme pour qu'elle le resserve.
Dagan l'invite presque à se relever, avant de se rattraper, et jette un coup d'œil inquiet vers les vieillards. Un soupir abattu lui échappe ; un soupir pour le malheur des siens ; un soupir que ses hôtes perçoivent tout autrement.
— Elle t'importune ? Je t'autorise à la battre. On sera pas de trop pour l'éduquer, celle-là.
Dagan bute au son des mots étrangers. Il en connaît si peu.
— Bah ! fait l'homme d'un revers de la main. Tant pis, fais ce que tu veux.
Cette dernière phrase, il l'a comprise. Mais de quoi parle-t-il ? Peu importe. Il tend l'oreille vers Madhi.
— Un étranger autour du camp, souffle-t-elle.
Il en saisit l'essentiel, mais rend à sa sœur un regard navré. Lui non plus ne peut pas leur parler. Elle baisse les yeux, mais elle sait. Elle ne lui en veut pas. Elle pensait qu'il avait obtenu le statut de Personne, mais pas encore. Pas entièrement. Peut-être bientôt.
Dagan sonde l'assemblée des hommes auxquels il lui est interdit de s'adresser, et sourit en coin. Tant pis pour eux. S'il faut tuer l'intrus, toute la gloire lui reviendra. À lui seul.
Il quitte la tente pour retrouver le sable sec et le ciel brûlant. Sa nièce le talonne, vite suivie de ses frères curieux. Madhi tente silencieusement de rattraper les garnements, mais ils ignorent ses semonces muettes. Alors elle aussi, se glisse au-dehors et court d'un danger vers l'autre.
Là, sur l'horizon, un homme en haillons. Ses foulées déterminées trahissent l'habitude du sévère désert. Une main en visière, il approche la famille d'enfants et d'adolescents.
Dagan dégaine sa sagaie, et l'étranger ralentit ; encoche une flèche. Alors il s'arrête.
Ébahi.
Ahuri.
L'arc chute à ses pieds.
— Dagan ! Madhi !
Le jeune guerrier en laisse tomber sa lance.
— Vous êtes vivants ! Vous êtes encore en vie !
Des bras l'enlacent, lui, sa sœur et ses neveux ; des bras fermes, usés et chaleureux. Il sent une goutte de pluie sur son épaule, là où l'homme a posé ses yeux, et laisse de l'eau en retour sur sa peau.
— Laissez-moi vous regarder. Comme vous avez grandi ! Presque adultes ! Oooooh ! Merci, merci, merci à tous les dieux !
Il enserre leurs visages, repousse leurs voiles et cheveux, les scrute comme pour défier l'illusion de s'évaporer. Mais ils ne disparaissent pas, et Khetan fond en larmes ; aux lèvres, un sourire abîmé, soulagé.
— Dādá ! Ò kèrē mákkánè ! Ōchì àré Hárūkédépú ū Lùgûrébò ū Áìnāsá : máīlílíwákáán !
Madhi lui présente ses petits-enfants un à un, mais le sourire de Khetan s'amincit.
— Ktaaxlaswash, aksharsk ! révèle Dagan à son tour. Emi akshar, saan ? Mhæcaksay...
Et le sourire de Khetan s'envole.
— Je... Je ne sais pas ce que vous dites...
Et Khetan pleure.
— Quoi dit ? s'enquiert lentement Dagan auprès de Madhi. Pas souviens-je mots...
— Moi non plus ! Mais il est heureux, même s'il pleure ! C'est un jour très joyeux !
Le bras autour des nuques des enfants retrouvés, Khetan essuie maladroitement ses larmes.
— Ils ont volé l'amour de ma vie, grince-t-il entre deux oreilles sourdes à ses mots étrangers, à ses mots de père.
Il inspire, yeux fermés pour entraver ses sanglots.
— Ils ont volé mes enfants, la sève de ma vie.
Il hoquette. Ses traîtres intérieurs se fraient un chemin en travers de sa gorge.
— Et ils leur ont volé leur langue ! Ils leur ont volé ma langue et mes oreilles ! Ils ont tout volé !
Mais ses murmures éperdus se heurtent au mur muré d'une audience muette.
Dagan resserre son étreinte, percevant sans doute son tourment à travers les mots de la langue d'antan. Madhi, elle, s'en détache, le regarde dans les yeux, et caresse sa joue meurtrie par l'affront des sables. Ce sourire compatissant et ces yeux bienveillants qu'aucun homme ne mérite... elle les a hérités d'Emi.
Elle continue de le fixer, et s'efforce de former des mots inusités, les modèle de sa langue malhabile :
— Baba... Mama ehanar... « dasyuv ».
Papa... Maman elle parler... « désolée ».
Le torse de Khetan se gonfle d'espoir en même temps qu'il s'effrite ; car ces mots, il les comprend. Ils le griffent, ils le meurtrissent. Emi s'en voulait de l'abandonner, elle à l'âme si belle ; mais il subsiste des bribes de racines aux enfants qu'on lui a arrachés, à ces cœurs innocents. Voilà le premier fil d'un lien qui se languit d'être renoué.
Et peu importe si ses brins sont abîmés, si ses fibres sont éraflées. Ce qui est effiloché peut être retissé.
Khetan enserre sa fille et son fils, sa petite-fille et ses petits-fils.
Pas besoin de mots pour s'enlacer.
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