Prodiges d'une nuit d'été
Accompagnement musical :
Rúnfell – Farewell
https://youtu.be/tcThhvz_rnw
Il était et sera une chose extraordinaire, qu'on appelle l'Univers. Et toi, tu en faisais et en feras partie.
Cæn toyet shtanda. Ancakklæi ona. E ski krase.
Une mélodie inhabituelle enveloppe le clan plongé dans la nuit. Loin des refrains agressifs et guerriers auxquels ses membres sont accoutumés, l'hymne éthéré fleure une paix mélancolique. Un chant dérangeant et déconcertant, de l'avis de l'assemblée assise en cercle sous l'obscurité.
Les oreilles se tendent vers l'interprète au centre, vers les murmures qu'elle souffle à la Nature.
Cette dernière lui répond aussitôt, comme radieuse de la servir, et allume un brasier. L'actrice, au lourd masque de bois et d'argile, ne s'en étonne ni ne s'en émeut, habituée à ce que ses désirs soient exaucés. Des feuilles mortes et de fins rubans suivent ses lents mouvements ; on l'a même frottée de mousses pourpres pour mieux tromper le flair de l'auditoire, pour parfaire l'artifice, soulager l'effort d'imagination.
Cette créature ni de sève ni de sang, certains membres du clan l'ont croisée. Mais celle-ci, celle jouée cette nuit, celle qui chuchote à la Nature sans trahir ni émotion, ni respiration, elle a l'âme ancienne ; elle est koxji.
Le manieur, de brun vêtu, se retire furtivement ; ajuste des miroirs et des yuul pour illuminer la créature. L'assemblée sait devoir l'ignorer. Il se tiendra derrière chacun des prodiges, mais dans le cadre de l'histoire, il n'existe pas.
L'ombre chétive d'un enfant s'avance vers la koxji chatoyante. À mi-pas, il disparaît ; s'évapore en une brume rosée.
Le clan étouffe des cris de surprise, et braque les yeux sur l'immortelle assassine.
Le manieur asperge le sol de sang, et profite de la pénombre et des regards divertis pour extraire l'enfant caché derrière le voile moucheté.
UNE ÂME BRAVE
Tu peux pas faire ça !
Court silence.
LA KOXJI (indifférente)
Ce qui vit, tue. Ne sèmes-tu pas la mort chaque jour sans t'apitoyer ?
UNE ÂME BRAVE
C'est différent ! Ce gamin avait aucun moyen de défense contre toi ! C'est complètement déloyal !
Un nouveau silence pendant lequel les flammes dansent, lèchent les vrilles souples de l'Éveillée sans ne serait-ce que les brunir.
Le manieur range alors les étoffes rousses et or, et intensifie la lumière qui enveloppe la créature.
LA KOXJI
Quelle différence, que vous mouriez jeunes ou accablés par le poids des cycles ? Votre essence infinitésimale se perd dans l'éternité de votre inexistence.
Sans l'intervention du manieur, une ombre lourde et morne écrase l'assemblée.
UNE ÂME MOINS BRAVE
Laisse-nous décider du poids de nos vies.
La créature ne réagit pas, et le temps passe. Enfin, elle semble se souvenir de la présence des jeunes âmes.
LA KOXJI
Quelle valeur accorder aux caprices de ceux qui ne savent rien ? Si petits qu'ils ignorent l'étendue de leur faiblesse, qu'ils peinent à se représenter leur propre futile, infime, insignifiante réalité.
Les poings se serrent, mais nul n'ose contredire l'âme ancienne.
LA KOXJI
Les vôtres fugaces... chahutent, glapissent et grognent dans le froid silence du vaste vide. Il faut en apprécier l'effort, j'imagine. Vos cris s'éteindront, bien entendu. Rien ne dure, surtout l'éphémère, peu importe l'ampleur de son déni.
Un membre du clan esquisse un sourire. La créature le scrute. Elle semble... intriguée ?
LA KOXJI
… Qu'es-tu ?
Il se lève sans hâte, ni crainte. Sa voix porte sans effort.
L'ENJOUÉ
Je préfère que les vivants meurent d'eux-mêmes, sans mon aide. La culpabilité est moindre.
LA KOXJI
Ne compte pas sur moi pour te guider, en matière de morale comme en d'autres. Je suis faible parmi les koxjin. Mes aînés ne sont pas si naïfs qu'ils s'attardent encore sur vos mondes.
L'ENJOUÉ
Oh, mais c'est faux.
Si d'aucuns s'interrogeaient encore sur son identité, le manieur inonde l'original de tant et tant de lumière qu'aucun doute n'est plus permis.
LA FOULE (chuchote)
Un second koxji ! Quelles étaient les chances ?
Mais la créature les contredit du regard. Cet être dont l'éclat l'éclipse... qu'est-il ?
LA KOXJI
Non. Il me surpasse.
L'ENJOUÉ
Observatrice.
LA KOXJI
Que fais-tu ici ? Partages-tu ma naïveté ?
L'ENJOUÉ (espiègle)
J'aime profiter d'une vue sur l'infini.
LA KOXJI
Elles sont faciles à trouver. Partout conviendrait.
L'ENJOUÉ
Partout, oui. Ici me sied.
Leurs regards s'égarent loin sous leurs pieds, au cœur d'Essea ; simultanés, mélancoliques.
L'auditoire s'est assourdi. Il tremble.
L'ENJOUÉ
Ils s'interrogent.
LA KOXJI
Toujours.
L'ENJOUÉ
Tant de questions pour qui sait si peu.
LA KOXJI
Je ne suis pas venue instruire les masses.
L'ENJOUÉ
Pourquoi es-tu venue ?
LA KOXJI
Mon passé t'est-il opaque ?
L'ENJOUÉ
Je demande parce que tu l'ignores.
LA KOXJI
Voilà ta réponse.
L'ENJOUÉ
Oui.
LA KOXJI
Poser des questions sans réponse n'est donc pas l'apanage des jeunes âmes.
L'ENJOUÉ
J'aime demander. Répondre m'indiffère.
Elle examine le clan.
LA KOXJI
Leur curiosité dissipe leurs craintes. Mais la peur est utile. Ils ne devraient pas la chasser ainsi.
L'ENJOUÉ
Tu l'as dit, pourtant : morts plus tard ou dès maintenant, quelle différence ?
LA KOXJI
Leur effroi se ravive. Tes mots réveillent leur raison. Les questions, cependant ; ils ne parviennent pas à les assourdir. Taisez vos esprits, jeunes âmes.
L'assemblée est dépossédée de ses pensées. Elles leur reviennent presque aussitôt ; lentes, molles, cotonneuses, ainsi que les tapotements patauds du manieur sur leurs fronts l'illustrent.
LA KOXJI (à l'enjoué)
Pourquoi ?
L'ENJOUÉ
Tu sais pourquoi.
LA KOXJI
Tu aimes les questions. Pas seulement les tiennes, alors. Ainsi soit-il.
L'ENJOUÉ
Les leurs sont mondaines.
LA KOXJI
Évidemment.
L'ENJOUÉ
Les réponses m'ennuient.
LA KOXJI
Il n'y avait qu'à les abandonner au silence.
L'ENJOUÉ
Mais alors, plus de questions.
LA KOXJI (au public)
Vos interrogations abritent leurs solutions, jeunes âmes.
UNE JEUNE ÂME (tout bas)
Qu'est-ce qu'elle veut dire ? Qu'est-ce qu'elle veut dire ?
UNE DEUXIÈME
L'intrus, c'est peut-être... le koxji des koxjin ? Une sorte de... koxjil ?
UNE TROISIÈME
Vraiment ? Ça voudrait dire quoi ?
UNE QUATRIÈME
Les koxjin se souviennent de toutes leurs vies, c'est ça ? Et si les koxjiln se souvenaient des vies de... tout ?
UNE CINQUIÈME
Les vies de toutes les choses ?
LA KOXJI (en fixant l'enjoué)
Les naissances enflammées et les morts glaçantes de l'univers lui-même.
L'enjoué acquiesce.
LA KOXJI
Une question à ton intention. Nul besoin de répondre. Les koxjin sont-ils éternels, ou attendent-ils de retourner au néant ?
L'ENJOUÉ
Un jour, l'univers aussi s'est lassé et se lassera d'exister.
LA KOXJI
J'espérais qu'il s'épuise plus tôt. Mourir encore et encore me fatigue.
L'ENJOUÉ
Oui.
Quelque chose dans sa voix exprime plus qu'une compréhension entière et de première main ; une lucidité parfaite, au-delà même de la portée d'un koxji.
L'ENJOUÉ
Ce moment convient. La longue nuit, en revanche... s'étend et s'éternise.
LA KOXJI
Il reste peu de questions quand toutes les jeunes âmes se sont éteintes.
L'ENJOUÉ (navré)
Seules les réponses subsistent.
Silence, hormis les crépitement du feu. Ils contemplent le sol.
UNE JEUNE ÂME (angoissée)
Le... L'univers va disparaître ?
L'ENJOUÉ
La mort est omniprésente.
LA KOXJI
Vous qui fermez les yeux sur les maux du présent, pourquoi vous inquiéter de ceux à venir ?
Pour éclaircir ses propos obscurs, elle assaille leurs esprits de douleurs oubliées, étrangères ; énigmatiques. De la détresse de la faune forestière au malheur des créatures pourpres, en passant par les complaintes funéraires de tribus lointaines.
Quand le manieur cesse ses chants cacophoniques, l'auditoire souffle à l'unisson.
UNE JEUNE ÂME
Mais qu'est-ce qu'on peut y faire, à la souffrance d'inconnus ?
LA KOXJI
Nul inconnu parmi ceux qui partagent un même sol. Mais aux yeux de deux amnésiques, chaque rencontre est la première.
L'ENJOUÉ (la tête levée vers la koxji)
Complète ta pensée.
LA KOXJI (courte pause)
Quand tout recommencera, j'aurai oublié. Et je les perdrai encore. Et encore. Et encore.
L'ENJOUÉ
Tu les as perdus, et tu les perdras.
LA KOXJI
Combien de fois ?
L'ENJOUÉ
Beaucoup. Et beaucoup à venir.
La créature observe les flammes.
L'ENJOUÉ
Ta décision ?
LA KOXJI
Lis-la.
L'ENJOUÉ (désignant l'auditoire)
Ils ne peuvent pas.
LA KOXJI
Ils n'importent pas.
L'ENJOUÉ
Nous non plus.
LA KOXJI
Pas plus que les miens...
L'ENJOUÉ
Pour toi, ils comptaient. Ta décision.
Elle hésite.
LA KOXJI
Si j'oublie la peine, j'oublie la joie aussi. Et je ne peux pas les abandonner. Je ne peux plus. Même s'ils ont fui ces terres mutilées, moi, je ne fuirai plus leur mémoire.
L'ENJOUÉ
Tu as oublié et tu oublieras. On t'a ôté le choix.
Elle plisse les yeux derrière son masque. Elle les plonge à nouveau au cœur d'Essea, puis sur l'enjoué, et les écarquille subtilement.
LA KOXJI
Mais ce n'est pas inéluctable. Correct ?
L'ENJOUÉ (un sourire en coin)
Correct.
Le manieur intensifie l'éclairage de la créature.
LA KOXJI
Je compte reconquérir mes choix.
Pour la première fois, l'enjoué affiche un véritable sourire. L'éclat de la koxji égale maintenant le sien. Le manieur reprend la mélopée envoûtante du début.
LA KOXJI
Tu m'as manqué.
L'ENJOUÉ
Pas autant que toi.
Le feu s'éteint soudain et les koxjiln, vêtus de lumière, s'élancent et s'envolent, bientôt noyés dans les premiers rayons de l'aube.
Un soupir essoufflé échappe à la foule. Un enfant surpris s'éplore. Le manieur frappe des mains et déclame l'épilogue dans le noir.
LE MANIEUR
Âmes brisées, nées d'âmes brisées : souvenez-vous que vous existez, rares fortunés ! La plupart des choses, elles, ne sont pas ; à jamais prisonnières du néant.
Il dessine un geste ample vers le ciel.
LE MANIEUR
Ces âmes anciennes nous abandonnent, à présent. Est-ce que vous vous sentez impuissants et désarmés, comme nos ancêtres quand les lueurs des koxjin les ont désertés ? Peu importe, puisque les jeunes âmes écrivent l'histoire au même titre que les anciennes.
Il frappe à nouveau. La musique s'estompe et s'évanouit tout à fait, semble s'en être allée à la suite des koxjiln.
LE MANIEUR
Lorsque chacun aura vécu et revécu, aura mué en koxji et koxjil ; lorsque chaque âme aura rejoint la matrice, riche d'expérience et de sagesse ; lorsque chaque étoile aura tout contemplé, tout accompli, l'univers soupirera pour la dernière fois. Il poussera un long râle harassé, et expirera. Mais pas avant de longs, très longs éons.
Il était et sera une chose extraordinaire, qu'on appelle l'Univers. Et toi, tu en faisais et en feras partie.
Cæn toyet shtanda. Ancakklæi ona. E ski krase.
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