Les cris des mots

de Image de profil de Jean-Paul IssemickJean-Paul Issemick

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  De nos jours les mots ne parlent plus. Ils crient et hurlent à la mort comme des loups affamés au fond des forêts qui ne parviennent pas à trouver de la nourriture. Les mots sont une espèce en voie de disparition, on les élimine ou on les parque dans des réserves. Ils ne folâtrent plus joyeusement dans les champs de la linguistique. Si l'on n'y prend garde, ils ne seront bientôt plus que quelques centaines à errer comme des âmes en peine sur le chemins de la méconnaissance.

Régulièrement j'entends ça-et-là des gens qui me disent : « çà, on ne peut plus le dire aujourd'hui ». En effet on ne doit plus dire « elle m'emmerde vous dis-je », « le monde se barre en couilles », « une grosse vache », « un con de belge », « les bretons sont alcooliques », « les auvergnats sont radins », « mort aux vaches vive l'anarchie !», « ferme ta gueule ! » et bien d'autres expressions encore qui ne doivent plus porter à rire parce qu'elles portent la marque du mépris pour autrui. Louis-Ferdinand Céline disait : « on ne se méfie jamais assez des mots ». Certes, mais de là à les trier, les orienter affectivement, les censurer, sous l'influence de l'idéologie du bien-penser et du bien-parler, il y a un pas qu'à mon sens on n'aurait pas dû franchir. Dans le fouillis des médias, il y a des humoristes et des intellectuels qui les emploient afin de démontrer combien il est ridicule, voire nocif, de les diaboliser et de les interdire.

J'aime les mots. J'aime jouer du contrepet, valser sur la syntaxe, flirter avec la sémantique, respecter les accords, moduler les inflexions, investir leurs sens, me laisser surprendre par leur charge émotionnelle, m'empêtrer dans leurs symboles, les écouter chanter leurs intonations, en découvrir de nouveaux, manger, travailler, me distraire, en leur compagnie et même les piller, voire les torpiller, quand je roupille. J'aime les mots, les petits, les moyens, et même les gros. Ah les gros mots! Plus question de les prononcer devant les enfants, de les prononcer tout court. Pourtant leur grossièreté sert peut-être à évacuer le pus de nos abcès du cerveau, d’exutoire à nos mauvais penchants, de barrière à certains passages à l'acte. J'ai rencontré dans ma pratique des parents éplorés parce que leur enfant ne parlait pas à un âge avancé et qui, pour un peu, l'auraient fait taire en l'entendant entrer dans le langage oral à partir des gros mots. J'ai également suivi une groupe d'enfants en difficulté scolaire, animé par une institutrice et une éducatrice spécialisées, dont l'objectif était de travailler sur les gros mots. Au terme de ce travail les enfants ne disaient plus de gros mots. J'ai toujours autorisé au cours de mes entretiens mes interlocuteurs enfants et adultes à employer tous les gros mots qu'ils voulaient. Mes propres enfants ont eu cette même autorisation, largement mise à profit dans l'intimité familiale sous le regard réprobateur de leur mère, et un jour un de leurs enseignants m'a déclaré texto : « On voit bien que vos enfants sont très bien élevées car elles ne disent jamais de gros mots ».

J'aime tellement les mots que ceux qui me caractérisent au sein de mon entourage sont «incorrigible bavard ». Ils se retrouvaient systématiquement dans la rubrique « observations des professeurs » sur tous mes bulletins scolaires du collège et du lycée. Par contre à la faculté le bavardage n'était pas réprimé dans les amphis et je m'en suis donné à coeur joie, sauf que plus personne ne voulait s'installer à côté de moi en cours. Par la suite ces deux mots sont demeurés valides au cours de mes activités professionnelles au point qu'un jeune homme me fit cette remarque lors d'un entretien : «C'est bizarre, ici c'est le psy qui parle et pas le malade. » Après les réunions avec les collègues et les partenaires, bien que cela ne soit pas toujours exact, on venait me dire : « Il n'y a que vous qui avez parlé ». Voilà qui n'est pas peu dire... si l'on peut dire.

En fait les mots sont tellement perfides que l'on peut parler beaucoup et dire peu. Toutefois on ne m'a jamais reproché de parler pour ne rien dire. Et je commerce avec des personnes qui m'envoient plein de mots derrière leurs silences. Je m'emploie à lire les mots qui s'affichent sur leur corps, derrière leurs mimiques, sourires, grimaces, bâillements et mouvements divers. Je suis sensé ne pas savoir écouter mais en réalité j'écoute les mots des voix et je lis les mots des corps.

Il faudrait prendre des mesures pour favoriser le bavardage, au lieu de nous seriner que le silence est d'or. Notre langage est au service de notre pensée, notre pensée est au service de notre intelligence et notre intelligence est au service de notre idéologie. Or nos actes ne sont pas toujours en harmonie avec notre langage. C'est là que le bât blesse. Pour moi c'est l'acte qui compte, si je tombe en glissant sur une peau de banane, que je ne dise rien, que je lâche « merde ! ou zut ! » que je me casse la gueule ou la figure, ne change en rien l'intensité de ma douleur ni l'importance de mes lésions. Il est légitime que les lois limitent notre liberté d'action, répriment et sanctionnent les actes qui menacent l'intégrité physique de nos concitoyens, comme par exemple jeter une peau de banane sur le trottoir. La justice, en outre, tient compte de l'intention qui a accompagné l'acte. Mais je regrette que la liberté de parole et de pensée soient traitées de la même façon que les actes, qu'en ce domaine les interdits et les sanctions se multiplient, que les coupables du « délit de parole » soient punis pour incitation à des passages à l'acte qu'ils n'ont pas commis. La liberté d'expression devrait être totale. Assimiler la parole à l'acte est un non sens, le langage est sacré pour l'homme... pardon, pour le sujet humain qui ne comprend pas que la Loi puisse le censurer. Et le pire c'est qu'elle n'obtient pas les résultats attendus puisque les actes et les propos racistes ne font qu'augmenter en ce moment même, contrairement par exemple aux limitations de vitesse sur nos routes. J'en conclus que l'interdit de paroles incite plus fortement à la transgression que l'interdit d'actes, et provoque en plus une déperdition de la langue. Les discussions de café du commerce, de champ de foire, de hall de gare... ont perdu de leur vitalité et de leur intensité. La règle de notre époque est désormais : « Motus car les mots tuent ! ». Nous parlons plus volontiers avec notre téléphone portable qu'avec ceux qui nous entourent, ce qui nous permet de lui dire « merde » sans tomber sous le coup de la Loi. Les chansonniers ont disparu, les paroliers sont cantonnés dans les dialogues de chansons et de cinéma, les conteurs sont consacrés aux enfants des écoles, des paroisses et des hôpitaux. Puisqu'on souhaite lutter contre la pollution de la terre, de la mer et du ciel, pourquoi ne pas en profiter pour lutter contre la pollution des mots ?

Parce qu'ils sont pollués les mots, et pas qu'un peu. Ils sont chargés d'affects négatifs qu'on désigne pompeusement par les termes « au sens péjoratif ». Et les charges qu'ils portent sont des armes de destruction massive qui déclenchent les passions, les reproches, les malentendus, les haines et les guerres, entre ceux qui disent mal en ne pensant pas mal dire et ceux qui leur rétorquent qu'ils seront punis pour avoir dit çà. Les mots enflamment les polémiques jusqu'aux échanges de coups de poings, voire au meurtre. Ils sont lourdement associés à des contenus symboliques positifs et là ma foi c'est tant mieux, ou à des contenus négatifs et là ça craint. Ce sont ces derniers que l'on interdit, bien que parfois les compliments fassent plus de mal que les reproches. Il faut dire également un mot sur le ton qui joue un rôle non négligeable dans les dialogues de vive voix. S'il est en général en syntonie avec la charge émotionnelle, il peut aussi s'en écarter. Il m'est arrivé d'entendre des enseignants dire des atrocités à des parents sur un ton plus que doucereux, avec des mots que n'eût pas reniés Marcel Proust. De toute façon ce n'est pas avec la répression que l'on purifie le langage mais avec la pédagogie curative. L'humanisme se développe dans le champ de la culture, non dans celui de la nature. Il importe pour notre maturation de retirer aux mots leurs charges émotionnelles, leur sens péjoratif, leur pouvoir de nuisance. Nous sommes plus affectés par un enfant qui nous insulte, sans connaître le sens des mots qu'il utilise, que par un adulte alors que logiquement ce devrait être le contraire. D'où qu'elles viennent, si nous ne réagissons pas sur le mode affectif aux injures, aux grossièretés, si elles glissent sur nous comme l'eau sur les ailes du canard, elles finissent toujours par cogner dans le vide et par disparaître. Je me souviens d'une jeune garçon qui, au début des entretiens duels, aspergeait abondamment son récit de mots orduriers, et qui n'en sortait plus aucun au bout de quelques mois. Mais laisser courir ne va pas de soi, surtout quand on entend un président de la République déclarer en 2008: « Casse-toi pauvre con ! ». Il faut du temps et une éducation solidement chevillée à des valeurs morales fondées sur l'amour du prochain, la tolérance et la foi en l'être humain, pour y parvenir. La plupart des bouddhistes réussissent bien à le faire, pourquoi pas nous ?

Quoi qu'il en soit, aujourd'hui le stock verbal du peuple français s'appauvrit de plus en plus, la culture populaire se voit mise entre parenthèses, pour ne pas dire aux oubliettes. En tant que psy qui connais la valeur des mots comme outil thérapeutique, je m'inquiète, et je ne suis pas le seul, des dangers que l'appauvrissement de notre langue représente pour la santé physique et mentale des individus... pardon, de nos compatriotes. Le pouvoir des mots se trouve aujourd'hui entre les mains d'une minorité de nantis dominants. Mais que ces derniers prennent garde car rien ne dit qu'ils pourront le conserver longtemps, que les mots qu'ils polluent pour faire avaler leurs mensonges au peuple, ne se retourneront pas un jour contre eux-mêmes.

Fort heureusement l'Homme est doué d'intelligence et de créativité. Avec lui tout n'est jamais perdu. Il ne peut pas ne pas communiquer, comme l'a dit Jacques Lacan. On dirait qu'il commence à se lasser de dialoguer avec des robots. Je vois de plus en plus de personnes qui parlent avec les caissières au supermarché, d'inconnus qui me saluent, qui me sourient en ville, des artisans, des commerçants, qui engagent la conversation. Les policiers acceptent le terme de flics. Les noirs dépéjoratisent celui de nègre. Fort heureusement les écrivains, protecteurs, conservateurs et éleveurs de mots, foisonnent et le nombre de leurs lecteurs croît de jour en jour. Des artistes tels que Blanche Gardin, François Morel, Jacques Gamblin et bien d'autres, sont de véritables purificateurs de mots et leur audience est importante. Des municipalités, des associations, des particuliers, entreprennent de nettoyer les déchets de nos villes et de nos campagnes, on peut espérer qu'ils vont se mettre ensuite à nettoyer nos mots, qu'ils en inventeront de nouveaux pour enrichir notre langue et la faire vivre, plutôt que survivre.

La liberté d'expression n'est pas un voeu pieux, c'est une nécessité. Interdire l'emploi d'un mot c'est manquer une occasion de communiquer. Mieux vaut choisir l'inter-diction que l'interdiction.

     Jean-Paul, le 27.02.2019

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