Je suis sur le quai de la gare

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 Je suis sur le quai de la gare et le train n’arrive pas. J’attends depuis bien trop longtemps ce train. Des haut-parleurs sortent sans cesse les annonces repoussant son arrivée. Je ne sais plus quoi faire pour occuper ce temps perdu et je ne peux rien faire d’autre que prendre ce train.


 Je le connais bien ce train. J’ose dire que je le connais comme ma poche. Je connais le moindre cm² de ce train. En ses wagons j’ai appris à me découvrir et me laisser découvrir. Un jour assis sur un de ces sièges j’ai appris le grec moderne dans un livre et j’en ai fait mon métier, interprète. Un matin j’ai discuté du Judaïsme avec un rabbin et cela m’a ouvert l’esprit sur mon ignorance du monde. Après cela je fus curieux de tous savoirs et de toutes connaissances. Un autre matin c’est dans un de ces couloirs que j’ai reçu un coup de téléphone m’annonçant la naissance de mon fils, un bébé ayant mes yeux bleus foncés et mon nez relevé. En pensant à mon fils, quand j’étais plus jeune en ce train j’ai connu pour la première fois l’amour. Elle était belle cette petite dame. 12 ans à peine, elle se pavanait en jupe tombante juste au niveau des genoux. Comme les grandes femmes qui discutaient affaires économiques à côté de nous, elle était sérieuse et c’est pour cela que je l’ai aimé. C’est en ce train aussi que j’ai appris à danser le Merengue. C’est en ce train, enfin, que je vois défiler depuis plus de 40 ans le paysage de ma région. 40 ans c’est long, je peux en dire encore aussi long sur ce train. Pourtant, les meilleures choses que j’ai vécu dans ma vie ne sont pas directement en ce train mais juste à l’extérieur, au travers de ses vitres.


 Enfant j’ai habité un petit village au milieu d’une vaste étendue plutôt hétéroclite en paysages. Je veux dire par là qu’autour de mon village ce n’est pas ni une vaste plaine de champs cultivés et de forêts muselées, ni des montagnes rondes ou de grandes collines vertes, ni des étendues planes devant la mer. Autour de mon village c’est tout cela condensé pour ne garder que la beauté de la vision en enlevant la monotonie du « toujours la même chose ». Aussi le trajet de ce train qui traverse tous ces environnements c’est quelque chose de magique. J’ai en de nombreux trajet posé ma tête contre la vitre et ouvert les yeux.

Il y a d’abord la petite gare de mon village. Il y a mes parents pour faire un dernier signe de la main lorsque le train commence à bouger. Puis ils se tournent, se prennent mutuellement autour de la taille, marchent et disparaissent de ma vision. Je me suis vu être soldat d’une guerre à laquelle j’allais participer et dire adieu à mes parents, je me suis senti l’espoir de toute une nation dans une aventure dont je n’avais encore aucune idée, j’ai regardé les dernières maisons de mon village filer comme si c’était la dernière fois que je les voyais. Rien de tout cela n’était vrai, mon imagination travaillait tout de même assez pour affecter mes émotions. Je me souviens avoir versé des larmes, des petites larmes, plus d’une fois. Pourquoi ? Car un autre jour j’ai imaginé que mes parents m’avaient abandonné, la fois suivante qu’ils étaient très malades et mis en quarantaine. Toutes ces histoires me font passer les premières minutes du trajet de ce train. Mon village passé, le train entre dans une forêt de grands arbres. Ils sont élagués jusqu’à une certaine hauteur ce qui fait qu’en me penchant jusqu’au bas de la vitre du train, je peux voir la forêt sous le feuillage des branches. Que n’ai-je pas vu entre les troncs et les maigres buissons. J’ai vu ici des milliers de sombres guerriers, orques, elfes, chevaliers ou brigands qui attendaient un signe ou un ordre pour charger en ma direction. J’ai vu des visages d’horreur et des grimaces à me faire peur. J’ai regardé de multiples armes sur lesquelles j’imaginais le sang ruisseler. Et j’ai vu des nuages noirs de flèches dans le ciel, entre les branches, tomber sur le train et moi. Le cœur battant le rythme de la guerre je sursaute alors que passe quelqu’un dans le couloir.

Peut-être dans le train en me regardant faire on pense que je me suis assoupi. Non, je n’ai jamais dormi en ce train. Cela ne m’a pas empêché de rêver. Le ronronnement des roues et le petit ballotement aident à m’écarter du monde et à reprendre où je me suis arrêté.


 Le train sort de la forêt et débouche sur une grande plaine où se serrent des champs cultivés, ici du blé, là-bas des tournesols et plus loin du maïs. Ces champs répétitifs ne m’inspirent pas tellement. Alors je lève les yeux et regarde le ciel. Un ciel gris léger, à peine chargé d’un fin manteau, quelques ronds sont plus sombres que le reste ou au contraire sont encore plus clairs. C’est justement par ces points clairs qu’apparaissent des dragons. Ils sortent en trombe du nuage d’un seul élan puis déplient leurs ailes et volent dans toutes les directions. L’un d’eux se dirige vers le train. Il est encore loin mais je distingue ses yeux rouges, ses naseaux fumants et sa gorge prête à fulminer toute la terreur de son corps. Plus il s’approche plus je me rends compte qu’il me regarde et m’observe. Plus il s’avance vers moi plus je commence à sentir sa colère. Alors débute ma panique, mon cœur bat encore plus vite que dans la forêt, mes yeux ne soutiennent plus ceux du dragon et je cherche partout dans le train une issue. La rencontre avec l’animal m’effraye. Des gouttes de sueurs perlent sur mon visage et je remue nerveusement les jambes sous ma rage de ne pas savoir quoi faire. C’est ainsi jusqu’à ce que le dragon soit tout proche. A une distance de deux ou trois battements d’ailes. A ce moment précis le regard du dragon se détourne et son vol se perturbe. Il s’arrête et grâce à son agilité fait du surplace en battant rapidement les ailes comme on bat des mains et des bras pour garder la tête hors de l’eau. Ce que le dragon regarde et craint c’est ce qui est apparu de l’autre côté du train et que je ne peux pas encore voir. Je ressens néanmoins dans le ciel une lueur nouvelle et grandissante et je présume que le dragon regarde vers l’origine de cette blanche lumière. Un bruit indiscernable se fait entendre et me pique au vif de mes oreilles. Le temps que je porte une main sur celle près de la vitre je vois enfin quelque chose. Dans le ciel, maintenant en confrontation avec le dragon, j’admire un paladin vêtu d’une armure et d’une épée brillantes.

Tout ceci disparait d’un coup alors qu’un grand arbre passe devant moi. Le temps que revienne la vue de la campagne, il n’y a plus rien. Je pourrais forcer le coup et tenter de re-imaginer les dragons et le paladin. Mais déjà je vois au loin autre chose. Il y a là-bas un grand moulin qui se dessine à l’horizon et je distingue une ferme constituée de deux ou trois bâtiments. De là-bas ou alors de plus loin, sort une grande fumée noire et celle-ci monte haut dans le ciel. Cette fumée est surement due à un feu contrôlé par un paysan ou bien des ouvriers et techniciens d’une entreprise locale. J’imagine pourtant tout autre chose. J’imagine sur les landes courir des bandes de détrousseurs orques. Ces orques s’élancent dans la plaine pour piller les fermes et les petits villages de la région. Ils ne rencontrent pas une assez grande résistance dans les villages et passent toutes les personnes qu’ils attrapent sur le fil de leurs épées d’acier. Quelques héros parmi les villageois tentent de s’armer de fourches et de se défendre, aucun d’entre eux n’obtient le destin de survivre aux massacres. D’où viendra le salut des malheureux innocents alors que la campagne s’allume de centaine de brasiers fumants ?

Loin à l’ouest commence à apparaitre un nuage de poussière compact. Certains orques s’arrêtent dans leur course et l’observent attentivement. Peu de temps après ceux parmi les orques qui se sont arrêté commencent à paniquer et crient dans leur langue. Ils avertissent qu’il faut se rassembler car la ville a détaché un régiment de cavaliers et ils arrivent dans leur direction. Beaucoup des orques s’arrêtent alors et les chefs parmi eux forment les rangs de bataille, mais d’autres orques continuent leurs sauvages courses. Ceux-là, plus loin, vont se heurter, dans le désintérêt total de leurs camarades, à la dure réalité de la solitude. Ils entrent dans le prochain village avec la même attitude que dans les précédents, mais là ils vont se retrouver en face d’une milice civile armée et préparée à les recevoir. Tous les orques solitaires vont se faire occire par les paysans. Au même moment les différents rassemblements d’orques se font disperser par la charge des cavaliers lourds. Beaucoup de corps aujourd’hui feront les semences de la terre pour les prochaines récoltes. Aucune récolte malheureusement ne remplacera les pertes civiles innocentes parmi les hommes, mais avoir une récolte dans certains champs plus florissante c’est un bien qui se laisse apprécier.

Un détail dans l’autre scène attire mon regard et c’est sur celui-là que fini cette évasion. Je me projette bien loin de mon siège et je me retrouve au milieu des cavaliers faisant le « point » ensemble à la fin de leur action. J’observe sur beaucoup de visage une fatigue et une lassitude extrême, même les chevaux ont l’air d’avoir connu des jours plus heureux. Je comprends parfaitement ces derniers en pensant à la course qu’ils viennent de faire en trimballant un poids d’une certaine masse sur leur dos, mais je ne saisis pas, dans un premier temps l’attitude des hommes. Puis je commence à entendre certaines voix. Par ici des voix grondantes disant qu’ils en ont marre de ces orques. A quoi font échos des voix à gauche soulevant des critiques de l’organisation des défenses du territoires. S’ajoutent enfin à droite un cri aigu dont les mots riment avec démission et tout laisser sur les épaules des responsables hiérarchiques. Là n’est pas l’heureux détail que je retiens. Le détail vient après. Dans ce groupe d’hommes qui s’excitent par leur rassemblement et la concordance de leurs pensées révoltantes, une dignité s’avance et prend la parole avec qui le silence revient dès les premiers mots. L’homme qui parle semble être, au contraire d’un chef car je ne relève aucun détail sur son armure qui le ferait être différent et supérieur des autres, doté d’une plus grande patience que les autres. Il tente avec des paroles sensées et des gestes calmants de faire retomber les mauvais esprits. Cela prend du temps tandis que mon regard recule. J’admire encore ces cavaliers formant un cercle immobile. Puis les chevaux prennent une formation et la troupe disparait dans un nouveau nuage de poussière.


 Le train prend un virage brusque. A mes yeux la campagne change, d’abord elle rapetisse prise en tenaille par les montagnes lointaines qui se rapprochent, puis elle disparait en grande partie pour ne laisser qu’une place de verdure et de forêt lointaine. Le train prend de la hauteur sur le monde à mes yeux et tout ce à quoi je pense se transforme. L’environnement autour de moi saisit une autre teinte et ce que je vois alentour devient blanc. C’est l’hiver, le rude hiver, le cours d’eau au fond de la vallée est gelé, les pins résistants plient sous le poids de la neige et nulle part à leurs pieds il n’y a trace d’autre chose que l’hiver. Malgré le froid le monde n’est pas immobile, sans la chaleur on bouge pour se réchauffer. Dans la période de transition entre deux floraisons beaucoup d’animaux parcourent de très grandes distances à la recherche de nourriture. C’est justement cela que j’observe de mon point haut et tranquille. Je ressens tout de même l’atmosphère se refroidir autour de moi. Au loin j’observe une famille de cervidés cavaler entre les arbres nus. Ils semblent courir et sauter sur la neige innocemment et sans but. Mais l’instant d’après j’aperçois une ombre sortir de derrière le couvert d’une butte. Alors la course des biches que je pensais joyeuse se transforme et s’ébranle en fuite désespéré devant un chasseur. Il n’y a décidément jamais la paix sur cette terre en mon esprit.

Le train file et tourne sur le côté car il doit contourner un pic plus élevé, alors mon poste d’observation change et mes rêves aussi. Cependant c’est encore l’hiver là en bas. Je me mets à imaginer des chaumières rustiques dont les murs sont en torchis et les toits en pailles. Ces maisons combattent comme elles peuvent le froid de l’extérieur. Du haut de leurs toits file une colonne de fumée, témoin incontestable qu’au contraire de la froideur immobilisant de l’extérieur, à l’intérieur il y a de la vie et de l’activité. Alors mon esprit traverse les murs et je me mets à voir ce qu’il se passe de l’autre côté et je commence à entendre des voix. Ces voix sont dures mais justes. Je suis dans des maisons de paysans et, à en croire leurs vêtements, à une époque qui n’est pas la mienne ni celle du train. J’observe et écoute longuement le paysan assis sur une chaise qui semble être le chef de famille. Celui-ci dans les saisons normales doit passer tout son temps aux champs ou à s’occuper des animaux de la ferme, l’hiver il ne peut rien faire d’autre que passer le temps à boire et à parler. Aussi parle-t-il. L’alcool faisant délier les esprits et les langues, ce paysan que rien dans sa nature ne fait être grand penseur ou philosophe se met à penser et réfléchir à la nature des choses et du monde. Même sans savoir ni lire ni écrire, en ne connaissant ni Aristote, ni Platon, ni aucuns naturalistes plus modernes, cet homme parle de la nature changeante des saisons. Il lancera à l’assemblée qui l’écoute dans sa maisonnée, c’est-à-dire pas grande monde, que les saisons ne vont pas avec les hommes. Regardez les fleurs et les plantes, dit-il, elles meurent l’hiver et revivent au printemps, elles ne subissent aucun des ravages de l’hiver car la mort ne leur fait rien subir. Les plantes sont supérieures à l’Homme car elles ont la capacité de revivre. L’Homme lui ne sait pas le faire, alors il doit vivre toutes les saisons et survivre à tout. N’est-ce pas une forme de faiblesse que de devoir surmonter toutes les épreuves du monde pour continuer à vivre ? Celui qui les surmonte peut se vanter de sa réussite, mais peut-il se vanter d’avoir à subir ces épreuves pour vivre ?

La femme qui semble être l’épouse de ce paysan lui demande gentiment d’arrêter de boire les réserves d’alcools tout seul. Malgré une protestation sous forme de grognement presque inaudible, le paysan lâche la bouteille et se tait. Il se lève de sa chaise et se place devant la minuscule fenêtre donnant sur l’avant de la maison. Ici, à regarder pensivement l’extérieur et en faisant bloc devant le vent froid qui pénètre à l’intérieur, l’homme va passer la grande majorité de son temps inactif.


 Un son d’alerte me fait sortir de mes rêves : le train arrive en gare. Je suis attaché à ce train. Ce train m’a fait connaître et rencontrer des gens, des voisins de siège comme des passants dans l’allée centrale. Ce train a fait mieux encore, il m’a fait me connaître. Aujourd’hui, malgré mon travail réaliste et pragmatique, je continue à faire des rêves éveillés. Et certains de ces rêves je les écris sur un papier et je les récite à mon fils. Mon fils, lui, n’a aucun besoin de prendre le train, aussi ne connait-il pas cette machine étonnante et fascinante, captivante et berçante. Ni cet endroit non moins sensationnel que peut être la gare et ses quais aux esprits qui savent encore rêver.

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