Destinée
Depuis le bord du lavabo, Tilk’it soupire avec lassitude alors qu’il observe ses congénères étaler consciencieusement le savon au fond de la baignoire, ricanant avec malignité de leur farce. Un follet mime la future chute d’un des humains de la maison : il fait mine de glisser et exécute une pirouette rocambolesque. À la réception toutefois, le fanfaron patine sur le fond glissant et atterrit sur les fesses avec une grimace douloureuse. L’hilarité enfle de plus belle ; Tilk’it sourit lui aussi, mais seulement de la sottise de son espèce.
Les follets sont fondamentalement sournois et querelleurs. Loin d'être particulièrement futés, Tilk’it reconnaît quand même que, lorsqu’il s’agit de tourmenter les humains ou de comploter contre les lutins des pièces voisines, ils se montrent vicieusement ingénieux.
Mais Tilk’it, lui, n’a l’âme ni espiègle ni chicaneuse. Tout au contraire, il est pacifiste et surtout, excessivement maniaque – trait de caractère peu compatibles avec la nature chaotique de son espèce qui lui valu moult railleries. Les plaisanteries malpropres, voire périlleuses, des follets de la salle de bain ne sont décidément pas à son goût.
Un follet l’accoste et lui indique que, s’il n’est pas occupé, l’équipe de l’armoire à pharmacie recherche du personnel pour permuter les médicaments d’emballage. Tilk’it dissimule tant bien que mal son effroi – la notion seule de perturber volontairement l’ordre le révolte – et refuse poliment. L’autre lui propose alors de rejoindre le groupe chargé de faire proliférer les colonies de moisissures le long des joints du carrelage. Tilk’it n’est pas plus emballé par l’idée. Il remercie le follet, promet de réfléchir à sa proposition, mais prétexte que, pour le moment, il est sur un autre gros coup.
Tilk’it songe qu’il est peut-être temps d’aller voir ailleurs. Même si les follets entretiennent des rivalités intestines envers leurs semblables des autres pièces de la maison, il est aussi de coutume que les jeunes lutins vadrouillent d’une pièce à l’autre pour trouver leur place idéale.
Résolu, Tilk’it se redresse, dévale le pied du lavabo et s’en va tranquillement par l’embrasure de la porte de la salle de bain. Dans le couloir, territoire neutre où les assauts sont formellement interdits, Tilk’it se dirige vers la pièce la plus proche : la chambre parentale. Il a entendu dire que ses habitants ont un tempérament poltron et douillet, car ils ne participent jamais aux perpétuelles discordes entre les clans. À l’inverse de ses comparses qui interprètent leur placidité comme de la couardise, Tilk’it y discerne plutôt un espoir de civilité et de sagesse.
Tilk’it se présente à l’entrée de la chambre où un follet taciturne le reçoit. Le gardien se montre ouvertement réticent, suspicieux d’une attaque imminente, mais Tilk’it le convainc qu’il est seulement las de la salle de bain et souhaite s’initier à de nouvelles activités. Le portier le confit alors aux mains d’un elfe à la mine grave qui entreprend de lui faire faire le tour des affaires qui font prospérer la chambre à coucher. Non sans arrogance, il lui explique que, contrairement aux follets des autres pièces, ils ont choisi de se spécialiser dans une activité unique : l’élevage d’arthropodes parasites.
Des cheptels de punaises de lit dodues dans les boiseries, des troupeaux d’acariens dans les draps et la moquette, de beaux étalons à huit pattes au plafond défilent sous le regard d’un Tilk’it livide. Le lutin à l'air sérieux lui confie que, aux beaux jours, ils ajoutent à leurs bétails quelques moustiques sauvages – dans l’entrebâillement de la fenêtre, ils agitent une lumière afin d’attirer les minuscules vampires à l’intérieur –, mais qu’ils ne savent pas encore bien les dompter.
Tout compte fait, Tilk’it préfère de loin les facéties crapuleuses de ses anciens comparses. Le jeune follet décide de s’éclipser avant de se retrouver mêler à la faune locale et retrouve avec soulagement le couloir.
Tilk’it poursuit son périple initiatique. Il dépasse la chambre d’enfant sans s’arrêter, certain qu’elle abrite la même ménagerie – voire plus exotique encore – que la chambre parentale. Il s’attarde devant la porte du salon et jette un coup d’œil à l’intérieur. L’ambiance à l’air bien plus calme dans cette pièce-là; à vrai dire Tilk’it trouve étrange de ne pas apercevoir un seul follet en train de préparer un mauvais coup.
Soudain, un cri nasillard s’élève dans son dos, reprit par une dizaine d’autres voix derrière et devant lui. Une troupe exaltée de follets armés de cure-dents le bouscule tandis que, dans le salon, des elfes parés de mines de crayons aiguisées surgissent du canapé et des fauteuils. Tilk’it passe son chemin sans demander son reste, dédaigne la cuisine d’où provient l’escouade assaillante, et file à la prochaine pièce.
Tilk’it pénètre presque craintivement dans le bureau, ne sachant guère à quoi s’attendre cette fois-ci. Un follet avec un fort strabisme l’accueille jovialement et entreprend aussitôt de lui montrer le meilleur de leurs farces.
Les follets bureaucrates apprécient l’humour léger et sans prise de tête – griffonner sur le coin des papiers, cacher les notes importantes, tailler les crayons jusqu’à ce qu’ils ne fassent plus que quelques centimètres – mais ce qu’ils aiment par-dessus tout, ce sont les canulars. Le follet au regard fou présente Tilk’it à deux de ses amis : l’un s’applique à ajouter des éléments saugrenus à la liste de course des humains tandis que l’autre sautille sur le clavier de l’ordinateur. Tilk’it n’est pas familier de l’instrument et l’interroge ; le follet lui explique qu’il est en train de pirater l’historique des recherches internet. Tilk’it n'en saisit pas l’intérêt de la manoeuvre, mais la jubilation des autres follets le convainc que les répercussions doivent être amusante.
Toutefois, tout n'est pas à son goût dans le bureau. Le caractère singulièrement désordonné des follets du bureau et l’anarchie qu’ils se faisaient un malin plaisir d’entretenir hérissent sensiblement Tilk’it. Lui aspire à perpétuer l’ordre et la symétrie : l’envie de ranger les crayons par dégradé de couleur, de nettoyer les marques de stylo sur le sous-main ou de trier les photos de vacance sur l’ordinateur le démange sérieusement.
Tilk’it ne veut pas paraître discourtois envers les sympathiques follets: il s’excuse timidement et indique qu’il souhaite élargir ses horizons avant de s’établir quelque part. Les elfes se montrent compréhensifs et le raccompagnent jusqu’à la sortie en lui souhaitant bonne chance.
Dans le couloir, Tilk’it s’assit en tailleur, ses doigts s’emmêlant aux boucles de la moquette, et étudie ses dernières alternatives. Il y a toujours dans la maison des pièces – sommes tout ingrates et disgracieuses, mais qui ont le mérite d’exister – que les follets dédaignent, car comme elles ne sont pas fréquentées par les membres du foyer, les lutins n’y ont donc personne à importuner.
L’idée de poursuivre son aventure en ascète dans le grenier ou dans la cave séduit Tilk’it l’espace d’un instant avant qu’il ne se rappelle que ces lieux-là sont probablement peuplés de créatures aussi sordides que celles de la chambre. Sans parler des commodités qui sont loin d’être idéales et Tilk’it tient particulièrement à son confort personnel. En outre, le jeune follet doit bien s’avouer que la compagnie de ses turbulents pairs, même s’il n’a pas grand-chose en commun avec eux, finirait par lui manquer.
Tilk’it pense soudain à une pièce à laquelle il n’avait pas songé jusque-là : le garage. Il se demande si on peut vraiment le considérer comme une pièce à part entière et s'il est vraiment occupé par des elfes de la maison. Mais qu’à cela ne tienne, Tilk’it n’a rien à perdre à le vérifier. Qui plus est, maintenant que sa curiosité est avivée, il se doit de pousser jusqu’au bout son exploration des confins de la maison.
Le jeune follet se met en route en direction du garage : il passe rapidement devant le salon où l’escarmouche fait toujours rage, traverse la cuisine heureusement désertée, passe la porte de la petite remise qui sépare le garage des autres pièces.
Tilk’it toque poliment à la porte de service pour annoncer sa présence, patiente un moment, commence à penser que le garage est peut-être bel et bien inhabité lorsque le battant s’écarte enfin. Dans l’embrasure, un follet échevelé apparaît, ses grands yeux fixant Tilk’it avec un ébahissement sincère. Comme lors de sa visite de la chambre, le jeune follet aventureux pense que son confrère se montre circonspect par défiance et se hâte de justifier sa présence pour apaiser ses troubles.
Le follet du garage bafouille aussitôt des excuses : ils n’ont pas l’habitude des visites – les follets des pièces de vie ou de nuit ne se hasardant jamais jusqu’à eux –, mais bien que l’incursion de Tilk’it soit inattendue, il est le bienvenu.
Le follet ébouriffé le guide à l’intérieur. Tilk’it découvre alors une pièce baignée dans une lumière tamisée, au mur et au sol bruts – somme toute peu esthétiques –, et encombrée de toute part. Ici, un amoncellement de cartons vides et une ancienne penderie où s’accumulent des vêtements à l'odeur de naphtaline ; là, un établi blindé d’objets divers, sauf des outils de bricolage, et une pyramides de bouteilles vides. Les follets ne semblent pas très nombreux, mais tous s’activent avec effervescence.
Le gigantesque capharnaüm fait grimacer le follet maniaque et commence à le faire regretter d’avoir quitter le bureau. Tilk’it n’avait pas imaginé trouver plus chaotique que les bureaucrates en s’aventurant jusqu’au garage.
Soudain, le jeune elfe aperçoit deux follets transportant une clé Allen. Pourtant, au lieu de la fourrer dans un endroit improbable ou de la laisser traîner au sol comme le ferait le commun des follets, les lutins la rangent consciencieusement avec les autres clés, dans une boîte spécialement prévue à cet effet.
Tilk’it s’exclame et s’étonne, n’en croyant pas ses yeux. Le follet échevelé hausse les épaules avec un petit sourire contrit : il comprend que cela surprend. Il explique à Tilk’it que, contrairement au reste de la maison, dans le garage, les membres du foyer se montrent négligents, comme indifférents au désordre. Le seul moyen que les follets ont trouvé pour ennuyer les humains est de ranger derrière eux, ces derniers peinant davantage à retrouver leurs affaires lorsqu’elles sont rangées à leur place plutôt que lorsqu'elles sont éparpillées aux quatre coins de la pièce.
Ravi, Tilk’it sautille sur place, impatient. Il donne une accolade à son guide, le remercie vivement et s’empresse de se mettre à la tâche. Tilk’it est heureux de pouvoir enfin trier, classer, ordonner et hiérarchiser tout son content. Le follet s’engage à ne prendre de repos seulement lorsqu’une voiture pourra rentrer dans ce garage.
01/01: Un garage
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