VII. Veilleurs

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  • T’as encore déconné ?
  • Vois pas de quoi tu parles. Suis juste tombé.
  • Tombé sur des Veilleurs, oui.

Le colosse était debout dans l’encadrure de la porte. Le visage tuméfié et le bras gauche dans une position plus qu’anormale, Mürad avait perdu son sourire narquois.

-Z’ont aucun sens de l’humour, ces abrutis, marmonna Mürad.

Avec une pointe de regret, Will se releva lentement du hamac qu’il venait à peine de rejoindre pour aller inspecter son camarade de chambre.

  • Ils ont fait du super boulot au niveau du visage, constata Will. Tu vas faire chavirer toutes les filles du pensionnat.
  • ‘Gueule. Remet mon épaule... répliqua-t-il, tout en s’allongeant péniblement au sol.
  • Ok beau brun.

Will s’affala à la perpendiculaire du malmené, saisit son bras, et tira promptement jusqu’à entendre un claquement sinistre en provenance de son épaule.

Mürad encaissa, se contentant d’un grognement réprobateur.

  • Voila. Comme neuf.

Tandis que Mürad se relevait tant bien que mal, Will leva les yeux vers la porte d’entrée pour y apercevoir une tête blonde, timidement engagée dans l’entrebâillement.

  • L’hôpital vient de fermer, Monsieur.

Ignorant l’humour sarcastique de Will, Dimitri s’engagea lentement dans la chambre :

  • Ca va, Mürad...? Chuchota-t-il
  • Hmpf, grommela l’intéressé, levant le pouce alors qu’il s’allongeait dans son hamac avec précaution. 
  • Il est tombé, poursuivit Will, fixant Dimitri avec insistance. Toi par contre, tu m’as l’air en pleine forme.
  • Tu pensais que j’allais rester mourir pour ce cinglé ? Débita Dimitri, les yeux écarquillés. Il s’est mis à insulter les Veilleurs quand tu es allé chez la Conseillère. Comme s’il y avait besoin d’en faire plus, il a envoyé sa meilleure droite dans la figure du premier qui a essayé de le chopper. Evidemment, évidemment que je me suis tiré ! Tu imagines...

Alors que Dimitri poursuivait son intarissable réquisitoire contre Mürad, Will saisit l’opportunité pour se faufiler discrètement dans son hamac.

Au même moment, le ronflement distinctif de Mürad résonna dans la chambre, coupant court à l’envolée lyrique de l’accusateur.

Dimitri était abasourdi. Il faisait, dans un ultime et illusoire effort de protestation, de grands gestes hystériques tantôt vers la bête ensommeillée, tantôt vers un Will complètement désintéressé de la scène,

Abaissant lentement les bras, il resta figé un moment face à ses deux camarades.

  • Super. Merci du soutien, Will, cracha Dimitri.

Il tourna les talons, et se retira en prenant soin de claquer exagérément la porte derrière lui, abandonnant la chambre au “silence”, et à la pénombre.

  • Pitié Mürad, il est parti...
  • Ok.

Ce dernier mit aussitôt fin à sa performance gutturale, au grand soulagement de Will.

  • Alors ?
  • Quoi, “alors” ?
  • Mürad.

Grognement.

  • Y a un des Veilleurs, l’Ecorché, je sais pas, il me regardait d’un œil bizarre. J’ai pas aimé, je l’ai insulté. Oh, et oui, tous les autres aussi, merde... soupira Mürad en réponse au regard suspicieux de Will. Pas d’humeur. Fallait pas me presser au p’tit dej’.
  • Et?
  • … Et ils m’ont allumé devant les autres chiffes-molles. Par contre, j’ai pas loupé l’Ecorché : maintenant, c’est l’Edenté ! Ricana-t-il douloureusement en se tenant les côtes.
  • Puis?

Mürad baissa les yeux, l’air inhabituellement pensif. Il fronça ses sourcils fournis dans une expression de concentration intense, gigantesque enfant bloqué face à un puzzle auquel il manquerait des pièces.

D’une profonde inspiration, il sortit de son mutisme : 

  • … Puis, ils m’ont trainé jusqu’à un endroit bizarre. Ils m’avaient fichu un sac, je voyais rien. Mais j’ai entendu qu’ils bougeaient des espèces de mécanismes, puis on a dû passer une porte car la lumière m’a pété les yeux d’un seul coup. M’ont jeté sur une chaise, ligoté, puis enlevé le sac. On était dans une salle – dégueulasse, du sang partout - que je connaissais pas. Y z’étaient 3, avec des cagoules, plus… tu sais, Dingo, le cinglé qu’arrête pas de me fixer aux repas en moulinant des bras, et qui détale dès que j’essaie de lui tomber dessus… ?

Will acquiesça lentement, sans un mot.

  • Voilà. Il était à côté, attaché, bâillonné. D’un coup, t’as un Veilleur qui l’attrape. Boum. ‘Lui pète la jambe, Dingo qui braille comme un chien. Là, t’en as un autre qui me choppe à la gorge, et qui me dit à l’oreille : « t’aimes ça ? Tu voudrais faire pareil ? ». Je dis rien, ‘m’en colle une. Il me répète le même truc en boucle pendant une plombe, pendant que les deux autres tapaient Dingo. Ils l’ont tué, à la fin.

Mürad se renferma dans un silence songeur, se grattant distraitement le crâne en soutenant le regard impassible de Will. 
Les deux pensionnaires se fusillaient sans un mot, sans ciller. Finalement mal à l’aise, Mürad brisa le duel: 

  • ... Puis ils m’ont jeté dehors. Quand j’ai rouvert les yeux, j’étais au milieu d’un couloir vide. Rien. Que dalle. Aucune porte, aucun Veilleur. Rien compris à ce qu’il s’est passé. 

Se redressant pour compléter son récit, Mürad se figea, hésitant. Il se ravisa.

  • Bref, on s’en fout. Tous des timbrés. Bonne nuit, marmonna-t-il en se calfeutrant dans son hamac.
  • Bonne nuit gueule d’ange, répondit Will en éteignant la lumière de la chambre.

Malgré l’obscurité grandissante à mesure que l’ampoule refroidissait, Will perçu le majeur de Mürad s’élever hors de son hamac, puis s’agiter frénétiquement dans sa direction.
Il réprima un sourire.

En un instant, Mürad s’endormit, non sans reprendre sa performance vocale là où il l’avait interrompue: lignes de basse, graves, ursines. Des grognements profonds, célèbres dans le dortoir pour avoir rendu fous tous les pensionnaires des chambres mitoyennes.

Malheureusement pour eux, la carrure et le tempérament de la bête dissuadait toute plainte, ses victimes ne pouvant que subir ces assauts auditifs au cours de nuits longues et vides de sommeil.

Will en revanche, ne tenait aucune rigueur à Mürad sur ce point. Au contraire, ses ronflements le berçaient, et apaisaient ses nuits mouvementées.

A ses premiers jours au Pensionnat, il s’était confié à la Conseillère sur ses innombrables insomnies, la pensant naïvement comme une confidente bienveillante et protectrice. Comme la mère dont il n’a jamais eu le moindre souvenir.
Pourtant, ce n’était pas les souvenirs qui lui manquaient. Il avait, au contraire, l’impression de tout mémoriser. 

Absolument. Tout. Dans les moindres détails, depuis son premier jour au pensionnat. 

Il retenait chaque image et chaque son avec une précision à toute épreuve. Cela lui donnait le sentiment d’être constamment surchargé d’informations, avec toutes les peines du monde à s’en défaire. Il ne dormait donc pas, sinon peu, et ses terreurs nocturnes ne l’incitaient pas beaucoup à y remédier.
Il lui avait donc fait part de ses insomnies, et de son besoin obsessionnel de se remémorer les moindres détails de ses journées avant de s'endormir d’épuisement. Enfant, la Conseillère le réconfortait, vantant ses facultés rares et son courage. La mémoire absolue, disait-elle. A enfant exceptionnel, avenir exceptionnel.

Elle mettait sans cesse son don à l’épreuve, lui demandant noms, actions et comportements de divers pensionnaires qu’il fréquentait, ou qu’il avait croisés un jour ou l’autre dans un couloir. 

Mais Will déchanta brutalement quand il réalisa que les pensionnaires qui disparaissaient, étaient précisément ceux dont il décrivait les déboires et déviances dans la Salle bleue. De ses 10 à 14 ans, il estimait, par ses délations soutirées, avoir été responsable de 64 des 152 disparitions au sein du Pensionnat.

Le nombre en soi ne lui faisait aucun effet, mais il s’était senti manipulé. Trompé. Trahi. Depuis cette prise de conscience, il prenait un plaisir revanchard à mentir éperdument à chaque séance. En conséquence, la Conseillère s’était aussitôt défaite de toute tendresse, transformant leurs échanges bienveillants en joutes verbales sans merci.

Allongé sur le dos, les yeux grand ouverts, Will débuta son traditionnel récapitulatif nocturne.

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