Prologue
Tic tac.
L'horloge s'exprime. Ça sent le thé noir et le renfermé.
Par cette nuit sans lune, une pauvre bougie éclaire la salle poussiéreuse, ses murs sombres et tapissés de vieilles affiches de publicité française. Cet endroit tombe en ruine. Le vieil immeuble supporté par cette misérable boutique ferait mieux d'être rasé.
Tic Tac.
Tremblante, Cynthia se balance sur ses jambes recroquevillées. Elle porte sa tasse de thé fumant à ses lèvres en renversant quelques gouttes. Ses mains frissonnent encore, sans parler du petit tambour battant dans sa poitrine. Elle déglutit. La boisson est trop chaude. Elle lui a brûlé la langue.
— Qui appeler ? s'inquiète sa voix brisée.
Elle regarde le livre posé devant elle. Le nom de chaque chapitre tourne en boucle dans sa tête à l'image d'une comptine infernale. Elle la connaît par cœur, cette satanée chanson. Un véritable mantra prosélytique en provenance des bas-fonds de l'Enfer. Ce bouquin sait ce qu'il en est. Il est la solution qu'elle a toujours osé espérer.
Tic tac.
Aller, Cynthia, assène le murmure démoniaque qui s'échappe de ce vieux tas de feuilles. Fais-le, et tu sauras.
Une phrase lointaine, un vinyle abîmé lancé depuis un gramophone au rabais. L'incantation négligée qui malgré tout, attise sa curiosité, comme elle a pu le faire avec une ribambelle de nombreuses autres victimes. Un régiment de damnés que Cynthia a regardé sombrer, impuissante, dans les mots du grimoire qui l'appelle à son tour.
Tic tac.
C'en est trop. Dans un élan de rage, elle balance sa tasse au sol et, s'emparant du livre et invoquant le feu au bout de ses doigts, met le feu à l'ouvrage maudit. Le livre s'enflamme instantanément.
Le brasier s'étend jusqu'aux mains de la jeune femme hypnotisée par la lumière dansante. Loin de la peur qui serrerait pourtant le ventre de quiconque, Cynthia reste fascinée devant ce spectacle qui, étrangement, l'apaise. La chaleur la berce comme la plus douce des mélodies, si bien qu'elle en vient à étreindre la torche de papier tout contre elle. La morsure brûlante gagne alors ses vêtements, ses cheveux, et finalement se met à ronger le parquet moisi. Le foyer grandi jusqu'à lécher les murs, du sol au plafond.
Tic tac.
Ça y est, l'incendie va réduire la résidence en tas de cendres. Les restes carbonisés de son corps en feront parties. C'est un fardeau qui s'envole, une victoire pour l'enfant égaré qu'elle est et que personne n'a tenu à sauver.
— Cyn ?
C'est comme si le crépitement du feu s'était tu au profit de cette voix qu'elle croyait éteinte à jamais. Cynthia lève les yeux, happée par ce fantôme plus que par sa peau en train de fondre. L'opacité du carnage incandescent l'empêche de discerner quoi que ce soit. Seulement, ce type qui vient de parler se tient là, au milieu du bûcher, arborant une mine déconcertée face à la fille se sentant subitement coupable. Quant à la fureur du brasier, la voilà incapable d'altérer l'image de cet homme qui n'a jamais changé.
Tic tac.
— Qu'as-tu fait ?
Une question qui surgit du silence tel l'écho persistant du Big Bang.
— Gabriel ?
C'est tout ce que Cynthia trouve à répondre à ce garçon que la déflagration ne parvient pas à consumer.
— De qui tu parles ?
Le voix de Samir la réveille. La joue écrasée contre son comptoir, elle se redresse sur son tabouret branlant. La bouche pâteuse, elle s'étire, laissant échapper un râle de mécontentement.
Un rêve de merde, stipule son esprit. Voilà qui m'apprendra à négliger mes nuits, dis donc.
Le jeune accoudé sur le comptoir de bois vernis pose son livre intitulé « Nos Amies les Plantes ».
— Tu verrais ta tête !
Ses yeux la piquent. Pas besoin de demander à son ami de lui ramener le miroir le plus proche, elle sait qu'ils sont aussi rouges que ceux de Samir quand il compte sur une nuit blanche pour faire ses devoirs en retard. Elle jette un coup d'œil à l'horloge murale, profitant du silence immédiat pour capter le tic tac régulier. C'est sûrement ce dernier qui l'a envoyée dans les bras de Morphée, pour changer.
— Sam, il est tard, je vais fermer.
Il consulte l'heure sur son portable.
— J'allais te le dire !
L'enthousiasme de l'étudiant déborde de bonne volonté. Cynthia confesse volontiers que c'est ce qu'elle aime le plus chez ce jeune féru d'occultisme et d'herboristerie. Pas étonnant qu'ils aient fini par se croiser un beau jour, elle, se morfondant derrière son buffet, lui, l'illuminé qui a déboulé dans sa boutique, déterminé à en faire sa base secrète tant qu'il ne sera pas venu à bout du savoir ésotérique qui l'appelle depuis les rayons.
Cynthia saute sur ses deux pieds. Elle quitte sa caisse pour remonter le long des étalages encombrés de bibelots, gagne la vitrine et en fait tomber le volet métallique. Sur ses talons, Sam, loin d'être pressé de quitter les lieux, reluque tranquillement les derniers arrivages. Il fanfaronne jusqu'à la sortie en marchant en zigzag, mate la déco obscure et les titres de quelques ouvrages qu'il juge a priori interessants. Il pensera à y jeter un œil la prochaine fois.
Soudain, il s'inquiète. Le grimoire de Cyn ne se trouve pas sur son étagère habituelle.
— Qui a pris le fameux ... ?
Son interrogation reste en suspens. Cynthia marmonne, postée à l'entrée en croisant les bras.
— Quelqu'un à la recherche d'une solution miracle, Sam. Comme d'habitude.
Samir passe la porte. Abandonner cet endroit même s'il sait qu'il va y revenir lui pince le cœur. Etudiant en art mais amoureux des lettres, il offrirait sa vie à la lecture et à la connaissance si le sort lui en donnait les moyens.
Il fait face à la devanture sobre de la boutique. Dépourvue de nom, la porte de l'enseigne est toutefois équipée d'un petit panneau de métal où l'on peut lire en caractères stylisés « antiquités d'Epinal ». Cyn lui avait expliqué que cet écriteau se trouvait déjà là lorsqu'elle s'est installée ici, dans la ville du même nom.
— On se voit une prochaine fois ? miaule-t-il en adressant une œillade sincère à la gérante.
— Je ne bouge pas de là. Reviens quand tu veux.
Il ne répond que par son sourire éternel avant de s'éclipser pour de bon. Cynthia le regarde s'en aller d'une démarche rapide sous le faisceau mourant des lampadaires. Elle hume la légère brise. Le temps s'est déjà soumis à la nuit d'automne. L'air est frais. Enfin, elle peut baisser le dernier rideau de fer, celui de l'entrée, avant de retourner dans son antre en prenant soin de verrouiller la porte derrière elle. Une routine simple qu'elle avait tendance à oublier une fois sur deux, lorsqu'elle a ouvert ce petit commerce insolite il y a de cela des années.
Seule avec elle-même, elle repense à ce rêve. L'incompréhension la plonge dans une intense réflexion, que ses yeux traduisent par des mouvements oculaires allant de gauche à droite.
Gabriel. Présent dans mon rêve à défaut de revenir me causer dans le monde réel.
Elle sait que le dernier souvenir d'eux ensembles remonte à bien trop longtemps. Elle ne se rappelle plus exactement quand est-ce que leurs routes se sont séparées, ni pourquoi. D'ailleurs, ils étaient amis, il lui semble. Ou plus ou moins que cela ? Une question à laquelle elle compte répondre à grand coup de méditation dans un bain chaud.
Sans se retourner, elle coupe le disjoncteur central du rez-de-chaussée. Toutes les ampoules privées de courant plongent le magasin dans une ombre compacte. Aucune forme ne se détache de ce décor uniforme, de quoi ficher la chair de poule aux inhabitués. Personne ne tient à rester parmi tous ces objets hantés qui s'animent dès que l'on tourne le dos, Sam en a déjà fait la remarque.
Cynthia n'a pas peur. Elle n'a jamais ressenti la terreur vis-à-vis de ce monde que beaucoup ne comprennent pas. Elle y repense encore en grimpant les escaliers de son appartement. Mais c'est un sujet qui l'ennuie, ce qui l'amène à jeter l'éponge et à se demander plutôt ce qu'elle pourrait bien avaler ce soir. Un moment d'inattention banal qui l'empêche de faire attention à la sonnette qui tinte en bas.
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