Dialogue de sourds
Ouvre les yeux! Ouvre les yeux!
La fatigue est si compacte qu'elle l'emprisonne comme une gangue. Elle flotte entre deux eaux, comateuse. Qu'a-t-elle en bouche ? La chose descend dans sa gorge ! Quelle horreur ! D'un geste, elle l'arrache. À tâtons, elle cherche ses chaînes, son collier et ses bracelets métalliques. En lieu et place, ses doigts ne trouvent qu'un tissu un peu rèche. Quand elle laisse retomber son bras, épuisée, sa main heurte une surface solide. Sauvée. À moins que ce ne soit le paradis. Ou l'enfer. Elle ferme les yeux, elle est bien. Si bien. Aucun doute, elle est au paradis.
***
Seconde tentative. Il fait noir maintenant. Se pourrait-il qu'elle se soit rendormie ? Elle se sent mieux en tous cas. Une petite ouverture diffuse une lueur blafarde. Assez pour distinguer la forme allongée à ses côtés. Saavati ! Elle lui saisit la main, pose la sienne sur son visage couvert d'emplâtres. Elle est brûlante, mais sa poitrine qui se soulève à intervalles réguliers ne fait aucun doute : elle vit !
— Saavati ... Saavati, fait-elle doucement.
Silence. Elle veille son amie un moment encore, mais doit se rendre à l'évidence. Elle ne se réveillera pas. Pas maintenant. Alors elle se lève. Elle est prise d'un léger vertige, se rassied. Réessaie. Elle jauge son corps maintenant, fait quelques mouvements. Tout lui fait mal, ses muscles ankylosés, sa peau déssèchée. Son crâne aussi. Mais elle doit se bouger. Elle repère la coursive et, d'une démarche féline, s'y engage. Elle perçoit alors l'étrange et infime vibration qui anime le plancher. De même que ce bruit aussi léger que sourd que semblent émettre les cloisons autour d'elle. Son coeur accélère quand elle repère la forme assise à même le sol et adossée à la paroi, mais le ronflement qui en émane lui arrache un sourire. Avec mille précautions, elle l'enjambe. Quand elle parvient sur le pont, c'est pour découvrir le firmament illuminé d'une myriade d'étoiles. Autour d'elle, la surface noire des flots lui renvoie les reflets d'une lune pleine, si brillante qu'elle distingue jusqu'aux détails du bâtiment. Mais quand elle constate que le navire fend les flots à belle allure alors qu'elle ne distingue ni rameurs, ni voile, elle s'affole. Qu'est-ce donc que ce sortilège ? Seraient-elles embarquée sur un navire-démon ? À moins qu'il ne soit tiré par quelque animal marin, à la manière des charriots tirés par des chevaux ? Elle se rend à la poupe et scrute la mer. Rien ! Pas même un câble. Mais peut-être le dispositif est il situé sous la surface. À moins se dit-elle, que ce ne soient ces deux immenses moulins situés de part et d'autre du bateau qui l'entraîne ?
C'est quand elle entend la cloche retentir qu'elle comprend que son escapade est découverte. Déjà, deux hommes accourent dans sa direction. Elle jauge ses chances. Le bateau, bien que de taille réduite, doit pouvoir abriter du monde. Et même si elle en venait à bout de tout l'équipage, elle n'a aucune idée de la façon dont elle pourrait en assurer la marche. La meilleure option serait d'accepter sa situation.
— Degemer mat', dimezell (1), lance un des hommes.
Que lui veut-il ? Il baragouine un langage incompréhensible, tandis qu'un troisième homme les rejoint. Mais non, c'est une femme.
— Qu'est-ce qui s'passe, Gwenaël ?
— La prisonnière ... l'est sortie.
Charlotte contemple maintenant la jeune femme qui se tient fièrement debout, dos au bastingage, dans une attitude de défi qui confine à l'arrogance.
— Ce n'est pas une prisonnière, fait-elle. Elle s'approche de la rescapée.
— J'chuis la capitaine de c' navire. On vous a recueillie y a de c'là presqu' deux jours.
Aucune réaction.
— Vous comprenez c'que j'dis ?
Il apparaît maintenant clairement que non. Avec douceur, la patronne du Tribordeur pose sa main sur sa poitrine.
— Moi, Charlotte.
— Ma, Chaerlot'
— Non. Moi, Charlotte. Toi ? Fait-elle en pointant du doigt l'étrangère dont le regard s'anime subitement.
Quand elle pose sa main sur la poitrine de la capitaine, Gwenaël tente de l'en empêcher mais cette dernière interrompt son geste.
— Antu ... Charlotte, fait la naufragée, la main toujours posée sur la poitrine de l'officière. Elle répète.
— Antu ... Charlotte.
Puis posant cette fois la main sur sa propre poitrine, elle annonce :
— Anaï ... Yumi.
C'est au tour maintenant de la capitaine de reprendre les mêmes gestes, posant successivement la main sur elle-même puis sur le torse de son interlocutrice.
— Anaï, Charlotte. Antu, Yumi.
— Dhya, Yumi, fait-elle en opinant du chef.
— Dhya ? Oui ?
— Dhya, dhya ! fait la naufragée, pour enchaîner aussitôt par un vibrant "Nayn, nayn !" en secouant la tête de gauche à droite. Puis, tout sourire, en opinant à nouveau : "Dhya ! Dhya !"
— Quel charabia, fait Gwenaël. On est pas sortis. On dirait du hollandais.
— Ou du volapük (2), fait Charlotte.
— On va pas y passer la nuit, capitaine. Je vais ...
— Kaptayn ! Kaptayn !
Yumi, toute excitée pose à nouveau la main sur la poitrine de la jeune femme.
— Antu, kaptayn ?
Quand Charlotte opine, la rescapée se redresse de toute sa taille et pose solenellement la main sur son coeur.
— Anaï, kaptayn ! lance-t-elle avec fièreté. Anaï, Yumi, kaptayn ... Antu, Charlotte, kaptayn.
Elle arbore maintenant un grand sourire. Puis comme prise d'une subite inspiration, elle semble rassembler ses efforts avant d'articuler tant bien que mal :
— You .. speak ... old ... language ?
Sourcils foncés, Charlotte l'observe sans répondre, puis se tourne vers Gwendaël.
—Ramène la auprès de l'autre. Demain, on les débarque à l'hospice de Cayenne.
(1) Degemer mat', dimezell = bienvenue, demoiselle
(2) Le volapük est une langue construite créée en 1879-1880 par Johann Martin Schleyer, un prêtre catholique allemand, qui lors d'une insomnie sentit que Dieu lui commandait de créer une langue auxiliaire internationale. Après un rapide développement - on comptait un million de volapükistes en 1889 - la langue perd du terrain au profit de l'esperanto, mais elle survit jusqu'à nos jours. Aujourd'hui, quelques rares pratiquants l'utilisent encore au travers de l'internet.
Annotations
Versions