Quand la sonnerie retentit, annonçant enfin la pause déjeuner, je me dépêche de ranger mes affaires, sous le regard oppressant de Chris. Rien que de sentir ses yeux posés sur moi me donnent des picotements de frayeurs dans la nuque. Je déteste quand Killian n'est pas auprès de moi. Au moins avec lui, je suis certaine qu'il ne m'arrivera rien. Personne n'oserait le défier en venant m'ennuyer. Logan et son pote n'ont trouvé que deux créneaux horaires sur lesquels ils peuvent encore me faire subir leur humiliation, le cours de biologie du lundi matin et celui d'art du jeudi avant la pause.

Mon sac sur le dos, je marche d'un pas rapide, tête basse, en direction de mon casier afin d'y déposer mes affaires. Je n'ai pas le temps de l'atteindre que je me heurte à un mur de muscle. De crainte de tomber sur Chris ou pire, sur Logan, je garde les yeux sur mes chaussures.

— Tu ne peux pas regarder où tu marches, sale pute.

Cette voix n'appartient ni à Logan, ni à son sbire. Pourtant sa présence me met tout aussi mal à l'aise. Je bredouille de vagues excuses, tout en jouant nerveusement avec la sangle de mon sac.

Quand le type s'avance vers moi, je me mets à prier pour que Killian vienne me sortir de ce pétrin, même si je sais que c’est inutile, puisqu'il m'attend comme les autres jours devant la cafétéria. Alors, je tente de contourner ce gars, sans relever la tête. Plus vite je me serais sortie de cette situation, plus vite je pourrais rejoindre mon meilleur ami.

— Tu as l’intention d'aller où ?

— Fous-moi la paix, tenté-je de grogner, mais ce n'est qu'un couinement qui sort de ma bouche.

— Vous l'avez entendu ?

Plusieurs ricanements s’élèvent autour de lui. Une boule se forme dans ma gorge en devinant qu'ils sont nombreux, filles et mecs confondus. Paniquée, je tente de m'enfuir en partant dans l'autre sens, sauf que je suis bloquée. Ils sont tout autour de moi, morts de rire. Quand je relève la tête, à la recherche d'une échappatoire, mes yeux se posent sur le frère de ma meilleure amie à quelques pas de moi. Adossé à l'un des casiers, il semble suivre la scène avec le plus grand intérêt, un sourire narquois sur les lèvres. D'un simple regard, je le supplie de me venir en aide, même si je suis certaine que c'est lui qui a tout orchestré.

Au moment où il se dirige vers nous, mes mains tremblent encore plus.

— C’est bon, Wilson. Fous-lui la paix ou je te fais goûter de mon poing ! lance-t-il à son coéquipier, en venant se placer juste devant lui.

Aussi abasourdi que moi, Wilson le dévisage sans comprendre. Toutefois, je préfère ne pas m'attarder ici pour savoir ce qu'il va se passer. Et sans même passer par mon casier, je pars en direction de la cafétéria.

— Lequel des deux ? me demande Killian à l'instant où je le rejoins.

— Quoi ? m'enquiers-je, un peu confuse.

— Le frère de Debbie ou son pote ?

Ses poings crispés me prouvent qu'il meurt d'envie d'en découdre. Depuis qu'il me connaît, il ne rêve que de ça, remettre Logan et Robinson à leur place. Jusqu’à présent, il m'a écouté, mais vu la colère qui semble grogner en lui, je ne suis pas certaine de pouvoir encore le retenir. Sauf que cette fois, les deux sont innocents.

— Aucun des deux, lui avoué-je. Logan a même pris ma défense.

Ses yeux s'arrondissent de stupeur, avant que son regard se remplisse de malice et que ses lèvres s’étirent dans un sourire espiègle. Pour le coup, j'ai l’impression qu’il me cache des choses. Toutefois, je n'ai pas le temps de m'y attarder, puisqu'il glisse une main dans mon dos pour m'inviter à pénétrer dans la salle qui nous sert de réfectoire.

Assis, quelques minutes plus tard, à notre table habituelle, nous discutons de tout et de rien, comme chaque jour de cours. Quand il se met à caresser son tatouage, je me rappelle l'une de nos toutes premières discussions.

Il est à peine midi et je viens juste de rejoindre Killian devant la cafétéria. Le large sourire qu'il m’adresse met un peu de soleil dans cette journée qui a très mal commencé, à cause de Charlie. Ce type a encore voulu me montrer à quel point, il tient à moi. Rien que d'y penser, un frisson remonte le long de mon échine, tant je suis écœurée. D'un léger mouvement de tête, je chasse cette pensée qui me soulève l'estomac, avant de glisser ma main dans celle de mon nouvel ami. Sa paume chaude dans la mienne me donne l'assurance dont j'ai besoin.

Après avoir franchi la porte et récupéré nos plateaux, nous nous dirigeons vers la cantinière, qui nous sert un de ces plats sans goût, mais dont je ne peux pas me plaindre, vu qu'il me remplit l'estomac.

Quelques minutes plus tard, nous sommes assis à la table que nous avons choisi la semaine précédente. En attendant que Kim et Debbie, nous rejoignent, je tente d’en apprendre plus sur ce garçon qui m'aide à affronter ma vie. S'il n'y était pas rentré, je ne suis pas certaine que j'aurais pu tenir ces deux premières semaines.

Tandis qu'il me parle de sa vie à Boston, je le vois caresser le tatouage sur son avant-bras.

— Il a une signification particulière ?

Quand il plonge son regard teinté de tristesse dans le mien, je n'ai pas besoin de plus pour comprendre qu'il a vécu un drame terrible. Face à la douleur qui s'imprime dans ses prunelles, mon cœur se comprime avec force. Nous ne nous connaissons pas depuis longtemps, pourtant je tiens déjà beaucoup à lui. Et le voir ainsi me fait mal.

Il ouvre la bouche puis la referme aussitôt, comme s'il avalait les mots qui lui étaient venus à l'esprit. Lui, le mec qui n'a pas froid aux yeux, qui est prêt à affronter Logan et ses potes, semble complètement tétanisé face à ses souvenirs.

— Tu n'es pas obligé de me répondre, lui dis-je pour tenter de le ramener vers moi.

Un petit sourire triste s'affiche sur ses lèvres, avant qu'il m'avoue avoir perdu sa sœur peu de temps avant les vacances de printemps.

— Oh, mon Dieu ! Je suis désolée, Killian, compatis-je en déposant ma main sur son bras.

— Ça va, m'assure-t-il en posant sa main sur la mienne.

Toutefois, son regard le trahit, il ment.

Un silence de plusieurs minutes s'abat entre nous, avant que je me décide à le briser.

— Tu peux m'en parler… enfin si tu veux.

Il raffermit sa prise sur ma main, comme pour y puiser le courage dont il a besoin, avant de se lancer.

— Quand je t'ai vu le jour de la rentrée, tu m'as beaucoup rappelé Tess. Tu avais ce même regard qu'elle. J'ai vite compris que quelqu'un t'humiliait, même si je ne savais pas encore à quel point. Je l'ai réalisé qu'une fois que ce con est entré dans la classe et m'a balancé ses merdes. Il était hors de question que je le laisse faire…

D'un poing rageur, il chasse la larme qui tente de s’échapper, avant de poursuivre.

— J’ai laissé ma sœur mourir.

— Pardon ?

— Si elle est morte c'est a cause de moi. Je n'ai pas voulu voir à quel point, elle souffrait. Je n'ai pas voulu la croire quand elle a essayé de me dire, ce que lui faisait subir mon meilleur pote. Ce type, je le connaissais depuis qu'on était gosse. On a fait les quatre cents coups ensemble, on jouait au hockey dans la même équipe. C'était juste impossible qu'il puisse être comme ça…

Quand un ange passe, je lève les yeux vers Logan, assis à quelques tables de la nôtre. Lui aussi, je croyais le connaître, jamais je n'aurais imaginé qu'il puisse me faire souffrir de la sorte.

— Quand j'ai vu les vidéos de ma sœur, nue, j'ai compris qu'elle ne mentait pas, mais à ce moment-là, il était déjà trop tard.

Sa voix s’étrangle dans un sanglot qu’il retient de justesse.

À cet instant, j'aimerais juste le prendre dans mes bras, pour lui montrer que je suis là aussi pour lui, dans cette terrible épreuve. Pourtant ces mots me clouent sur mon siège et je me sens incapable de prononcer la moindre parole. J'ai si mal pour lui.

— Je ne sais pas ce qu'il s'est passé entre Baldwin et toi, mais je ne le laisserai pas te pousser à une telle extrémité.

L’arrivée de Debbie et de Kim mettent un terme à mes pensées.

— J’en ai ma claque ! s'insurge Debbie en s'asseyant bruyamment à sa place.

Killian et moi fonçons les sourcils dans un même geste interrogateur. De quoi parle-t-elle ?

— Elle parle de son frère, nous confie Kim.

— Besoin que je le remette à sa place, ce p'tit con ?

Sans écouter la réponse de ma meilleure amie, je porte mes yeux vers celui qui continue à faire battre mon cœur, malgré tout. Assis, toujours à la même table, il me dévisage avec un regard si noir, que j'ai l'impression de plonger au fond des abysses.

— Et tu veux nous faire croire, Lucy, qu'il n'y a rien entre son frangin et toi ?

En entendant mon prénom, je tourne la tête vers mon ami et le dévisage, ne comprenant pas où il veut en venir.

— De quoi tu parles ? s'enquiert aussitôt Debbie.

— Vous êtes aveugle ou quoi dans ce bahut. Ton frère est jaloux, ma belle.

— Jaloux de quoi ?

Seul son rire nous répond, alors qu'il se lève, son plateau entre les mains.

Quoi ? Il ne va quand même pas me laisser seule, avec Logan si proche ?

Craignant que mon ex-meilleur ami profite de son absence pour venir m'ennuyer, je décide de le suivre sans perdre de temps. Mais c'est sans compter sur Debbie qui, poussée par sa curiosité légendaire, tente de m'en empêcher.

— Il y a quoi entre mon frère et toi ?

Même si c'est ma meilleure amie, je ne lui ai jamais dit que j'avais encore des sentiments pour son aîné et ce n'est pas prêt de changer.

— Que veux-tu qu'il y ait ? Il me déteste, ça devrait te suffire.

— Et toi ?

Le trouble engendré par sa question doit se lire dans mon regard, car elle penche la tête d’un côté, puis de l'autre, comme pour mieux observer ma réaction.

— Il faut… il faut que j'aille rejoindre, Killian, balbutié-je pour tenter de m’échapper de cette situation.

Sans lui laisser le temps de répliquer, je pars à toute jambe vers la sortie, paniquée à l’idée qu'elle puisse comprendre que mes sentiments n'ont pas changé.

Comme je m'y attendais, je retrouve, Killian juste derrière les portes. Les bras croisés sur son torse, il m'attend adossé au mur.

— Pourquoi tu lui as dit ça ? m’énervé-je.

— Pourquoi je ne lui aurais pas dit, puisque c'est vrai ?

— De quoi tu parles ?

— Logan ne supporte pas de te voir avec moi. Il me l'a dit lui-même.

— Ouais, comme avec tous les autres du bahut. C'est pour mieux pouvoir m'humilier. Si tu n'es plus là pour me protéger, il s'en donnera à cœur joie.

Il éclate de rire.

— Il n'y a rien de drôle ! m'offusqué-je.

— Ouais, certes, c'est un con, mais s'il éloigne les mecs de toi, c'est juste parce qu’il est jaloux.

Non, c'est impossible. Logan me déteste trop pour être jaloux. Mon cœur, ce traître, se met pourtant à battre plus rapidement, en imaginant que ça puisse être le cas.

— Et je mettrai ma main à couper, que malgré ce qu’il te fait subir, tu es amoureuse de lui.

Face à ces propos, j'avale ma salive de travers. La réaction est immédiate et je ne peux m’empêcher de tousser.

— Ouais, j'en étais sûr… Allez viens, on va aller prendre un peu l'air, avant de retourner en cours, me dit-il en passant un bras autour de mes épaules.

Vu ainsi, nous ressemblons à un couple. Pourtant, même si je l’apprécie énormément, le lien qui nous unit est tout autre. Plus les jours passent et plus mes sentiments pour lui ressemblent à un amour fraternel. Killian est le grand frère que je n'ai jamais eu, celui à qui je ne peux rien cacher ou du moins presque.

Même s'il a compris ce que je ressentais pour Logan, il est hors de question qu’il apprenne quoi que ce soit pour Charlie. S'il savait ce que ce type me fait subir, je ne sais pas quelle serait sa réaction et j'ai peur qu'il s'en prenne à lui. Ma mère ne s'en remettrait pas, elle tient trop à cet homme. Bien que notre lien se distende chaque jour un peu plus, il est hors de question que je la blesse. Je ne suis pas comme elle et ne souhaite pas le devenir