38 - Killian
Six heures de vol et me voilà enfin à Boston. Personne ne m'y attend et pour cause, je n'ai prévenu aucun de mes potes de mon retour au bercail. Encore moins, mes vieux. Ce soir, je dormirai sûrement dans la piaule que Josh avait mise à ma disposition lorsque je trainais au sein de son gang. Rentrer chez moi m'est impossible, mes darons ne veulent plus me voir. Depuis le décès de Tess, je suis devenu à leurs yeux une abomination. Le putain de coupable dans cette histoire, limite si ce n'est pas moi qui ait poussé ma frangine dans le canal. Bon, d'accord, je ne suis pas totalement blanc dans cette histoire, mais, merde quoi, comment aurais-je pu imaginer que Remi était un putain de salopard ? C'était mon meilleur pote, celui en qui j'avais le plus confiance. On a grandi ensemble, fait les quatre cents coups, on jouait dans la même équipe depuis toujours. Alors, comment aurais-je pu deviner qu'il me menait en bateau sur toute la ligne et que ma frangine me disait la vérité ? Putain, comme je regrette de ne pas l'avoir crue.
Plutôt que de m'attarder sur ses sinistres pensées, je hisse mon sac sur mon épaule et quitte l'aéroport. La neige est tombée et recouvre la ville d'un magnifique manteau blanc. J'adore. Vraiment. Je suis fan de cette saison, la plus belle de l'année. J'inspire à plein poumon cet air qui m'a manqué, avant de me rendre jusqu'à l'arrêt de la navette. Je suis plutôt veinard, puisqu'elle est sur le point de partir. En chemin vers le centre de Boston, j'envoie un message à Big Rock, l'un de mes potes. Ce type est aussi haut que large. Comparé à lui, je suis un nain. Et, pourtant, du haut de mon mètre quatre-vingt-cinq, je ne me sens pas si petit que ça.
On se fixe rendez-vous devant la statue de George Washington dans le principal parc de la ville.
Une demi-heure plus tard, je patiente au lieu du rencard. En attendant son arrivée, je m'amuse comme un môme en confectionnant des boules de neige que je balance contre la statue. Tess m'aurait râlé dessus, en me traitant d'idiot. Elle a toujours été la plus raisonnable de nous deux, malgré nos trois ans d'écart. La plus intelligente aussi. Je rêvais d'intégrer une équipe de hockey professionnelle pour qu'elle puisse suivre de hautes études. Elle rêvait de devenir médecin pour soigner les gens les plus démunis. Elle aurait réussi, si…
Merde, putain, me revoilà à penser à elle !
Cette fois, c'est avec rage que je bazarde la poudreuse sur la statue. Est-ce qu'un jour cette putain de culpabilité me lâchera ?
Quand un rire résonne dans mon dos, je me retourne vivement et jette un regard noir à l'idiot qui se marre comme un con.
— Un problème avec Washington ? me questionne Big Rock, complètement amusé.
Putain, l'enfoiré, il aurait pu me prévenir que c'était lui, il a failli goûter de mon poing. Heureux de le voir, je me jette sur lui pour lui donner une accolade virile. Ce gars a été le premier à me tendre la main quand j'étais au plus bas.
— Je suis super content de te revoir, bro. Mais, qu'est-ce que tu fous là, on m'avait dit que tu t'étais cassé au Nouveau-Mexique ?
— C'est une longue histoire... Dis-moi, tu sais où trouver Jeff ?
— À mon avis, il doit glander au Doll's. Les affaires sont plutôt calmes en ce moment.
Le Doll's est un bar qui sert de planque au gang, c'est aussi l'endroit où j'ai crêché quand mes vieux se sont mis à me haïr. Comment peuvent-ils détester leur propre progéniture ?
J'aurais dû me douter qu'il traînerait là-bas, ce que je ne capte pas, c'est pour quelles raisons il n'a pas daigné répondre à mes foutus appels. D'après ce que me dit mon pote, il aurait largement pu le faire. Il n'a plutôt pas intérêt à me lâcher, j'ai trop besoin de lui.
—T'es venu avec ta caisse ? me questionne-t-il.
— Non, je n'ai pas le temps de traîner, je dois être à Albuquerque lundi. Pas envie de sécher les cours.
À ses mots, ce con explose de rire.
— T'es sérieux ? Toi, en cours ?
— Ouais, ça te pose un problème ?
Malgré son haussement d'épaule et ses lèvres pincées, je sais qu'il se fout encore de ma gueule. En même temps, lui n'a pas eu la chance de pouvoir continuer ses études. Il n'a pas une tante qui l'a pris sous son aile quand ses vieux l'ont foutu à la porte à ses dix-huit ans. Une bouche de moins à nourrir quand on en a six, c'est toujours bon à prendre, surtout quand on a du mal à joindre les deux bouts.
— Bon, allez, ramène ton cul, je vais t'y emmener.
Arrivés au bar, la première chose sur laquelle tombe mon regard, c'est Cassie. J'aurais dû me douter qu'elle serait ici, elle passe son temps à traîner dans les parages quand elle n'a rien d'autre à foutre. Au moins, comme ça, papa Josh a le regard constant sur sa fille chérie. S'il savait, le pauvre, que sa gamine se tape la plupart de ses gars, je crois qu'il deviendrait fou. Je n'imagine pas le bain de sang dans lequel se retrouverait le QG. Moi, il m'acceptait. Je pense même qu'il rêvait que je fasse d'elle, ma femme. Son rêve, il peut se le foutre où je pense et bien profond en plus. Jamais plus, elle n'obtiendra quoi que ce soit de moi.
Quand elle finit par capter ma présence, elle vient jusqu'à moi, un sourire ravageur sur les lèvres.
—Killian ! s'exclame-t-elle ravie de me voir apparemment.
Ce qui est loin d'être mon cas.
—Cassie, répliqué-je, mordant.
Son sourire s'efface aussitôt.
Elle s'attendait à quoi ? À ce que je me jette à ses pieds en la suppliant de me reprendre ? J'étais peut-être dingue d'elle, mais je ne suis pas un clebs qu'elle peut rappeler en sifflant.
—Je pensais que tu serais content de me revoir.
J'émets un ricanement amer. Comment peut-elle s'imaginer une seule seconde que ça puisse être le cas ?
—Et moi, je ne pensais pas que t'étais une salope. Il valait le coup au moins ?
Son regard s'assombrit et sa main vient s'abattre méchamment sur ma gueule.
Elle a quand même une sacrée poigne, la petite Cassie.
—Tu te sens mieux ? lui demandé-je en me tenant la joue.
Elle s'apprête à me répondre quand elle est interrompue par la voix profonde de Jeff.
—Eh Killian ! Comment, tu vas, bro ?
Surpris, je lève les yeux dans sa direction. Grand, blond, les yeux sombres. Un McKenzie typique.
—Qu'est-ce que tu fous là ? me demande-t-il alors que je n'ai pas eu le temps de répondre à sa première question.
—J'ai besoin de toi, bro'.
Il me dévisage un instant, une ride d'inquiétude sur le front.
—Un problème ?
—Ouais, un gros même.
D'une main, il m'invite à aller prendre place à une table libre. Et pour ainsi dire, elles le sont presque toutes. Vu l'heure qu'il est, rien d'étonnant, puisque le bar est encore fermé.
—Vas-y, explique, m'encourage-t-il à le faire.
—J'ai rencontré une meuf géniale, commencé-je.
Le regard noir que me lance Cassie me laisse totalement de marbre. Je pensais que ce serait bien plus difficile de l'affronter, en fait, pas tant que ça. Est-ce à cause de ses foutus yeux bleus qui me hantent depuis hier ? Peut-être, j'en sais rien, de toute façon, ce n'est pas le moment de m'y attarder.
En retour, je lui lance un sourire narquois. Furax devant mon attitude de parfait connard, elle retourne derrière le comptoir. Du coin de l'œil, je l'aperçois aguicher les gars qui s'y trouvent. Si elle pense pouvoir me rendre jaloux, elle peut toujours aller se rhabiller.
—Oh, Killian, j'te cause, me lance Jeff pour attirer mon attention.
Je lève un sourcil interrogateur, à mille lieux de ce qu'il était en train de dire.
— Je disais, tu te tapes un vol et me harcèle de message juste pour une meuf. T'es tombé sur la tête ou quoi ?
—Je ne me serai pas taper ce vol si tu m'avais répondu, ducon !
—Je n'ai pas eu le temps. On était sur un gros coup.
— Un gros coup, vraiment ? Bizarre, j'ai eu quelques échos comme quoi, c'était plutôt calme ces temps-ci !
Jeff tourne la tête en direction de Big Rock qui hausse les épaules.
Merde, je n'aurais peut-être pas dû lui balancer ça, maintenant il risque d'avoir de gros problème.
— Ce n'est pas ton problème, cousin ! Jusqu'à preuve du contraire, tu ne fais plus vraiment parti de l'organisation. Donc, balance ce que cette nana a bien pu te faire pour que tu aies besoin de moi.
Je lâche tout d'un bloc, de ma rencontre de Lucy jusqu'à son enlèvement par ce gars du gang d'Albuquerque et l'autre psychopathe.
—Et ?
Comment ça, et ? Putain, il se fout de ma gueule ? Je viens de lui dire que ma sœur de cœur s'est fait enlever et tout ce qu'il a à me répondre c'est ce putain de « et » ?
— J'ai besoin de ton aide pour la retrouver et descendre ce malade, putain !
—Mec, c'est à Albuquerque. Tu m'aurais dit ici, je pense qu'on aurait pu faire quelque chose. J'suis désolé mais là, je ne vais rien pouvoir faire. En plus, les membres de leur gang ne sont pas réputés pour être des enfants de chœur. Je ne pense pas que Josh soit d'accord pour qu'on mette le nez dans leurs affaires. Ce serait leur déclarer la guerre.
Jeff pose sa main sur mon épaule en me lançant un regard rempli de compassion.
— T'as pas le droit de me lâcher, Jeff ! Pas sur ce coup-là !
Il secoue la tête, navré pour moi.
— Désolé, bro, mais on ne peux rien pour toi.
Je le hais, putain ! Je croyais qu'on était une famille, que si l'un de nous était dans le besoin, les autres seraient là pour le soutenir. Savoir que je me suis planté, que je me suis tapé un vol pour que dalle, me fout en rogne.
Je crève d'envie de tout fracasser, mais je me retiens de justesse. Faire un scandale dans ces lieux ne m'apporterait que des emmerdes. Jeff pourrait me tuer ou du moins me remettre méchamment à ma place.
Furax, je bondis sur mes pieds et me rue vers l'arrière-bar. Si lui refuse de me filer un coup de main, Josh le fera.
Putain, mais pourquoi Big Rock se fout devant moi ? Ce con me fait barrage de son corps et m'empêche d'atteindre mon objectif.
— Dégage ! lui ordonné-je, hargneux.
Bras croisés sur la poitrine, lèvres pincées, en parfaite attitude de gorille, il secoue la tête.
— T'as l'intention d'aller où comme ça ? me questionne Jeff dans mon dos. Tu crois que Josh te donnera une autre réponse que la mienne ? Tu te plantes, cousin !
À ses mots, je me retourne sur lui, poings serrés, et lui lance un regard rempli d'éclairs.
— Ne t'amuse pas à ça ! Ça me ferait chier de devoir t'abimer !
À la lueur qui brille dans ses yeux, je réalise qu'il est bien foutu de le faire. Enfoiré ! Ils ne me laisseront jamais atteindre notre chef.
En signe de rémission, je lève les mains et me barre sans un mot.
Hors de moi, je me défoule à coup de pieds contre la première poubelle que je croise. Puis, la renverse avec force. Je shoote dans les déchets qui jonchent le sol désormais.
Saleté de merde !
Et à présent, je fais quoi ?
Je pensais pouvoir passer la nuit dans mon ancienne piaule, mais hors de question que je retourne auprès d'eux. Ma seule famille a décidé de me tourner le dos au moment où j'ai le plus besoin d'elle !
Anéanti, j'erre des heures sans but, à la recherche d'une nouvelle solution pour venir en aide à Lucy. Vu que les miens refusent de me filer un coup de main, je vais devoir me la jouer cavalier solitaire. Fait chier, leur aide m'aurait été plus qu'utile !
A force de marcher sans objectif, je finis par atterrir devant l'immeuble dans lequel j'ai grandi. Je regarde cette fenêtre du sixième étage, celle de mon ancienne chambre, la boule au ventre et la gorge serrée. Bordel, que j'aimerais pouvoir m'y réfugier, foutre mes écouteurs, balancer ma playlist et écouter de la musique jusqu'au bout de la nuit.
Pourquoi t'es partie, Tess ? Tu me manques tellement.
Alors que je reste planté comme un con sur le trottoir d'en face, les mains enfoncées dans les poches, j'aperçois mon père rentrer dans ce vieux bâtiment de briques rouges. Je voudrais lui courir après, lui dire que je suis là, que son fils a besoin de lui. Qu'il est mon père et n'a pas le droit de me tenir comme il le fait. Mais, à quoi bon ? Il me dirait de foutre le camp et de ne plus jamais revenir, que je ne suis plus rien pour lui, qu'une sale ordure et que si c'était à refaire, il préférait crever plutôt que de me voir naître. Exactement comme le jour où ils m'ont envoyé chez ma tante, en me menaçant que s'il venait à croiser ma route une nouvelle fois, il ne répondrait plus de rien. Tess a toujours été sa préférée et moi le sale gosse dont il aurait aime se passer.
Quand il referme la porte de l'immeuble, je ferme les yeux. Quand je les rouvre, je décide de me rendre à Harvard. Nous sommes samedi soir et avec un peu de chance, il y aura peut-être une rencontre de hockey. J'ai bien besoin de me changer les idées et c'est la seule chose qui m'y aidera.
Lorsque j'arrive à la patinoire, une vague de nostalgie me submerge. J'aurais dû évoluer sur cette glace cette année plutôt que de me retaper un an de lycée. J'aurais pu me sortir de cette vie de merde si j'avais su l'écouter et surtout agir avant qu'il ne soit trop tard. Comment ai-je pu être aussi con ? Non seulement, j'ai gâché sa vie, mais aussi la mienne.
J'arrête un étudiant pour lui demander si l'équipe de l'université joue ce soir.
— Non, me répond-il, froidement.
Quand on n'a pas de bol, c'est pour la vie. Je dois être né sous la pire étoile qui soit, à moins que ce soit mon ange gardien qui se soit fait la malle le jour où je suis venu au monde.
Je retourne dans les mauvais quartiers, afin de m'y dégoter une piaule pour le reste du week-end. Heureusement que Jenna n'a pas voulu m'écouter quand je lui ai dit que ce n'était pas la peine de me filer du blé pour bouffer et dormir. À cette heure, je pensais être avec les gars en train d'élaborer une stratégie pour sortir Lucy des griffes de l'autre salopard. Tout faux, mon gars !
La piaule que je finis par me débusquer dans un motel pourri est glauque à souhait. Les murs sont à peine insonorisés. Avec tous les gémissements que j'entends, ça va être dur de trouver le sommeil. Je m'assois sur le lit aux couvertures plus que douteuses. Je ne fais jamais mon difficile, mais là je me demande si dormir dehors n'aurait pas été mieux. Quoique, avec la neige, je me serais vite transformer en esquimau. Au moins, j'ai un toit sur la tête.
Je m'assois sur le lit et sors mon portable de ma poche, pour y consulter mes messages. Un sourire se dessine sur mes lèvres en découvrant que Debbie pense à moi. Cette fille est en train de me faire un drôle d'effet. Rêveur, j'en lis le contenu et en perds mon sourire. Elle ne va pas bien du tout, son frangin est en train de perdre les pédales d'après ce qu'elle me dit.
Et merde ! J'aurais mieux fait de rester avec eux.
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