Dans le grand bassin

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Lui et moi allons régulièrement à la piscine ensemble. Le plus souvent, c'est moi qui lui propose d’y aller et il accepte de bon cœur, et parfois c’est lui qui m'y emmène. Ce qui est étrange, c’est que nous ne parlons pas de piscine. Je crois que le concept de piscine lui fait peur. Alors nous parlons de bassin.

Je comprends qu’il puisse avoir peur de la piscine parce qu’il a déjà failli s’y noyer une fois. Peut-être aussi qu’il se sent obligé de se déshabiller et de se baigner si l’on parle de piscine, alors qu'en parlant de bassin, il se sent plus libre de faire ce qui lui plait. Je sais aussi qu’il se considère comme piètre nageur et qu’il ne veut surtout pas qu’on le prenne pour le maître-nageur : dans un bassin c’est « baignade non surveillée », donc ce risque est écarté !

Il y a une période où nos moments dans l'eau n’avaient pas de nom. J’ai essayé les nommer, mais il m’a dit :

- On est dans l'eau, on nage ensemble, c'est le plus important, non ? Pourquoi mettre un nom sur le lieu ? Ne te sens-tu pas bien dans l'eau avec moi ?

Et puis un jour, il a considéré que j’étais trop passionnée par l'eau alors il a voulu nommer le lieu de nos activités « bassin » et a également souhaité arrêter de plonger ensemble du grand plongeoir. Logique ! Difficile de parler de simple bassin en sautant d'aussi haut. Et difficile que je ne sois pas passionnée par nos jeux dans l'eau avec ce frisson du grand plongeon !

Alors, depuis plusieurs mois, il vient à la piscine avec moi tant que l'on parle de bassin.

Mais plus on parle de bassin, plus le lieu ressemble à une piscine et plus notre activité ludique ressemble à de la natation : on nage ensemble, on plonge du bord, on explore le fond, on fait des longueurs, on parle de nos façons mutuelles de nager, on essaye de coordonner notre nage, on se soutien mutuellement dans nos progrès. Je dois avouer que c’est moi qui fait du simple loisir une vrai discipline, mais il ne me dit jamais :

- Eh ! Ca va trop loin, moi je veux juste barboter.C'est juste un bassin, je te rappelle, pas une piscine olympique.

Certaines fois, il reste tout habillé au bord de l’eau et moi, ça me fait tout drôle. Alors, il me dit :

- Mais enfin, sens-toi libre d’aller nager ! Je suis là. Je te regarde et je viens dans l'eau avec toi de temps en temps. Tout va bien, non ?

En réalité, il ne vient pas très souvent avec moi dans l'eau, sauf quand je lui dis que j’ai peur ou que j’ai carrément une crise de panique au milieu de l’eau. Dans ces cas-là, il vient nager avec moi, il me rassure et a l’air de vraiment apprécier sa baignade. Et moi, je me mets à avoir peur de plus en plus souvent. Je ne fais pas semblant ni exprès, je développe une peur de l’eau sans m’en rendre compte et c’est un cercle vicieux : c'est comme si j'avais trouvé un moyen sûr qu'il vienne nager avec moi et comme je suis contente qu’il vienne dans l’eau, je ne lutte pas contre ma peur. Mais je n'aime pas la tournure que prennent les choses. Je n’ai pas envie de développer une vraie phobie de l’eau pour qu’il se baigne avec moi plus souvent.

Quand je fais des plongeons depuis le bord, parfois il me dit :

- Whaou, super plongeon !

Et parfois :

- Tu m’as éclaboussé ! sur un ton sans aucun reproche.

Et puis parfois, je ne sais même pas s’il m’a vue. Ce n’est pas que j’ai besoin qu’il me regarde plonger mais s’il vient sans se baigner et sans interagir avec moi dans l’eau, pourquoi accepte-il de venir ? J'en viens à me demander s'il ne trouve pas que je prends des risques à faire des plongeons, et qu’il fait comme s’il n’avait pas vu, pour éviter d’avoir à me mettre en garde.

Lorsque l'on discute de nos activités, il me dit :

- Ca me plait de nager avec toi. Tu es une bonne nageuse. Je n'ai pas ton niveau et je me sens nul. J'ai peur qu'un jour tu en aies assez de nager avec moi.

Et pourtant moi, j’ai l’impression de le forcer. J'ai même l'impression de le manipuler en profitant de son envie de me faire plaisir, de ne pas me blesser. Je sais qu’il aime venir avec moi même s’il ne se baigne pas toujours, même s'il reste habillé, même s'il me laisse nager seule sans me regarder. Mais parfois j’en doute. Quand j’exprime cela, il vient se baigner peu de temps après, et je me sens stupide d’avoir douté.

Souvent, je me sens seule dans l’eau. Elle me parait froide sans lui. Le bassin est trop grand pour moi. J’ai de plus en plus peur de l’eau. Je finis par ne plus oser plonger.

Je crois qu’on devrait arrêter d’aller ensemble à la piscine en appelant ça un bassin, parce que c’est ridicule.

Un jour, je lui ai dit :

- J'ai besoin que tu te baignes avec moi de toi-même, pas juste quand je te le demande ! Ce n'est pas drôle de devoir te demander de venir dans l'eau ou de te voir tout habillé sur le bord. Et puis j'ai l'impression que si je laissais tomber la natation, tu ne ferais rien pour que l'on continue !

Il m'a trouvé injuste :

- Je viens avec toi, je suis là et parfois je me baigne de moi-même, et j'essaye même les plongeons. Ce n'est pas une question de manque d'envie, c'est juste une question de fréquence.

Puis il s'est mis à ressentir une sorte d'angoisse à l'idée que je ne veuille plus faire ces sorties avec lui, parce qu’il tient vraiment à ces moments, à ce bassin. Il aime se baigner ou me regarder nager, il aime mes plongeons même quand il ne les commente pas.

Alors moi, je suis perdue. Je finis par accepter d’appeler « bassin » ce qui a presque toutes les caractéristiques d’une piscine, en me persuadant qu’un nom, ce n’est pas important. Et peut-être qu’effectivement, ce n’est pas vraiment une piscine parce qu’elle ne respecte pas les normes. Si appeler ça un bassin le rassure, alors appelons ça un bassin ! Appelons ça « un grand bassin ». Mais c’est ridicule ! Je ne sais pas qui de nous deux est le plus ridicule : lui qui préfère utiliser le mot bassin pour parler d’une piscine ? Ou moi qui suis incapable de faire taire cette petite voix qui me dit :

- Oui, enfin, ça ressemble quand même fortement à une piscine !

Peut-être que je ne veux pas voir l'évidence : c’est lui qui a raison, c’est un bassin.

Au-delà de mes doutes, je dois être honnête : sauter du grand plongeoir avec lui me manque. J’essaye de me persuader que ce n’est pas important et que ça compliquerait les choses. Alors, je saute du grand plongeoir toute seule, sans qu'il le sache. Et je ne peux m’empêcher de repenser à nos sauts et de me dire qu’un jour peut-être il sautera à nouveau avec moi. Quoiqu'il en soit, je n’arrive pas à me résoudre à sauter du grand plongeoir avec quelqu’un d’autre que lui pour le moment !

Je n'ai aucune envie d’arrêter d’aller dans l’eau avec lui, mais je me pose beaucoup trop de questions. Je comprends sa peur du mot piscine avec toutes ces normes : l’abonnement, l’obligation d’être en maillot, l’obligation un peu tacite de se baigner et celle de sauter du grand plongeoir. Je comprends qu’il ait envie de pouvoir rester habillé s’il veut, de mettre le maillot qu’il veut, de pouvoir rester au bord, de ne pas se sentir obligé de se baigner, et surtout, qu’on ne le prenne pas pour le maitre-nageur alors qu’il a l’impression de ne pas savoir nager correctement. Mais est-ce que bannir le mot piscine change réellement les choses ?

Je finis par ne plus oser montrer ma passion pour la natation, ne plus oser faire de plongeons de peur de l’éclabousser, ne plus oser me baigner en le laissant sur le bord, me sentir coupable de me déshabiller, faire des crises de panique dans l'eau pour qu'il vienne avec moi, me sentir bête de ne pas réussir à accepter le mot bassin.

J’ai l’impression de devenir folle.

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