Behavioral Science
Six heures et demie du matin, les premiers rayons du soleil perçaient les nuages, se coordonnant avec l’éveil de la ville. Les premiers moteurs de voitures résonnaient dans les allées et le chant des oiseaux s'élevait dans les parcs avoisinants. C’était un jeudi, tout ce qu’il y avait de plus banal, dans une petite boulangerie au coin de la rue. Klara venait souvent acheter son pain ici. Depuis son aménagement à Paris pour ses études, elle avait vite pris ses habitudes, tout en veillant à les enfreindre quelque fois afin de ne pas sombrer dans la routine. Ce jour-là, elle était entrée dans la boutique, les cheveux attachés en un chignon désordonné et attendant impatiemment son tour pour acheter son pain. Plus que deux personnes, et ce serait à elle. Alors qu’elle hésitait entre une baguette et une flûte, un souffle chaud caressa son épaule. Elle ne releva pas, du moins jusqu’à ce que cela soit suivi par une phrase que seule une personne pouvait prononcer.
« J’aime toujours autant le creux de votre nuque mademoiselle. »
Dans d’autre situation, elle aurait éclaté de rire. C’est vrai, en soi, c’était une phrase stupide, qui aurait pu employer de tels mots pour un compliment ?
Elle s’était alors retournée, lentement, comme si elle avait peur d’être déçue par sa découverte. Mais elle ne s’était pas trompée, c’était bien Jeremy. Il n’avait pas changé, il était toujours aussi charmant, avec ses boucles brunes, ses yeux bleus, et ses fossettes qui apparaissait aux coins de ses lèvres à chacun de ses sourires. Ce dernier était prédateur, confiant, comme s’il savait pertinemment ce que cela allait faire remonter chez elle.
« Madame, vous prenez quelque chose ? »
Revenant à un semblant de réalité, Klara acquiesça à la vendeuse et se fit fservir en quelques secondes. Elle posa sa pièce sur le comptoir, se fit rendre la monnaie, et, sans un mot, elle sortit de la boulangerie. Jeremy, qui marchait bien plus vite qu’elle, la rattrapa sans peine en enfermant son petit poignet dans l’une de ses mains fermes, afin qu’elle ne lui échappe pas.
« Attend un instant ! l’implora-t-il. »
Elle soupira longuement avant de lui faire face, les yeux brillants. C’est comme si, lorsqu’elle croisait son regard, tous ses souvenirs revenaient à la surface.
« Vient donc boire un café avec moi.
— Hors de question, je travaille, refusa-t-elle catégoriquement.
— Ne dis pas de bêtises, tu commences plus tard aujourd’hui. »
Comment pouvait-il savoir ça ?
« Ton bracelet, répondit-il à sa question muette. T’as toujours tendance à le tripoter quand tu veux mentir en gardant une part de vérité. »
Elle esquissa un sourire, gênée, comprenant ainsi qu’elle n’aurait pas d’autre choix que d’accepter.
« Et puis tu le veux, reprit-il lorsqu’elle baissa les yeux. Sinon je l’aurais su. »
Il y a des années de cela, ils étaient étudiants en psychologie dans une université peu réputée du fin fond de la France. Ils s’étaient connus fin Septembre, en plein milieu du campus. A cette époque, elle ne connaissait rien à l’étude des comportements, aux maladies cliniques, aux approches thérapeutiques. Elle n’était qu’une jeune étudiante fraîchement débarquée à la fac, un sourire éclatant aux lèvres et une idée trop généraliste de son cursus. A contrario, Jeremy avait déjà quatre ans derrière lui. Il entamait sa deuxième année de master, sachant pertinemment qu’il réussirait. Il était prétentieux, cela allait sans dire. Il était aussi celui à qui on ne ment pas. Comment le pouvait-on ? C’était, en quelques sortes, le surdoué des sciences comportementales. Il détectait les mensonges avec une facilité déconcertante. Il eut vite fait de comprendre que Klara avait également développé un certain sens pour étudier son entourage. Si Jeremy devait son talent au travail acharné, elle pouvait simplement remercier son enfance chaotique de lui avoir apprit à reconnaître la vérité dans les gestes plutôt que dans les paroles.
Ils avaient sympathisé, entre les pauses café, les déjeuners à la cafétéria, les rencontres à la bibliothèque et les séances d’études. Ils étaient devenus des amis de facs puis des inséparables. Là où on voyait l’un, on voyait l’autre. Si bien qu’au fil du temps, ils finirent par se connaître par cœur, comme deux côtés d’une même pièce. Chaque mouvement, chaque geste, chaque action était perçue par l’autre et interprétée. Ainsi, au fil du temps, ils ne purent se mentir, même pour des surprises d’anniversaires, ni pour les petits secrets entre amis, ni pour quoi que ce soit d’autre. Aucun jardin secret n’était possible.
Au début, c’était confortable, de ne pas avoir à parler pour être compris. Mais au fur et à mesure, cela devenait une torture. Parfois, ils avaient besoin d’avoir leur intimité mentale, de garder certaines choses. Trois ans plus tard, ils finirent par se quitter, d’un accord commun, dans une souffrance infinie. Les mois s’étaient écoulés, puis les années ensuite. Ils ne s’étaient pas revus depuis tellement longtemps. Sans s’être oublié, le souvenir de leur passé commun s’était estompé peu à peu. Jusqu’à ce jour.
« Tu dois avoir plein de truc à raconter, lança-t-il afin de faire la conversation.
— Pas vraiment. J’ai eu mes concours et je suis officiellement psychologue clinicienne depuis un an et deux mois.
— Le temps passe plus vite que je pensais.
— Tu n’as pas idée. »
Parler ensemble n’était pas naturel. Ne pas s’être croisé depuis des années influait grandement sur le silence qui régnait à présent, mais au-delà de ça, ils n’avaient jamais été très bavards. L’habitude de se comprendre en un regard avait pris le pas sur les mots. Ils prirent place en terrasse d’un café branché en plein cœur de la ville et attendit patiemment leur boisson.
Klara gratta le bas de son dos avec ses ongles, doucement, par gêne ou par démangeaison éphémère. Elle croisa le regard de Jeremy, compréhensif. Durant un instant, elle resta bloquée puis comprit soudainement ce que trahissait son expression attendrie. Elle soupira puis leva les yeux au ciel, laissant retomber sa main sur sa cuisse. Comment avait-elle pu oublier ça ?
« Laisse-moi deviner, renchérit la jeune femme. J’ai un manque affectif et tu représentes un candidat potentiel pour une relation amoureuse ?
— Quelle excellente élève tu fais ! plaisanta-t-il ce qui n’amusa pas Klara pour autant.
— Merde, Jeremy ! Je ne veux pas recommencer ce qu’on a eu… Autrefois.
— Joli celui-ci ! Distanciation avec un mot qui laisse à penser que cela fait des millénaires que ça s’est passé, et petite suspension marquant une hésitation parfaitement bien formulée. Tu es bien meilleure en mensonge qu’il y a trois ans.
— Arrête ça ! s’exclama-t-elle. Je me souviens parfaitement de ce qui a causé notre rupture. Ne gâche pas tout, pas cette fois.
— Donc, c’est moi le fautif ?
— Tu sais bien ce que je veux dire. Ça n’a pas d’importance de toute façon.
— Tes pensées parasites te bouffent encore la vie, c’est fou comme tu essayes toujours d’esquiver ces conversations. »
Elle n’en croyait pas ses yeux. Il faisait toujours ça avec elle, ça la rendait dingue. Elle le savait, c’en était évident. Si elle avait su qu’il serait là, à cette boulangerie, elle n’aurait jamais relevé ses cheveux en un chignon. Parce qu’elle le connaissait si bien, c’en était dérisoire. Il avait toujours eu cette fâcheuse habitude de faire la remarque, lorsqu’elle s’attachait les cheveux. « Tu réfléchis trop », « Ta tête va exploser », « A quoi penses-tu de si horrible ? » Elle n’avait le droit de rien faire sans que ce soit interprété. Bien sûr, qu’il avait raison, au même titre qu’elle visait toujours juste en l’analysant, mais tout cela était tellement oppressant à la longue. Il fallait toujours réfléchir à comment se comporter, comment parler, comment se tenir sous peine de se voir affubler ade toute sorte de remarque intentionnelle. Elle avait oublié à quel point elle aimait cette attention qu’il lui portait et à quel point elle pouvait haïr cela. Encore une fois, son expression la trahit.
« Ce n’est pas la peine de faire cette moue de colère. Tu laisses tes cheveux respirer quand tu vas bien, Klara, n’importe qui saurait ça. Tu veux bien juste… je ne sais pas ! Essayer de rattraper le temps perdu ?
— Il n’y a rien à rattraper, répliqua-t-elle sèchement. »
Elle commença à mettre prendre son sac, sur le point de se lever et de le laisser ici, devant ces deux tasses de café froid. Mais il l’interpella avant qu’elle n’ait le temps de s’enfuir.
« Écoute, ça n’a jamais été facile entre nous, lâcha-t-il sur le un ton d’excuse. On le sait tous les deux.
— Tu veux jouer avec ça ? »
Elle avait cette lueur de défi au coin des yeux, agressive, bestiale. Elle avait cette envie de lui clouer le bec comme dans les films et de le laisser se morfondre sur cette terrasse en ruminant ces paroles. Il la regarda et l’instant d’après, il comprit ce qui lui passait par la tête. Il se leva, pour la retenir de faire ça mais elle n’en démordit pas. Elle se planta face à lui et se lança :
« Tes mains sont ouvertes et tes doigts déliés. Tu fais toujours ça quand tu veux me séduire ou obtenir quelque chose. Cesse de feindre la surprise, ou alors fait le correctement, entrouvre la bouche, lève les sourcils, ce sera plus crédible. Arrête de sourire de cette manière. Ah, là tu es gêné, quand je vois la manière dont tu as du mal à garder ton équilibre avec deux jambes croisées. Je peux t’en donner plein des exemples Jeremy, je te connais par cœur, comme au dernier jour. Et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de s’arrêter là. »
Elle sembla essoufflée après cette tirade. Le silence était assourdissant, même les oiseaux sur les arbres ne chantaient plus. Le vent soufflait toujours, mais plus doucement, de manière à simplement caresser leurs joues avec tendresse. Il n’y avait plus un mot qui sortait de sa bouche à présent. Jeremy se mordit la lèvre inférieure, elle savait mieux que quiconque ce que cela signifiait. Il avait envie de l’embrasser et Dieu sait comme elle rêvait d’en faire autant. Le désir, cette tension charnelle, c’était la seule chose qui les retenait là, l’un en face de l’autre. Il n’eut pas besoin de prononcer quoi que ce soit, tout était clair à présent. Il n’avait plus rien d’autre à perdre. Pas d’engagement, pas de promesses. Juste une après-midi, une nuit peut-être, à se retrouver comme s’ils n’allaient plus jamais se quitter.
L’horloge affichait sept heures du matin lorsque Klara se réveilla, les cheveux emmêlés retombant en cascade le long de son dos. A ses côtés, Jeremy dormait à poing fermés. Un sourire traversa son visage angélique. Elle n’était pas du genre à tomber dans le piège des gars comme Jeremy, elle était plus maligne. A l’Université, lui était plutôt du genre à se servir de ses facultés d’analyse pour avoir n’importe quelle fille dans son lit, mais Klara avait toujours su comment ne pas se faire avoir. Autre chose les avait liés, autrefois, qu’une simple intention de relation sans lendemain. Ils étaient tombés amoureux, sauvagement, sans prévenir. Ils s’étaient séparés de la même manière, ainsi la vie était faite. Deux êtres semblables n’étaient pas toujours faits pour être ensemble, ils l’avaient compris à leurs dépens. A ce jour, il n’y avait plus que de la passion, des souvenirs et du chagrin. Les sentiments s’étaient estompés avec le temps, dans le tourbillon infini que constituait le passé.
Elle se rhabilla, lentement, au pied du lit où elle entendait encore le souffle régulier de Jeremy. Elle n’avait aucun doute : lorsqu’il se réveillerait, il comprendrait son choix d’avoir voulu partir sans un mot. Elle remonta machinalement ses cheveux sur le haut de son crâne en un chignon décoiffé, et dans le froid matinal de cette fin de semaine, Klara claqua la porte d’entrée. Elle ne laissa rien d’autre que son odeur sur ses draps, et un adieu qui avait tout l’air d’un au revoir.
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