SOMMEIL

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 Les baskets pleines de flotte, Maya range son vélo au sous-sol. Son souffle résonne dans le local sombre, son sac pèse sur son dos, quelques mèches lui collent au visage. Un moment, elle s'arrête. L'humidité, sa senteur rance, la mousse, les toiles d'araignée, le silence. Elle profite d'une pause, avant de sortir pour de bon.

 Son appartement est au cinquième. Dans la cage d'escalier, des cris d'enfants résonnent. La lycéenne s'y engouffre de sa démarche bancale, les jambes souffrantes, les pensées en sourdine. Déjà, elle songe à ce qui l'attend. Les devoirs, la famille, le repas, le sommeil qui ne vient pas... elle revoit le visage de Monsieur Robin, son front sévère, sa copie tâchée de rouge, tous ses efforts éventrés, et quelque chose en elle se tord. Mal à l'estomac. Elle doit avoir faim.

 La serrure enclenchée, Maya est enfin chez elle.

 Son sac à dos tombe lourdement, ses chaussures lui glissent des pieds, son manteau, comme un fantôme, lui coule sur les bras. C'est un enchainement de gestes qu'elle connaît bien.

— Alors, ta journée ?

 La voix de son père l'arrache à peine à sa routine. Il est affalé sur le canapé, un livre en main dont il détache seulement les yeux.

— Oula... toi, tu t'es fait rincer, constate-t-il, sans lui laisser le temps de répondre.

— Bien vu.

 Il hausse les épaules dans un soupir amusé.

— Tu t'en vas déjà ? la retient-il alors qu'elle prend la direction de sa chambre.

— J'suis fatiguée, renifle-t-elle.

— Couche-toi plus tôt ce soir, ok ?

— Mmm.

 Maya disparaît dans le couloir sans un mot de plus.

 Elle s'écroule sur son lit malgré les devoirs qui l'attendent. Là, il n'y a qu'elle et le plafond.

Le plafond, sur sa lassitude, dépose un drap,

couvre les maux d'une coupable douceur.

Dans les crevasses, elle ne se souvient pas

de ce qui l'attend tout à l'heure

Toujours, sous le plafond,

elle a ces envies étranges

d'escapade, de nouvel horizon

qui respire, comme un ange,

elle se voit quitter la maison.

 Son dos est douloureux, elle remue les épaules. Ses muscles roulent et la tiraillent, noués entre eux par les heures d'angoisse passées penchée par-dessus un bureau. Elle a mal au cœur, aussi. Maya, ça fait longtemps qu'elle a mal au cœur. Étouffée par ses sanglots, elle roule sur le matelas et s'y recroqueville dans un soubresaut.

 À l'instant où elle ferme les yeux, par la fenêtre, un éclair zèbre le ciel. La lumière est si vive qu'elle se redresse d'un bond. La fraîcheur du sol lui remonte et la gèle des pieds à la tête.

 Approchant la fenêtre, elle se fige tout à coup. Un choc vient d'ébranler le toit de la maison d'en face. Elle entend le projectile taper contre les tuiles, rouler avec fracas, s'écraser dans un bruit sourd. Silence.

 La jeune femme demeure un moment mortifiée, avant d'osciller sur elle-même.

 Elle passe aussitôt la porte de sa chambre, traverse le couloir et, sans enfiler de chaussures ou de pull, quitte l'appartement. Son père n'a pas le temps de la retenir. Elle dévale les escaliers, son souffle résonne contre les parois délabrées. Le long de son dos, ses cheveux lisses prennent le rythme de sa course à travers de la route déserte. Dehors, le froid lui mord la chair. Maya ignore pourquoi elle s'élance à la poursuite de ce bruit, et pourquoi il fait si tranquille et si agité à la fois, pourquoi l'air la pique, pourquoi elle se sent mourir, doucement. Il ne pleut plus et tout est austère, en ce soir de septembre.

 Grelottante, elle arrive à la bâtisse ébranlée. Une masse se distingue au pied, trouble dans l'obscurité. Maya se sent frémir.

 Elle approche, la chose bouge. C'est un corps en mouvement, qui se déplie, lentement déploie ses membres, geint, tremble.

— C'est pas vrai... bredouille Maya, ne sachant plus où donner du regard.

 Celui-ci s'accroche à la créature malgré elle, qui n'est, elle en est sûre, pas tout à fait humaine. Elle voudrait fuir, se couvrir les yeux, mais reste de marbre, comme par fascination. Soudain, l'ombre se révèle.

 S'avance une femme de taille égale, la peau très pâle, les yeux très noirs. Elle est blessée au flanc, nue et, plus troublant encore, de derrière son dos frêle, dépassent deux ailes déployées. Longues et sombres. Grandioses.

 Ce qui paralyse Maya d'autant plus, c'est qu'elle reconnaît le corps qui s'avance : en tout point le même que le sien, de la forme des hanches aux cheveux qui lui courent le long des joues. Ce reflet chimérique lui adresse la même expression de stupeur. Un doigt pointé vers l'adolescente, elle s'écroule dans la terre glaiseuse.

Oh, Seigneur... geint celle-ci, tête entre les mains.

 C'est bien sa voix qu'elle entend. Maya ne saisit rien de la scène se déroulant à ses pieds. Un moment, elle songe qu'elle rêve sans doute, car le monde autour d'elle perd tout de son réel. Il n'y a plus que ce froid qui la consume, qui lui vient par les pieds d'un béton annihilé, par la tête d'un air sans bourrasque. Tout le reste a cessé d'exister.

 La créature aux ailes blanches lève un regard de désolation vers l'humaine. Alors, Maya croit comprendre. Elle porte une main à sa bouche, se tournant vivement vers l'immeuble qui, derrière elle, a disparu. Sa douleur au ventre de tout à l'heure, sa fatigue...

— Je t'ai vu sous le draps...

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