1/10. Ébo et Darius
Le regard vissé sur l’écran central, le gradé responsable de la sécurité s’impatiente. Sa main droite effleure le poussoir destiné à faire hurler l’alarme. Il grogne contre les algorithmes de reconnaissance faciale qui turbinent en vain. Pourtant, l’intense lumière blanche artificielle dans la cage d’escalier permet aux caméras de délivrer des images d’excellentes qualités. Néanmoins, les deux individus qui s’y trouvent, tête baissée, demeurent non identifiés. Depuis leur sortie du vestiaire, vêtus comme les fameux fouineurs locaux, ils se déplacent avec une précipitation exagérée, une attitude inadaptée. De plus, ils n’émettent rien ! Les capteurs seraient-ils défaillants, rendus stériles par un brouilleur d’ondes ?
Bien entendu, ici, tout le monde sait qu’il faut montrer le bout de son nez pour passer inaperçu. Quel paradoxe ! Ce n’est pas tout à fait exact car l’analyse du mouvement de vos yeux, l’oculométrie disent ceux qui veulent paraitre savants, trahit vos intentions. Quoi qu’il en soit, il est trop tard pour visualiser l’archive du parcours des suspects. C’est maintenant qu’il faut déclencher l’alerte intrusion ! Mieux vaut se tromper dans ces circonstances, par respect du protocole, surtout au sein de l’édifice où l’on s’évertue à déjouer les attentats de tout type.
La technologie biométrique triomphe enfin ! La situation se clarifie. Les sirènes n’agresseront les tympans de personne. Les portes ne seront pas verrouillées pour rien. Au bas du moniteur principal du poste de surveillance vient de s’afficher le renseignement suivant : Ébo Kapoma et Darius Glaski – département métavers – opérateurs en formation. Voilà pourquoi les détecteurs de signaux RFID (Radio Frequency Identification) se montraient inopérants ! Tel est le cas lorsque l’on a affaire à des stagiaires ou assimilés. Bientôt, quand les deux nouveaux auront fait leurs preuves, on leur posera une puce sous-cutanée émettrice afin qu’ils déambulent sans affoler la sécurité. Bien sûr, ils ont été prévenus qu’en cas de refus de l’implant, il s’ensuivrait une double conséquence. Une personne récalcitrante se voit alors chassée, puis fichée.
Dans la salle des voyeurs, le guetteur se détend et éloigne sa main du bouton de l’alarme. À présent, il s’amuse du retard manifeste des deux employés. En guise de distraction, il continue d’observer ce jeune homme peinant à suivre sa collègue dévalant comme un bolide.
Déjà focalisée sur sa mission, avant sa prise de fonction, la jeune femme pressée snobe une marche sur deux vers leur destination située à l'étage moins trois. Quant à son partenaire, il se plaint à voix haute pour montrer qu'il existe en occupant l'espace avec des propos futiles :
— J'en ai marre de ces tenues sportswear ! Pas toi Ébo ?
— Quoi ?
— Nos uniformes ne sont pas dignes d'enquêteurs de notre trempe !
— Arrête de te prendre pour un super flic ! Dépêche-toi !
— Non, pas flic ! Je pensais à une fonction plus classe, espion ou agent secret... Au fait, c'est quoi la différence ?
— Tu es juste Darius, un fouineur parmi d'autres. Ou plutôt un rat qui doit retrouver sa cage. Alors, accélère ! insiste Ébo à l'entrée d'un long couloir, au beau milieu du temple de la sécurité nationale.
— Je marche aussi vite que je peux ! Mes jambes sont normales, pas trafiquées comme les tiennes, ironise-t-il avec mauvais goût. Puis il surenchérit : d'ailleurs, si tu es plus grande que moi, c'est parce que tu es montée sur ressorts.
Effectivement, Ébo est véloce avec son endosquelette en fibres de carbone. Cette assistance mécanique active la moitié inférieure de son corps. Pour en bénéficier, il est certain qu'elle n'avait pas mis volontairement son pied gauche sur une mine antipersonnel, il y a trois ans déjà. Son allure athlétique et son éclatant teint d'ébène tranchent avec le visage blafard mal rasé de son associé qui traîne un ventre flasque. Pour autant, Darius pourrait gagner en tonicité au prix d'une réconciliation avec une activité physique régulière. Sans être directement concernée, Ébo sait qu’il est en passe de trouver une motivation avec l’amorce d’un flirt. Pour le moment, blasée, elle ignore les provocations de son coéquipier en lui rappelant :
— Je tiens la ponctualité comme principe majeur !
— Ta rigidité d'ancienne militaire m'emmerde, et puis on n'a pas besoin de notre technicienne métavers. Je peux les placer moi-même ces maudites électrodes sur mon corps de rêve, fanfaronne-t-il, le souffle un peu court.
— Fais pas le malin, le cahier des charges est plus complexe que tu crois. Et puis tu bafouilles quand Thaïs t'équipe. Je ne crois pas que tu veuilles te passer d'elle, taquine Ébo.
C'est donc pour retrouver Thaïs, l'infirmière-technicienne, qu'ils se hâtent. Elle les attend pour contrôler leurs constantes biomédicales, une fois placées les électrodes. Ensuite, elle leur posera les questions protocolaires pour s'assurer que les deux opérateurs sont disposés à effectuer leur travail de façon optimale, avant leur immersion dans le métavers. Son charme subjugue Darius depuis le début de leur collaboration, malgré un ton monocorde soporifique quand elle pratique l’incontournable interrogatoire d'usage. Depuis un mois, il se demande comment l'aborder. S'il pose une question non professionnelle, ou pire, s'il l'invite pour une rencontre, il se fera virer. Et ce sera preuves à l'appui puisque la plupart des échanges sont enregistrés ici, dans ce centre surnommé le Havre. On est en 2048, alors on ne rigole pas avec les mœurs austères en vogue.
Bavard invétéré, Darius souhaite partager sa dernière trouvaille :
— À propos de nos tâches, je réalise une différence majeure entre nous.
— Je m'en fous !
— Eh bien, puisque tu insistes, je t’éclaire : toi, tu me surveilles pour éviter que je fasse des conneries, alors que moi, je veille sur toi façon ange gardien.
— Veiller, surveiller, je n'ai rien compris, tu parles tout essoufflé. Prends l'ascenseur la prochaine fois.
— Pff ! lâche-t-il, incapable d’articuler quoi que ce soit de plus, alors qu’elle a pris soin, tout au long du parcours, de ne pas le distancer.
— On approche du box 38, concentre-toi, aujourd'hui je sens qu'on va franchir un cap...
À l’inverse de la mission précédente, c'est Darius qui s'expose pendant qu'Ébo adopte le mode furtif. Chacun connaît son rôle avant de plonger dans le métavers. Cela signifie que le premier agite son avatar dans un monde virtuel pendant que le second l'accompagne en restant parfaitement invisible de tous les participants, excepté de son compagnon. Voilà pourquoi ils doivent placer davantage d'électrodes que ceux qu'ils croisent dans les mondes simulés par informatique. De surcroît, la technologie du génie stratégique dont ils usent n'est pas accessible sur le marché civil. L'équipement de ces agents très particuliers nécessite trois fois plus de connexions sur le corps, visage inclus, avant d'ajuster le casque à réalité virtuelle.
Accompagnée d'un équipier qu'on lui impose, Ébo prend son mal en patience. En faisant rapidement ses preuves, elle devrait bientôt laisser sur place ce toquard. L'ambition la motive, un moteur stimulant qui nécessite de supporter quelques frustrations. Quant à Darius, il prend tout cela à la légère. Depuis toujours, il éprouve la plupart des moments de sa vie de la sorte. Autrement dit, un manque de maturité évident explique son état d'esprit. Son jeune âge n’est pas une excuse, comme le démontre Ébo née deux mois avant lui. Alors, sera-t-il de taille à affronter des épreuves qu'il est loin de pouvoir anticiper ?
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