4/10. Métaliénation
Face à ce qui s'apparente à un début d'interrogatoire, le plus efficace demeure la sobriété.
— Je suis plus paranoïaque que la moyenne, avoue Darius alias Milus. J'utilise une protection VPN haute performance craquée par des amis pirates. Cela me rassure, en me croyant invisible, même si je suis très sage sur le Net.
Mona Lisa n'insiste pas. Avec l’ambiance provoquée, son sourire légendaire change de statut en passant d’énigmatique à machiavélique. Elle enchaîne avec la seconde question tout en gardant son ton glacial.
— Alors qui êtes-vous ?
— Je suis actuaire, continue d'improviser Milus.
Ébo panique et réclame d'urgence que soit créée une identité avec une trace administrative comme une assurance, un parcours d'études, etc. Au Havre, on sait laisser des traces sur le Net de personnalités fictives. De quoi faire illusion à condition d'avoir d'abord un nom. Milus reçoit un message, quand bien même il faut éviter autant que possible les interactions avec l'extérieur. Parfois, l'agent ne parvient pas à masquer une réaction après avoir reçu une injonction express. L'information transmise est courte : « Vasco Bismuth, tu travailles au ministère des finances, tu diriges un groupe d’actuaires ». Figé avec difficulté, le visage de l'avatar demeure stoïque. Dans le box 38, le nom saugrenu dont vient d'hériter le marionnettiste des temps modernes lui donne envie de pouffer, alors il sert les dents.
À l'évidence, Mona Lisa se renseigne sur ses brebis, avec quelle capacité ? Elle formule une nouvelle question moins inquisitrice :
— Pour vous, que signifie le nom de notre salon : REVOLU.
— C'est l'anagramme du Louvre, répond sans hésiter Milus.
— Enfin ! Vous êtes le premier à me le dire. D'habitude, on m'abreuve de paraphrases de mes discours sous prétexte que le nom du métavers fait songer à la « révolution » dans un monde « révolu ».
— Entre nous, c'est un peu puéril, non ? VOLEUR ça marche aussi ! Je vous propose plus drôle, OVULER, lance-t-il fièrement, sans provoquer l'effet comique escompté. Impassible, son interlocutrice poursuit froidement :
— Facile, pas puéril. Cela me permet de voir ceux qui savent prendre du recul. Sans plus tarder, voici la question quatre : je vais énoncer un sujet, puis chacun à notre tour, nous donnerons un mot en rapport avec ce thème.
— Alors jouons !
— Le mot est le suivant : aliénation.
Même si ce terme n'est pas d'usage courant, Darius comprend que son discernement sera testé sans qu'il y soit préparé. Il se concentre et après une poignée de secondes, il choisit de provoquer un préambule :
— Est-ce que vous entendez « aliénation » comme la manifestation de la perte de sa liberté ou bien de son libre arbitre ? Les entraves qu'on s'impose ou celles qu'on subit ?
— Cet angle me convient. Commencez, je vous en prie !
Ébo est bien contente de ne pas avoir à être confrontée à cette épreuve. Cette joute façon ping-pong oratoire convient parfaitement à Darius le surdoué de la répartie. Mais quelle manœuvre se cache derrière l'échange proposé, quelle issue plutôt, une porte d'entrée ou une porte de sortie ?
— Les métavers ! Autant dire la métaliénation, lance Milus, satisfait d'avoir inventé à l'instant un néologisme. Il argumente : bientôt toute l'humanité sera enchaînée aux mondes virtuels. Les êtres humains vont perdre leurs valeurs sociales, s'abandonner à leurs vices, s'isoler en îlots de pensées déconnectés les uns des autres...
— Stop ! interrompt Mona Lisa en ajoutant : je ne vous demande aucun développement. Je devine votre intelligence. Ne doutez pas de la mienne pour vous comprendre. C'est à mon tour : la famille.
— Asservissement.
— Non, je ne vous demande pas un synonyme ! Il faut donner un mot qui sera un cadre ou un contexte dans lequel l'aliénation opère.
— Les codes propres à une civilisation, relance Darius qui saisit l’éclairage.
— Un seul mot s'il vous plait, l'article ne compte pas ! C'est à moi : les modes.
— Le travail.
— Les réseaux sociaux. Oups, deux mots !
— L'argent.
— L'amour.
— Les religions.
— La politique.
— Les dogmes.
— Les spoliations.
— Je suis désolé, mais vous avez exagéré mon intelligence. Puis-je vous demander de m'éclairer à propos des spoliations ? demande Milus avec amabilité.
L'enquêteur a provoqué cette interruption à dessein. D'une part, il ne souhaite pas faire trop le malin, même s'il a peu de chance de sortir vainqueur de ce combat d'idées toutes faites face à une entité rompue à ce genre d'exercices. D'autre part, il veut se montrer humble pour amadouer Mona Lisa, et surtout la laisser parler afin qu'apparaissent enfin des failles. Que dissimule celle, celui ou ceux qui animent ce métavers : du baratin pour passer le temps ou bien la préparation d'actes répréhensibles ? Dans ce cas, avec quelle dangerosité ?
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