6/10. Gavroche
Une semaine s’est écoulée, Darius fait les cent pas dans le box 38. Rejoint par Ébo, surprise, elle l’interpelle aussitôt :
— Tu es en avance, c’est une première ! dois-je m’inquiéter ? Thaïs n’est pas encore là ?
— Tant mieux si elle n’est pas arrivée, je vais te dire ce que j’ai fait pour elle. J’ai suivi les recommandations de ma meilleure amie.
— De qui parles-tu ? lance Ébo, provocatrice. Mais son acolyte ne se démonte pas et poursuit :
— Je me suis montré imaginatif !
En effet, ce que Darius a trouvé de plus dingue pour agir, c’est d’utiliser des outils désuets pour s’exprimer. À une époque où l’écriture manuscrite disparait progressivement, les messages n’apparaissent plus que sur écran depuis longtemps ou par projection. Le support papier subit essentiellement les crachats d’imprimantes, mais reçoit rarement les coups de bec d’un crayon, même à l'école. Chez un brocanteur, l’amoureux a trouvé un stylo plume, des cartouches d’encre, un joli papier blanc cassé et les conseils du vendeur. Puis, toute la soirée, il a brouillonné avant de se coucher submergé par l'autosatisfaction. Maintenant il déclame avec fierté, à voix haute, sa courte prose. Sa lettre, il la connait par cœur après y avoir passé trois heures pour en venir à bout, puis une relecture quotidienne sans rien modifier au final. Curieuse, Ébo écoute avec attention :
« Que faites-vous les prochains siècles ?
Pour ma part, je souhaiterais les passer en votre compagnie. Certes, cela signifie que je vous verrai vieillir, mais je vous en prie, n’en faites pas d’emblée un obstacle.
Pendant ce temps qui passera en douceur grâce à l’enchantement provoqué par votre seule présence, je serais honoré de faire un bout de route à vos côtés. Ce chemin sera parsemé d’aventures grandioses et de petits bonheurs du quotidien. Nous constaterons en souriant que nos cheveux s’enfarinent progressivement.
J’ai évoqué les prochains siècles pour commencer, car je ne veux pas vous bousculer, bien qu’aspirant à davantage si affinité.
Je vous propose qu’on en discute à l’occasion. Cette rencontre, il vous revient de la provoquer, car il serait indélicat de ma part de vous presser.
À très bientôt, j’espère.
Darius, l’espion agent secret. »
— Surprenant, commente Ébo.
— Cela t’a touché, devine Darius, rayonnant.
— Un peu ! D’ailleurs, pourquoi n’ai-je jamais reçu de tels égards ? Fait-elle mine d’être jalouse.
— Eh bien parce que tu m’impressionnes trop.
— Pourquoi ?
— Parce que tu me fais peur.
— Explique !
— Tu es l’homme que j’aurais voulu être.
Surprise, Ébo éclate de rire. Ce moment d’abandon fait exploser son charme caché constate Darius, tout ravi d’avoir été irradié. Sans être certaine de cerner la pensée de son collègue, elle se reprend et déclare que pour le saisir, il faudrait qu’elle entre dans sa tête. Elle ajoute aussitôt qu'elle n’est pas disposée à approcher de si près la démence. Puis elle se montre prévenante en le félicitant puisqu’il a effectivement fait preuve d’imagination. Elle craint pourtant qu’une telle fantaisie vire vite au fiasco, notamment l’évocation de la décrépitude. Effectivement, la vieillesse évoque davantage un naufrage qu’une aventure romanesque. Si cela accroche, alors une communion d’esprit pourrait s’opérer entre la belle et son courtisan insolite. Toutefois, Ébo suggère de remanier la fin pour susciter davantage l’envie d’une première rencontre, à l’aide d’un ton plus charmant.
Mais c’est trop tard ! Avec habileté, Darius avait glissé le mot dans une poche béante de l’uniforme de Thaïs qui venait d’entrer. Vingt minutes plus tard, les deux explorateurs de métavers sont plongés au cœur de leur mission.
Ébo fut étonnée par la lettre en raison de l'époque. Effectivement, après deux décennies de déconstruction du genre, les deux sexes ne savent plus se parler ou s'approcher sans une défiance réciproque délétère. Il en découle une incapacité à communiquer acceptée avec fatalité. À croire que les mots féminité, masculinité et hétérosexualité sont devenus des termes grossiers au regard de la bien-pensance actuelle.
Pour la cinquième fois, la salle basse virtuelle moyenâgeuse du Louvre reçoit la Vénus de Milo et l'invisible panthère noire. Aujourd’hui, le speech de Mona Lisa porte ses coups contre le capitalisme. Milus s'efforce de ne pas bâiller. Il écoute d’une oreille distraite et scrute ceux qui sont placés devant lui. Quel ennui ! La féline lui murmure qu'il est en train de faire son boulot, alors qu'il doit se concentrer sur les paroles de La Joconde. Après une heure de patience, l’oratrice interpelle Napoléon, celui du sacre peint par David. Tous disparaissent sauf la vingtaine déjà élus. Entre certains membres, des conversations s’amorcent, de la connivence se manifeste. Gavroche et Aïn Ghazal viennent saluer la nouvelle recrue. Milus est ravi d’être approché. Une discussion sans intérêt majeur les occupe.
À son retour, Mona informe le groupe que l’Empereur ne fera pas partie de l’équipe. Milus se montre attentif, pose des questions pertinentes. On lui propose d'assister Gavroche, non pas l’avatar, mais celui qui l'anime, l’employé du Louvre dans l'IRL. Darius viendra en tant que stagiaire. Les autorisations seront en bonne et due forme grâce aux complicités nécessaires. D’ailleurs, presque la moitié du groupe sera introduit au musée par ce biais, auprès de l’autre partie possédant des postes divers sur place, la plupart en lien avec la sécurité.
Dès que les nouveaux deviendront familiers du Louvre, en particulier les coulisses, il sera temps d’agir. Le coup fomenté est programmé dans neuf jours. Tous munis de mini charges explosives à déclenchement différé, ils devront les placer sur les cadres de toiles prédéterminées. Deux jours avant le coup d’éclat, une séance de répétition sans explosifs sera organisée afin d'évaluer la qualité de la coordination.
Annotations