4. Renverse
Moment où le courant change de direction.
Dehors, le vent souffle sur le visage de Charlie. D'une bourrasque dans ses dreads, il emporte au loin le spectre des cris de son père. Est-ce que les paroles de son paternel auraient eu plus de poids si elles avaient attisé une quelconque hostilité en elle ? Peut-être. Peut-être qu'elles auraient tourné dans son esprit jusqu'à ce qu'elle les lui crache au visage lors de leur prochain appel. Mais non. Les mots tranchants de son géniteur ont perdu leur intérêt depuis longtemps déjà. L'homme est victime d'une construction sociale qui a étouffé ses émotions avant qu'elles ne puissent fleurir, noyé ses rêves avant qu'ils ne puissent éclore ; tout cela pour l'enfermer dans un rôle qu'il n'est pas conscient de tenir. Comment le haïr de vouloir pour elle ce qu'il a acquis ? Un salaire impressionnant, peu importe les collègues pénibles ou le patron agressif, un toit où finir ses vieux jours, tant pis s'il faut en payer le prix jusqu'aux trois quarts de sa vie, une famille nombreuse, parce que le bonheur d'être grand-père ne s'aquiert pas sans enfant… Non, elle ne le hait pas. Elle excècre son arrogance de croire que la combinaison de ses choix à lui est l'unique clé d'une existance réussie.
Quelques rayons du soleil couchant filtrent à travers les nuages. La rue s'illumine, les maisons alentour reprennent des couleurs. En un instant, tout le village semble retrouver un semblant de vitalité. Avec sa forêt en périphérie et ses itinéraires de randonnées plus nombreux que les panneaux de direction, Meuxcourt est le genre d'endroit où Charlie n'aurait pas détesté planter sa tente. Un peu de calme pour digérer le rejet de Jérémy, un peu de verdure pour se préparer à reprendre une vie dans les clous... Un rire fantôme s'échoue sur ses lèvres. Le vent n'a pas tout à fait effacé les attentes de son père. Plus encore, il charrie une voix féminine qui se répercute de plus en plus fort sur les bâtiments de la rue d'à côté. L'inconnue du train émerge d'entre les murs. Son téléphone collé à l'oreille, elle hausse le ton – trop peu pour que ses mots soient compréhensibles par un passant indiscret – ses doigts tirent nerveusement sur le col de son pull et laissent apparaître des marques violacées sur son cou. Comme quelques heures auparavant, des larmes coulent encore sur ses joues. Toutefois, la mélancolie a été chassée, remplacée par ce qui semble être une colère longtemps renfermée. À une coquille près, la petite blonde a le même air qu'Edmond, l'escargot-nautile qu'elles ont dessiné à l'aquarelle.
L'envie de donner un peu d'intimité à son ex-voisine pousse Charlie à se décaler plus loin. Le pied appuyé aux briques de l'hôtel, elle sort son paquet de cigarettes et tapote ses poches à la recherche de son briquet. Ah, le voilà ! Quand elle le sort des plis de son pantalon, le flyer qui s'y nichait décide de saisir l'opportunité pour s'enfuir. Le papier vole au fond de la rue et Charlie, qui n'est pas une adepte de la pollution, le poursuit en pestant. Elle aurait dû le jeter à Orchelle dès qu'elle en avait eu l'occasion !
Parce qu'elle a de la chance, le billet se faufile hors de sa portée jusqu'à se réfugier sous la chaussure de la petite blonde au téléphone. Laquelle se baisse pour ramasser le traître et y jette un coup d'œil. La voix de son interlocuteur crache encore dans le portable mais l'inconnue raccroche d'un pouce tremblant. Elle lui tend le fuyard en reniflant.
— Excuse-moi. Tiens.
Le papier entre les doigts, Charlie reste bloquée devant ces larmes. Incapable d'esquisser un geste de soutien ou de bafouiller la moindre parole rassurante. Avant Jérémy, il y avait Katia. Katia ne pleurait jamais. Sauf le jour où leur amitié a volé en éclats.
— Ils font de la pub depuis des semaines. Ça a l'air sympa.
Des souvenirs douloureux comme du coton dans les oreilles. Le corps de Katia tremblant de sanglots, les insultes jetées entre leurs visages brûlants de haine, ses pleurs mélangés aux cris… « Tu te crois tellement mieux que tout le monde à donner des conseils et à attendre que je les suive à la lettre ? Pour qui tu te prends ? » Même après toutes ces années, l'hostilité dans chaque mot est restée fraîche.
Charlie émerge de son passé avec un soupir. Elle baisse la tête vers le flyer, espérant qu'il est le sujet de la conversation qu'elle a loupée.
La compagnie des bardes et bardesses d'autrefois est fière de vous présenter la première édition des Plumes antiques !
Voyageurs, voyageuses, nous avons besoin de votre secours ! Nos anciens ont la mémoire qui défaille ! Après tout ce temps à parcourir les chemins, les récits d'antan se sont mélangés dans la tête de ces musciens de renom ! L'heure est grave ; ils ne se souviennent plus de l'histoire fondatrice de notre compagnie !
Rejoignez-nous pour les aider à retrouver le début de leur répertoire ! En récompense, une partie du butin amassé au fil des siècles ! Munissez-vous d'un ami (ou plusieurs) et partez sur les sentiers à la rencontre de notre héritage !
Le papier annonce ensuite que le lancement de l'évènement se fera demain, à Potiville. Au programme ; la révélation du montant du butin et d'un premier indice. Charlie glisse un regard vers son ex-voisine de train.
— Tu vas y aller ?
La question, lancée sans brutalité ou sécheresse, a un effet pétrificateur sur son interlocutrice. Il lui faut de longs instants pour qu'une réponse ne s'extirpe de sa bouche.
— Je… j'aimerais bien. J'y trouverais peut-être un… un nouveau coéquipier.
Malgré sa voix chevrotante, la détermination colle à ses phrases. Mais Charlie voit, au fond de ces yeux marron, cette tristesse à peine contenue.
— Tu es sûre que ça va ?
Il n'en faut pas plus pour que les larmes reviennent. L'image d'Edmond, l'escargot-nautile, reprend ses droits sur le visage de la jeune femme qui lutte pour ne pas se laisser déborder.
— Oui, bien sûr. Tout va très bien !
Plus gros mensonge n'existe pas. Alors, Charlie continue de l'observer, sans rien dire. La blonde se tortille sous son regard jusqu'à s'en dérober.
— J'aurais dû le faire avec… avec quelqu'un mais, ce n'est plus d'actualité, murmure-t-elle en se laissant glisser le long du mur.
Est-ce le chagrin, les traces sur son cou, ses doigts crispés autour de sa longue natte qui incitent Charlie à s'asseoir à côté d'elle ? Mais cette fois, l'artiste ne se laissera pas guider par l'espoir que la fatalité ne frappera pas cette nouvelle amitié. Elle ne s'attachera pas. Mais proposer un peu d'aide n'a jamais coûté cher.
— Je pourrais venir avec toi si tu le souhaites.
Edmond la dévisage comme si elle avait anéanti le réchauffement climatique.
— Tu es sûre ? Tu étais dans le train pour Aujac, tu…
— Je vais là où le vent me porte, coupe Charlie d'un ton ferme. Je t'accompagnerai. Peut-être que d'ici demain, tu m'auras convaincue d'y participer avec toi.
Pour une fois, les yeux d'Edmond ne sont pas mouillés de larmes mais brillants d'étoiles.
— C'est quoi ton prénom ? T'appeler Edmond le nautile n'est sûrement pas ce que tu préfères.
Entre deux reniflements, le mollusque rigole. Charlie ne peut s'empêcher de détailler son visage caressé par la nuit naissante. Son nez en trompette, ses taches de rousseur plein les pommettes, ses longs cils qui touchent les verres de ses lunettes…
— Olive. Je m'appelle Olive.
Elle pointe les mains de Charlie d'un mouvement de menton.
— Tu voulais fumer ? Ne te gène pas pour moi.
Avec la fuite du flyer, Charlie a oublié sa boîte de cigarette dans sa paume. Elle ouvre l'emballage et lâche un juron. Des sucettes ont pris la place des clopes. C'est vrai qu'elle a eu cette brillante idée la semaine dernière ! Un humour à toutes épreuves. Avec un soupir dépité, elle tend l'étui trompeur à Olive.
— Je me joue des farces que j'oublie.
— Es-tu l'une des bardesses amnésiques de la compagnie ? ose timidement la binoclarde en piochant une sucette à la fraise. Il faut absolument que je te rende à tes compagnons…
— C'est ça, Edmond. Fais le malin.
— Avec plaisir, Daniel.
Annotations
Versions