Soiréel.

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Il fait soir ici passées six heures. Pension grand-parentale où la soupe du soir - court-bouillon de restes froids que tu peux toujours réchauffer si t'aimes pas froids non mais oh arrête de te plaindre - où la soupe du soir se mange au coucher du soleil, à cinq heures, c'est-à-dire avant le soir. S'en suit qu'à six heures te restent six heures jusqu'à minuit avec rien d'autre à faire dans la routine du jour que te préparer à ce qu'il soit demain. Les rituels s'enchaînent selon une mécanique réglée : promenade du chien, douche, film, tisane, livre, dodo. C'est ce que j'appelle aller en soirée. C'est-à-dire qu'étape par étape, le soir devient de plus en plus soir.

La plupart des gens, quand ils vont en soirée, mentent. Ils devraient dire : je vais en journée sauf qu'il fait noir - j'ai peur quand les choses se finissent alors je fais des fins de jour tellement vives qu'elles ressemblent à des débuts, je me torche le gosier jusqu'à ce que je puisse même plus me rendre compte que ça finit, et je me réveille au matin satisfait, parce que c'est encore un début. Non. Ils n'assument pas. Ils ferment les yeux. Ils ont peur du soir. Parce que c'est la mort qui commence à l'échelle du jour. Comme ils ont peur de l'hiver qui est la mort de l'année alors ils inventent Noël. Parce qu'ils ont peur de la mort.

C'est ce que j'aime avec les vieux. Ils ont toujours peur de la mort. Mais ils savent faire des fins qui ressemblent à des fins. Ils savent à quel point ça compte. Surtout, ils n'ont plus la force de faire semblant.

Ce soir comme tous les soirs, je suis allé en soirée. J'ai promené le chien, douché l'homme, vu le film, bu la tisane, lu le livre. Ne restait plus qu'à dormir. Et là, quelque chose s'est figé. Je ne m'y attendais pas, j'allais simplement refermer le livre pour me retourner, câliner l'oreiller et noircir l'abat-jour.

Sauf que je n'ai pas pu.

Je suis resté piégé dans le livre, non, sur le livre, incapable de lire les mots, non, je les lisais mais je ne les comprenais pas, non, je ne les saisissais pas, enfin si, je les saisissais parfaitement mais en même temps, pas vraiment. Quelque chose s'était dissocié quelque part. Qu'est-ce que c'est ? Aucune idée.

Je lisais la Nausée, les mêmes pages en boucle depuis quelques soirs, au tout début du roman, en comprenant sans comprendre.

C'est l'histoire d'un homme pour qui soudain les choses se dissocient. Il les voit sans les voir, les objets lui parviennent étrangers. Il ne s'habite plus, enfin si, mais non. Mais si mais non mais si mais non. Et toutes ces scies et ces noms se nouent, se serrent au niveau de la gorge, on ne peut plus rien dire qui passe, qui passe vraiment, ça congestionne le ventre, ça remonte, ça remonte, mais le vomi passe pas non plus. C'est ça, la nausée. J'ai pas lu le livre, j'y arrive pas. Je le sens.

Je le sens et tandis que je le sens je sens que je suis allé en soirée plus profond ce soir que n'importe quel autre soir. J'ai débloqué l'étape secrète de la soirée, le segment liminaire du jour où tout s'engouffre pour de bon dans la nuit, sans y être vraiment encore.

Je suis en stase, le temps s'arrête, non, je me lève et je bouge, non, je reste sur le lit à lire, non, je passe dans tous les couloirs de la maison et je tâte du doigt les portes closes des chambres où la rosée des rêves appose une mince sueur, non, c'est mon front que je touche toujours immobile dans mon cocon de draps, non, je marche jusqu'au salon où la télévision becte un téléfilm où un télédétective télétente de télérésoudre le dernier télémeurtre. Mamie dort sur le canapé : immuable, quiète, tandis qu'une enquête se dénoue à ses oreilles. Là aussi : ça bouge sans bouger. Le même paradoxe. La même nausée qui nous lie tous deux en diagonale d'une pièce à l'autre de la maison.

Je retourne dans ma chambre et me vois toujours en stase face au livre. Je suis hors de moi. Je suis devenu la diagonale entre une vieille dame qui dort en résolvant un crime et un jeune homme qui lit, dont le regard a voulu plonger dans le livre, mais n'a fait que ricocher et au lieu de rentrer au bercail, est venu rouler jusqu'au salon. Je suis cette tension.

Quand je m'en rends compte, je fais de mon mieux pour me concentrer sur la ligne salon-chambre de peur que si je me détends, mon âme se perde et n'ait plus rien à quoi s'accrocher, même pas quelque chose d'aussi rudimentaire qu'une ligne entre une dame et un garçon. Cette maintenance coûte en attention. Elle exténue. Je ne pourrai pas la faire tenir indéfiniment.

Alors je me résigne, je lâche la corde bandée entre ma grand-mère et moi. Mon coeur se déchire : cette corde, c'était un arc. Je suis devenu la perpendiculaire à la corde, une flèche décochée de toute ma tension droit vers le ciel. Je me plante dans la voûte parmi les étoiles. Ça fait l'effet d'une goutte tombée dans une flaque, il y a une onde qui se propage depuis l'endroit où je me suis planté, et cette onde, c'est moi. Je parcoure l'univers entier, me disperse en un cercle net jusqu'à avoir fait le tour du ciel. L'onde décrit une sphère, revient sur elle-même, s'annule.

J'ai été ce tremblement du monde. Ténu, éphémère, mais j'ai été ça. J'ai été ça. Un soulagement terrible s'empare de moi. Je souris. La nausée s'est dissipée, le temps reprend son cours. Je pose le livre, me retourne, câline l'oreiller et noircis l'abat-jour. Je dors.

La soirée est finie. Finie tout à fait. Je l'ai allée, jusqu'au bout. Demain matin offre son nouveau début, et pour la première fois je le goûte comme un début car pour la première fois hier s'est fini par une vraie fin.

Je repense à cet instant suspendu, cette infime grâce survenue juste avant l'après.

Je repense à ce que décembre avance et que l'année touche à sa nuit. Il est temps d'aller en automne comme je suis allé en soirée, pour entrer dans l'hiver comme j'ai pénétré la nuit, pour que le printemps rayonne comme ce matin, émergé des braises chaudes du passé anéanti.

Enfin, je repense à ma grand-mère dont la vie touche à sa mort, et qui dignement va en vieillesse comme elle va en hiver comme elle va en soirée. Je la vois qui fait front de toute sa dignité, avec son souffle tout doux d'endormie, qui en même temps élucide les mystères les plus sanglants. Quelque chose se noue dans sa gorge. Une tension qui gonfle. Qu'est-ce que c'est ?

C'est sa grâce.

D.18.12.22
Thuir

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