[1] Bienvenue chez nous ! (4/7)
[4.]
Nous sortons de la salle de réunion et, après un bref hochement de tête à l’intention d’Ethan, Fred disparaît presque aussitôt dans l’un des couloirs du service, derrière une double porte automatique munie de deux uniques carreaux quadrillés.
— Attends là.
Il me faut quelques secondes pour comprendre que l’ordre m’est directement adressé. Ethan s’avance en direction de la seconde interne aux cheveux noirs occupée à réclamer le silence devant une dizaine de jeunes médecins en blouses blanches pour la plupart beaucoup trop larges pour eux, lui adressant un sourire ravi. Ils conversent à voix basse quelques instants, échangeant visiblement une plaisanterie de bon goût, et Ethan pose une main amicale sur son épaule tandis que la jeune interne claque bruyamment des mains dans l’air lourd. Ce simple geste suffit à mon cœur pour se serrer au fond de ma poitrine sans que je ne sache trop pourquoi…
— S’il vous plaît les extés, on a besoin de votre attention merci !
La voix de la jeune femme porte loin et un rapide silence entrecoupé de quelques rires et chuchotements enthousiastes s’installe autour de nous. Quelque part, et bien que nous soyons à peu près du même âge, je ne peux qu’être assez impressionnée par le petit flot d’étudiants amassés devant la salle des internes, carnets de notes sous le bras. Ils me semblent tous si sérieux, si enthousiastes…
— Parfait, souffle l’interne, visiblement ravie par le peu de calme retrouvé, le groupe un, vous irez avec moi ce matin.
Un concert de protestations se fait entendre, rapidement stoppé par le regard ravageur de la jeune brune.
— Si vous n’êtes pas contents, c’est exactement la même chose ! gronde-t-elle entre ses dents, le groupe deux vous suivrez Ethan. Allez, on se bouge ! On a du taff…
Sans leur laisser le temps de protester à nouveau, la jeune femme s’engage à grands pas dans le couloir opposé à la double porte empruntée par Fred. Le petit groupe d’étudiants se scinde donc rapidement en deux et, après quelques derniers signes de tête ou de mains amicaux et quelques encouragements, chacun emboîte le pas de son responsable.
— Et en silence !
Ethan sourit, comme amusé par la situation, avant de consulter la montre à son poignet.
— A nous ! annonce-t-il d’une voix grave, allez, suivez-moi. Et on se presse les jeunes !
Les six étudiants restés auprès de nous se mettent en mouvement et je me dépêche de me fondre dans la petite foule, espérant de tout cœur ne pas me faire remarquer dès le premier jour.
-
Ethan s’avance en direction d’un interrupteur planté sur le mur et le presse d’un coup sec. Une double porte battante s’ouvre alors devant nous, dévoilant un long couloir également en L autour duquel s’étalent plusieurs portes de chambres closes et deux longs bureaux en bois clair entourés de petites armoires surement à destination du corps infirmier.
Après quelques pas, Ethan stoppe sa course devant l’une d’entre elles et se penche afin d’en extirper plusieurs minces dossiers étiquetés, sans que je ne parvienne à les déchiffrer. Sans nous laisser le temps de respirer, il nous ordonne à nouveau de le suivre jusqu’à l’extrémité du corridor où semble déjà patienter Fred, le regard rivé sur l’écran d’un ordinateur portatif posé sur un petit chariot encombré.
Ethan vient s’arrêter à sa hauteur et les deux hommes échangent quelques mots avant que le jeune homme ne s’écarte en direction de l’un des comptoirs afin d’ouvrir l’une des pochettes sous son bras, étudiant les quelques papiers amassés sous ses yeux. Notre petit groupe s’arrête également, ne sachant trop que faire, les regards oscillant entre notre responsable du jour et son supérieur. La souris de l’ordinateur émet une série de « clics » sonores avant que l’homme n’annonce, d’une voix grave qui ne suffit pas à me rassurer :
— Bien, si tout le monde est là, on va pouvoir commencer.
Je sens mon estomac se contracter violemment et tente de me faire la plus petite possible. Je ne sais pas ce que je fais là, je ne comprends pas pourquoi Alexandra tient à ce que je j’assiste à cette visite, perdue là au milieu de cette foule de jeunes médecins enthousiastes et braillards…
— Qui peut me rappeler les éléments importants du dossier de la une s’il vous plaît ?
Une main délicate et impeccablement manucurée se lève fébrilement. Le médecin hoche la tête, l’invitant à poursuivre :
— Vas-y.
La jeune femme – une belle brune à la peau mate - se racle la gorge, un peu intimidée, avant d’annoncer d’une voix peu assurée :
— Patiente de soixante-quinze ans, sortie d’un infarctus du myocarde. La patiente était déjà connue pour des troubles tensionnels contrôlés par antihypertenseurs et un léger dysfonctionnement rénal qui ne nécessitait pas de traitements. Quelques antécédents familiaux cardiovasculaires du premier degré.
— Très bien. Peux-tu me définir ce qu’est l’infarctus s’il te plaît ?
La jeune femme semble se ratatiner sur elle-même, visiblement prise de court. Un autre vient heureusement à son secours, un jeune homme aux lunettes à larges montures dont le visage plus que juvénile laisse supposer qu’il a dû sauter plusieurs classes étant plus petit.
— Un infarctus est une nécrose d’une région cardiaque associée à une occlusion complète et prolongée d’une artère coronaire.
L’étudiant sourit largement, visiblement satisfait de sa définition. Fred hoche la tête. Un regard en direction d’Ethan me laisse entrevoir l’étonnement du jeune homme qui contraste étrangement avec le visage complètement stoïque de son supérieur. Les épaules du jeune externe s’affaissent, visiblement déçu.
— En effet. Et quelles sont les principales complications liées à l’infarctus ?
Une nouvelle main se lève dans la foulée et, avant d’avoir obtenu l’aval du cardiologue, une jeune femme aux lèvres glossées de rouge se lance à son tour :
— Complications hémodynamiques et cardiovasculaires principalement avec notamment risques d’insuffisance cardiaque, d’arythmies et de ruptures tissulaires…
Fred lève la main afin de couper court au discours impeccablement préparé de l’externe.
— Ça ira, ça ira. Inutile de me citer ton cours, je le connais déjà.
Le sourire de la jeune femme se crispe mais elle prend néanmoins le temps de se tourner en direction d’Ethan cherchant visiblement à capter son approbation. Peine perdue… Le jeune homme ne lui adresse pas le moindre regard, à nouveau penché sur ses dossiers, et elle reporte son attention sur le cardiologue, agacée.
— Quelqu’un peut-il me donner le premier moyen de contrôle mis en place au CHU ? Tiens, notre jeune externe en pharmacie par exemple qui n’a encore rien dit.
Un concert de chuchotements parcourt le petit groupe de médecins. Je sens mon visage perdre presque la totalité de ses couleurs. Tous les regards se tournent vers moi, intrigués, y compris celui de l’interne pourtant jusqu’ici perdu dans la contemplation de ses fiches et je le maudis intérieurement pour ça.
Fred relève la tête, étonné.
— Alors ? insiste le médecin sans que je ne sache quoi lui répondre.
Mon cerveau tourne à plein régime sans que je ne parvienne pourtant à organiser la moindre réponse. La foule des regards posés sur moi me déstabilise totalement, chose à laquelle je ne suis pas habituée. Je secoue la tête, espérant que ce simple mouvement suffira à détourner l’attention mais je suis loin du compte.
— Allons bon ! Qu’est-ce qu’on vous apprend en pharmacie ?
Un tas d’AUTRES choses. Mais pas ÇA. Mes yeux ne parviennent pas à lâcher ceux du cardiologue face à moi, comme hypnotisés.
— Je ne sais pas, admets-je en continuant de soutenir son regard malgré le sourire qui s’étire sur son visage.
Parce que ce n’est pas mon rôle, songé-je amèrement. Mais l’avouer à haute voix serait une forme de discréditation. Je vois du coin de l’œil un sourire naître également sur le visage d’Ethan près de moi. Je sens la colère me nouer la poitrine. Pour qui se prennent-ils ces deux-là ? Et tout à coup, je comprends enfin les paroles prononcées par Alexandra un peu plus tôt dans la salle de réunion.
— Bien, puisque notre nouvelle externe en pharmacie ne peut nous répondre, quelqu’un peut-il le faire à sa place s’il vous plaît que nous puissions avancer ?
Je me sens rougir de honte et de colère. Plusieurs mains se lèvent en écho à la demande du cardiologue et « monsieur je-sais-tout » lâche subitement :
— Monitoring par ECG.
— Comme quoi, ce n’était pas si compliqué. Pour une fois que j’arrive à avoir des externes qui suivent un peu…
Fred hausse les sourcils en replongeant son regard sur l’écran de l’ordinateur. Ses insinuations tournent et retournent dans mon esprit. Essayez de lui faire bon accueil… bien entendu. Je serre discrètement mon poing mais le geste n’échappe pas à l’œil aiguisé d’Ethan.
— Parfait, annonce finalement le sénior en refermant l’écran de l’ordinateur portable. On va pouvoir commencer la visite. Entrez en silence s’il vous plaît et surtout ne touchez à rien…
Je ne parviens pas à écouter la fin des instructions du médecin. Je ferme les yeux, inspire profondément. Une main se pose dans le creux de mon dos, me faisant sursauter. Je dois retenir de justesse un coup défensif. Sans m’adresser le moindre regard, Ethan annonce :
— On n’a pas beaucoup de temps, allez.
Je constate en effet qu’une bonne partie des étudiants a déjà disparu du couloir. Ethan intensifie légèrement sa pression sur mes reins, me pressant de rentrer dans les rangs sous le regard courroucé de la jeune externe à la peau mate. Après un instant d’hésitation, je me décide enfin à pénétrer dans la petite chambre.
— Crois-moi, souffle le jeune homme lorsque je passe devant lui dans l’embrasure de la porte, reste à ta place et tout se passera bien.
Je me sens à nouveau rougir de honte et de colère et le fusille du regard. Regard qu’il soutient pourtant sans le moindre tressaillement et je crois que cela me terrifie encore plus.
Je dois supporter les deux heures de visite médicale sans broncher, encaissant les quelques remarques acerbes du médecin avec un sourire dévoué. Lorsque nous revenons enfin en salle après avoir « quitté » les externes en médecine censés retourner en cours l’après-midi même, je suis déjà lessivée par ma journée et ne rêve que d’une chose : un peu de calme et de repos.
Assise sur son bureau, Alexandra me lance un grand sourire amicale.
— Tout s’est bien passé ?
Sa question n’attend pas réellement de réponse et le grognement sourd de son estomac indiquant la pause déjeuner interrompt toute possibilité d’échanges.
— Tu m’expliqueras ça en déjeunant, je meurs de faim… Tu manges à la cafet avec nous ce midi ?
Je meurs d’envie de lui annoncer que non, mon repas est déjà prêt mais ça serait un mensonge et je ne tiens pas vraiment non plus à finir par déjeuner seule dans mon coin alors je souris largement et hoche la tête
— Parfait ! Allons-y alors ou il ne restera bientôt plus une seule salade !
***
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