[2] Je t'aime, moi non plus (1/7)
[1.]
Mercredi,
— Bien dormi ? me demande Alexandra en franchissant le seuil de la porte de la salle de repos de la pharmacie.
Comme pour lui répondre, j’étouffe un énième bâillement.
— Oui, oui. Je suis en forme, mens-je toutefois.
Comme à son habitude, elle sourit et je sais que la situation l’amuse beaucoup.
— Ça tombe bien, reprend-elle en s’avançant vers son casier pour en sortir deux dosettes de café qu’elle agite avec un sourire espiègle à hauteur d’yeux. On a pas mal de travail qui nous attend aujourd’hui.
Refermant ses doigts sur la paume de sa main, elle finit par glisser nos deux petits miracles dans la poche de sa blouse, saisissant de son autre main libre son PC.
— Alors en selle mademoiselle !
Il est huit heures cinquante lorsque nous mettons les pieds en salle des internes et j’ai pour la première fois le plaisir de la trouver vide ce qui nous permet de nous installer confortablement et nous faire couler un café chaud avant l’effervescence. Tout en portant le bord de son expresso très très très ristretto à ses lèvres, Alexandra prend le temps de jeter un œil au planning des entrées et sorties de la journée. Il est en effet visiblement très chargé à en juger par la quantité de notes et post-its informatiques laissés un peu partout sur le « plan secteur » informatique. Le regard d’Alexandra se fronce d’inquiétude. Je vois bien que quelque chose la tracasse.
— Tu sais, dis-je doucement, la coupant dans sa réflexion silencieuse, on n’a pas forcément besoin de se voir tout le temps. Je peux tout aussi bien recueillir toutes les informations seule avant notre débriefing de ce soir si ça peut t’arranger ?
La jeune femme me lance un regard approbateur.
— On peut faire ça oui. Mais tu te sens prête à devoir tout gérer toute seule ? Je ne veux pas t’affoler bien sûr, mais cela va te demander une certaine quantité de travail supplémentaire. Je veux juste être certaine que tu en es bien consciente ?
Je hoche la tête. Bien sûr que j’en suis tout à fait consciente. Travailler sans Alexandra à mes côtés va sans aucun doute me demander de redoubler d’efforts et notamment envers Ethan, en charge du service, mais je crois que je me sens prête. Enfin… je m’y suis préparée. J’essaie de me persuader intérieurement que le travail n’est franchement pas ce qu’il y a de plus compliqué et que les quelques patients faits en solo depuis mon arrivée dans le secteur m’ont largement permis de me faire la main mais je n’y parviens pas vraiment et une boule d’angoisse m’étreint tout de même la gorge tandis que je hoche la tête en guise d’assentiment.
— Très bien, approuve donc ma supérieure dont le regard est empreint d’un « merci beaucoup » certain. On n’a qu’à commencer tout de suite. Avec un peu de chance, tu auras le temps de faire toutes les chambres avant le passage de la visite médicale. On se retrouve à six heures, ça te va ?
Je retiens un soupir de soulagement, bien trop heureuse d’échapper à la corvée de la visite médicale ce matin. L’expérience du mois de septembre m’a très largement suffi je crois…
Après avoir évoqué quelques derniers points avec ma supérieure et avoir rapidement réuni les affaires nécessaires à mes entretiens d’entrée, je m’empresse de sortir de la salle, espérant de toutes mes forces ne pas avoir à croiser Ethan et les autres avant leur service. Peine perdue toutefois puisque la silhouette que je heurte de plein fouet à ma sortie n’est autre qu’Ethan Barbier en personne, le nez plongé dans un dossier.
— Excuse-moi, dis-je, morose, en piquant tout de même un fard.
Le regard étonné du jeune homme plonge dans le mien et je suis à nouveau forcée de détourner les yeux, incapable de soutenir la terrible profondeur de ses pupilles sombres face à moi. Sans lui laisser le temps de me parler, je le contourne souplement et file en direction de la double porte automatique du secteur. J’enfonce distraitement le bouton de déblocage de la porte, me glissant entre les deux battants à peine ouverts. Bordel ! Qu’est-ce que ce gars peut me mettre mal à l’aise ! Tandis que la porte se referme dans mon dos, je lance un bref coup d’œil en direction de la salle des internes. Ethan est toujours là, planté devant la porte, le dossier entre ses mains. Son regard me scrute, me dévisage, m’analyse. Et me fait frissonner. Je rougis tout en détournant la tête, les battants de la double porte me soustrayant à son emprise.
Je secoue la tête. Le travail m’attend et je n’ai pas vraiment de temps à perdre devant l’ampleur de la tâche. Il faut que je sorte Ethan de mes pensées, au moins pour ce matin… Je passe devant les infirmières sans leur accorder le moindre regard et traverse l’ensemble du couloir jusqu’à la petite armoire métallique de laquelle j’extirpe une série de dossiers que je parcours rapidement. Je suis déçue de constater qu’il n’y a que très peu d’ordonnances aujourd’hui, ce qui promet de me compliquer sérieusement les choses, mais je les extrais tout de même une à une afin d’en faire des photocopies avant de les reposer précieusement à leur place.
— Bien, le plus dur reste à faire, murmuré-je.
Cette phrase me plaît. Je pense qu’elle me réconforte, même si je n’en suis pas vraiment sûre. Elle me rappelle en tout cas qu’Alexandra n’est pas loin et que je peux toujours compter sur elle au cas où. Je ferme les yeux, fais le vide dans mon esprit, rassemble mes notes et pivote avec assurance sur mes talons, m’engageant en direction de la porte arborant le numéro douze. C’est parti.
Onze heures sont passées depuis bien longtemps lorsque je sors enfin de la dernière chambre. Je suis parvenue – non sans mal – à éviter l’équipe médicale lors de sa visite, prenant soin de préparer chacun de mes dossiers le plus à l’écart possible du groupe afin de ne croiser ni Ethan, ni Fred, ni aucun autre externe à la mine si enjouée et reposée – mon exact opposé aujourd’hui -. Inutile de mentir, je suis exténuée. Malgré l’impressionnante dose de caféine qui doit parcourir mes veines ce jour-là, toute cette organisation m’épuise et je suis consciente que je ne pourrais pas éternellement continuer ainsi.
Mon ventre émet un grognement sourd me rappelant que la faim me tenaille depuis une bonne heure déjà. Je ne me sens plus capable de faire quoi que ce soit, mis à part regagner la salle des internes dans l’espoir de pouvoir prendre ma pause déjeuner. Je jette un coup d’œil à mon portable. Pas de messages. Soit Alexandra est encore elle aussi occupée avec ses patients, soit elle est déjà partie manger. Je décide de lui envoyer un texto pour lui annoncer que je viens de terminer ma matinée tout en rebroussant chemin en direction de la salle, l’ordinateur portable de la jeune femme sous mon bras.
Je me glisse entre les battants de la porte automatique du secteur A et plonge la main dans la poche de ma blouse afin d’en extirper ma carte d’accès que je glisse dans la fente du lecteur. La porte s’ouvre dans un déclic et je me faufile à l’intérieur, heureuse de n’y trouver que Maude et Claire, assises à leur petit bureau respectif.
— Tu as l’air au bout de ta vie, fait gentiment remarquer la jeune blonde tandis que je dépose à nouveau mes affaires sur le bureau réservé à ma supérieure.
— Oui, on peut dire ça, ris-je. Je crois que je ne vais pas tarder à mourir de faim si l’on en croit les hurlements de mon estomac !
Claire retient également un rire léger.
— Au fait, j’ai rencontré le patient de la six ce matin… Il est un peu stressé, non ? fais-je remarquer en songeant à la centaine de questions auxquelles je me suis retrouvée confrontée.
Maude et Claire échangent un regard. Le rouge me monte aux joues. Peut-être était-il un peu tôt pour envisager parler « patient » avec elles ? Je pensais qu’après quasiment un mois dans le service nous avions largement dépassé le stade de la connaissance mais sans doute ai-je été un peu présomptueuse ? Je sens mes épaules s’affaisser de déception à cette idée.
— Monsieur Juliot ? On aurait dû te prévenir. Marine est restée près de deux heures hier avec lui. Il est intenable ! Même Maude n’a pas su garder son calme…
— Non, moi il me fatigue ! admet la jeune femme en reprenant le compte-rendu sur son ordinateur. Vivement qu’il change de secteur…
— Pourquoi est-ce que tu avais besoin de le voir ?
Je me laisse glisser sur le fauteuil d’Alex, à la fois soulagée des confidences des deux jeunes femmes et morte de faim.
— Il fallait que j’éclaircisse avec lui un point obscur sur ses traitements.
— Un point obscur ? rit Claire. Quel genre de point obscur ?
— Le genre qui attrait à de petites pilules bleues si tu vois ce que je veux dire…
— Sans blague ? s’exclame Maude en s’écartant brusquement de son poste. Avec le traitement qu’il se coltine pour le cœur ?
Je hoche la tête.
— Il va falloir que tu retournes le voir, ricane Claire devant les marmonnements de sa camarade, puis, se tournant vers moi, au fait, ça te dirait de manger avec nous ce midi ? Ça nous donnerait l’occasion d’en apprendre un peu plus sur toi.
J’hésite et la jeune femme semble immédiatement comprendre le sujet de ma discorde intérieure car elle s’empresse d’ajouter :
— Ne t’inquiète pas, ils ne seront pas là. Ils mangent toujours vers la fin du service.
Je souris, rassurée.
— Alors partante ? demande Claire avec un large sourire.
-
Après avoir laissé tomber blouses et comptes rendus en salle, nous descendons ensemble les escaliers menant au self réservé aux employés de l’hôpital. Bien entendu, avec l’heure bien avancée, la salle est déjà pleine à craquer.
— Zut, peste Claire à mi-voix, retenant visiblement de toutes ses forces une autre injure bien moins scolaire.
— Au fond je crois qu’il y a trois places, fait remarquer Maude, haute encore d’une bonne tête supplémentaire malgré les impressionnants talons de sa coéquipière de service.
Nous nous faufilons entre les tables bondées de personnel médical. J’avise du coin de l’œil Mélanie – j’ai fini par apprendre à connaître le nom de la princesse aux longs cils démesurés et à la chevelure aussi noire que le plumage d’un corbeau – et sa bande sur une table un peu à l’écart, leurs bruyants gloussements se faisant toutefois entendre presque jusqu’au milieu du self.
Alors que nous déposons nos plateaux à nos places respectives, Claire et Maude s’excusent et m’abandonnent quelques instants afin d’aller embrasser un groupe de filles visiblement de leur connaissance. Je me retrouve donc seule, assise à la gauche d’un jeune interne aux cheveux roux et bouclés très agréable qui me propose de se décaler afin de m’offrir un peu de place supplémentaire – ce que j’apprécie réellement mais refuse poliment d’un signe de tête accompagné d’un « ça va aller merci » -. Il me lance un sourire entendu avant de reprendre le fil de sa conversation.
Je ne vois pas Claire revenir prendre place, un demi-sourire aux lèvres.
— On te laisse juste cinq minutes toute seule et tu en profites pour draguer les internes ?
Je sens mes joues s’échauffer tandis que je me ratatine sur mon siège. La jeune femme explose d’un rire sincère. Et contagieux je dois le reconnaître car je suis bien obligée de sourire à mon tour du ridicule de la situation.
— Je plaisantais ! croit-elle être obligée de préciser devant mon air contrit. On croirait presque que je t’ai prise en faute !
— Qu’est-ce que s’il se passe ?
Haussant des sourcils étonnés, Maude vient se couler à mes côtés, nous interrogeant successivement l’une et l’autre du regard.
— Je viens de surprendre Laura en train de faire les yeux doux à un interne.
— Pas du tout ! protesté-je avec véhémence.
— Mais bien sûr, ironise Maude tout en plongeant sa cuillère dans le bol de soupe fumante face à elle, les lèvres étirées en un sourire narquois.
Claire semble jubiler tout en avalant à son tour une première bouchée d’un sauté de porc un peu trop sec à mon goût.
— C’est bon à savoir ça…
— Je ne drague pas les internes, fais-je à nouveau remarquer, je n’en ai ni l’envie, ni le temps.
Et encore moins la patience…, songé-je en pensant au caractère difficile d’Ethan. Mais cela n’empêche visiblement pas Maude et Claire de poursuivre sur le même ton badin :
— Tu devrais essayer sur Ethan, peut-être que ça faciliterait vos relations, non ?
Je sens toutes les couleurs quitter brusquement mon visage, générant un nouvel accès d’hilarité chez les deux jeunes femmes. Ethan ? Certainement pas ! J’ouvre la bouche pour protester mais aucun son ne parvient à en sortir tant je suis profondément choquée par leur insinuation.
— Je suis prête à parier que ça fonctionnerait en plus ! s’exclame Maude. Vu le profil et les antécédents du gars…
Claire hausse les sourcils d’un air songeur.
— Pas certaine que cela soit très flatteur de venir allonger sa longue liste de conquêtes d’un soir.
Maude grimace.
— Il n’est pas dégueulasse non plus…, fait remarquer la jeune femme, à son tour songeuse.
Une façon peu élégante de signifier : « ça ne me dérangerait pas, moi ». Claire hausse les sourcils, étonnée. Elle s’apprête à ajouter quelque chose à l’intention de son amie lorsque son regard est comme attiré par une présence extérieure à notre table. Mon sang se fige brusquement lorsque je l’entends annoncer :
— D’ailleurs, quand on parle du loup…
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