[2] Je t'aime, moi non plus (3/7)

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[3.]

En franchissant la double porte automatique, je trouve le couloir calme et presque vide. Il est treize heures passées et la plupart des infirmiers et aides-soignants en faction ont pris leur pause déjeuner, profitant du repos octroyé à leurs patients pour à leur tour se sustenter. Je traverse donc le long corridor désert d’un bon pas, me laissant bercer avec bonheur par l’absence d’effervescence du secteur, mes dossiers sous le bras.

La salle des entrées est une petite pièce située au milieu du couloir A, un peu à l’écart des autres chambres, dans laquelle viennent s’aligner quatre lits fermés de lourds rideaux d’un blanc cassé face à un large comptoir en bois clair assez similaire à ceux servant de bureaux dans le couloir. Une infirmière lève brusquement la tête, quittant la contemplation d’une série sur l’écran de son téléphone portable.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Elle semble plus méfiante qu’étonnée. Sans doute également un peu contrariée d’avoir été dérangée en plein milieu d’une scène d’action.

— Je suis l’externe d’Alexandra, me présenté-je, désormais presque habituée à ce genre de comportement à mon égard. Je viens voir Madame André.

L’infirmière se redresse sur son siège tout en continuant de me détailler sans ménagement.

— C’est pourquoi ?

Je prends une profonde inspiration, tentant de ne pas paraître agacée par ses questions aux allures presque suspicieuses.

— J’aimerais faire le point avec elle sur ses traitements quotidiens avant qu’elle ne soit déplacée en service. Est-ce que c’est possible ?

Je me retiens de lever les yeux au ciel en voyant l’infirmière froncer les sourcils. A quoi pense-t-elle au juste ? Que cela m’amuse de venir harceler les patients le midi alors que je pourrais être tranquillement chez moi, assise dans mon canapé avec un chocolat chaud entre les mains et un bon livre de science-fiction sur les genoux ? Je grimace. Je devrais apprendre à maîtriser mes émotions, songé-je en inspirant à nouveau profondément.

Je tente un sourire poli.

— S’il te plaît, je suis assez pressée. Les internes vont bientôt finir leur pause déjeuner et je n’aurais pas le temps de finir alors…

— Ça va, ça va, grommelle l’infirmière, chez laquelle je discerne encore un peu de septicité.

Son regard quitte ma silhouette pour arpenter l’écran de l’ordinateur face à elle.

— Premier lit juste en face de toi. Ne tarde pas trop, elle sort d’un accident arythmique assez violent. Elle aura besoin de repos.

— Okay, réponds-je en hochant la tête avant de m’éloigner en direction du premier rideau face à la porte.

Mon cœur fait quelques bonds de joie au fond de ma poitrine devant une si belle réussite. Le contact reste difficile mais je suis consciente qu’une place ne se forge que pas à pas et qu’il me reste encore un long chemin à faire avant d’y parvenir. Qu’importe… Je suis prête à prendre le temps qu’il faudra.

Je repousse délicatement le tissu du rideau du bout des doigts, découvrant un lit mobile sur lequel se trouve allongée une femme d’une bonne soixante-dizaine d’années, le visage souriant malgré la fatigue creusant ses yeux clairs d’épaisses cernes noires et les boucles anarchiques de ses cheveux d’un blanc neigeux. Son corps est recouvert de la blouse à motifs de l’hôpital. Un homme du même âge se tient sur un siège à ses côtés, un pâle sourire aux lèvres, une main dans la sienne, visiblement aussi éreinté que sa femme par le sommeil.

— Je peux entrer ? demandé-je avec un sourire timide.

Le sourire de la vieille femme s’élargit.

— Bien sûr ! Venez donc !

Je me glisse souplement entre les lourds rideaux occultant le reste de la salle et viens discrètement prendre place près du lit, tirant de ma poche le petit carnet de notes que j’ai pris l’habitude de toujours conserver sur moi et où se trouvent consignés presque l’ensemble de mes derniers entretiens.

— Vous êtes bien Madame André, n’est-ce pas ?

— C’est moi-même oui, confirme la vieille femme en hochant la tête.

Une brusque quinte de toux secoue la frêle silhouette de la vielle femme, sortant son mari de la torpeur abattue dans laquelle il se trouvait.

— Ça va, ça va, murmure la femme en sentant la main de son mari se poser dans son dos afin de la soutenir. Ce n’est rien.

Son regard se repose sur moi avec une douceur presque maternelle qui me réchauffe le cœur.

— Vous êtes venue m’ausculter c’est ça ?

Je secoue la tête. La confusion est devenue routinière et mon discours, parfaitement préparé.

— Je ne suis pas médecin Madame André mais externe en pharmacie. Je suis venue voir si vous aviez le temps de me parler un peu de vos traitements avant votre arrivée à l’hôpital. J’ai cru voir que vous étiez suivie jusqu’ici pour une épilepsie ?

La vielle femme hoche la tête. Un éclair de surprise balaye ses yeux d’un bleu aussi pâle que le ciel au-dehors et se dissipe presque aussi rapidement.

— Tout à fait ma chère petite. Mais elle est contrôlée depuis ma plus tendre enfance et voilà bien longtemps que je n’ai plus fait de crises, n’est-ce pas Paul ?

L’homme à ses côtés hoche la tête tout en me regardant.

— C’est vrai qu’il y a bien longtemps que nous n’avons plus eu à gérer ce genre de problèmes. Et si Huguette n’avait pas fait un arrêt hier soir, nous aurions pu nous vanter d’avoir fêté nos cinquante années de mariage la semaine prochaine sans avoir fréquenté un seul hôpital durant tout ce temps.

Je cesse d’écrire sur mon carnet, interloquée.

— Vos cinquante ans de mariage ? répété-je, stupéfaite.

— Eh oui ma petite ! s’extasie l’homme aux tempes grisonnantes. Cinquante longues et belles années de mariage !

Les époux échangent un long regard rempli de sous-entendus et je ne peux qu’admirer la ténacité de leur amour. Je souris. Quelque part, j’envie cette inconditionnelle affection, une affection à laquelle je ne peux pas encore me vanter d’avoir succombée, la lourdeur de mes études ayant fortement limitée ce genre de relations.

— C’est magnifique ! admets-je.

— Aussi magnifique que celle qui se tient encore et toujours à mes côtés, acquiesce le vieil homme. Savez-vous d’ailleurs comment je l’ai demandé en mariage ?

Je secoue la tête, amusée, mais un coup de coude vient arrêter l’homme dans sa lancée.

— Voyons Paul, la demoiselle a certainement d’autres choses à faire que t’écouter raconter les détails de notre vie.

— Non, non ! Ne vous inquiétez pas ! Ça me ferait plaisir de l’entendre, dis-je en refermant mon carnet de notes.

Après tout, je dispose d’encore un peu de temps avant la remontée en service du groupe du secteur A.

Je m’apprête à venir m’asseoir de l’autre côté du lit, enthousiaste à l’idée de la belle histoire qui m’attend lorsque le lourd rideau se soulève dans mon dos, me figeant sur place.

— Pardon, je dérange ?

Je sens mon visage perdre ses couleurs. Ethan pose tour à tour les yeux sur moi puis sur le couple, attendant visiblement une réponse de ma part. Réponse que je suis tout bonnement incapable de lui donner, toutes mes pensées s’étant subitement disloquées dans mon esprit. Putain ce que ce mec peut me faire perdre mes moyens…

— Non, pas du tout jeune homme. Cette charmante jeune femme venait juste faire le point avec moi sur mes médicaments.

Je manque sursauter en entendant la voix douce et souriante de Madame André.

— Je m’apprêtais à lui raconter notre extraordinaire demande en mariage, avoue son mari, un large sourire aux lèvres.

Je sens le regard interrogateur d’Ethan dans mon dos et pique un fard.

— Ah oui ?

Sa voix est railleuse. Mon cœur loupe un battement au fond de ma poitrine. Si je ne bouge pas, je crois que mes jambes ne vont pas tarder à céder sous mon poids.

— Mais si tu as besoin de les voir, ils sont à toi, dis-je en refermant brusquement mes notes. Madame André, Monsieur André, je vous remercie pour votre temps. Je repasserai certainement plus tard.

Tentant d’ignorer le regard pesant de l’interne dans mon dos, j’adresse mon plus beau sourire de remerciements à l’intention du couple.

— Mais c’est nous qui vous remercions ma petite chérie. C’était un plaisir de discuter avec vous.

— Revenez quand vous voulez, fait remarquer le vieil homme avec un regard pétillant.

Je hoche la tête, inspire profondément pour me redonner contenance et pivote sur mes talons, faisant face à un Ethan au sourire narquois. Je tente un sourire poli et railleur - je ne suis pas sûre d’être réellement convaincante – et m’engage en direction des rideaux occultant. Ethan soulève l’un d’entre eux afin de me livrer passage et je me coule – un peu trop rapidement à mon goût – sous son bras, fuyant à grandes enjambées son regard si sombre et angoissant.

Je ne prends pas la peine de regarder devant moi et croise de justesse une Marine interloquée. Cette dernière lance quelque chose dans ma direction mais je n’y prête pas vraiment attention. Je veux simplement mettre le plus de distance possible entre moi et Ethan.

Marine m’observe donc m’éloigner et commander l’ouverture de la double porte du secteur avec circonspection. Les portes coupe-feux se referment lentement dans mon dos tandis que la dernière chose que j’entends est la voix de la jeune femme annoncer :

— Monsieur Pietro ? Bonjour, je suis l’interne Marine Levallois, on va vous emmener jusqu’à votre chambre.

Puis c’est le silence.

-

Heureusement pour moi, la salle de réunion du service est totalement vide. Je referme la porte dans mon dos en retenant un soupir de soulagement. Fermant les yeux, je plaque ma tête contre le battant. Je me sens stupide. Stupide et totalement décontenancée. Deux sentiments qui n’apparaissent qu’en sa présence et aucune autre. Deux sentiments que j’abhorre bien plus encore que la honte et la solitude.

Je frappe ma tête en arrière. Je suis en colère contre moi-même, en colère de pouvoir encore ressentir ce genre de choses, même un mois après mon arrivée ici. Ne pas arriver à me contrôler est sans doute la chose la plus terrible à accepter. Il faudra que j’y remédie, et vite, si je ne veux pas perdre en efficacité.

Je me redresse, consciente de la masse de travail qu’il me reste encore à accomplir, et viens m’asseoir à ma place habituelle au bureau réservé – de concert – à Alexandra. Comme la plupart du temps, la jeune femme est tout bonnement aux abonnés absents et ne reparaîtra surement en service qu’à la fin de la journée pour notre débriefing quotidien. Depuis quatre semaines que je suis ici je ne suis pas encore parvenue à savoir ce qu’elle pouvait bien faire de ses journées, ni avec qui elle les passait.

Je termine un coup de téléphone lorsque la porte de la salle des internes s’ouvre à nouveau, laissant entrer rapidement une longue blouse blanche sur une haute silhouette élancée. Je baisse le regard, espérant passer inaperçue tandis qu’Ethan vient prendre place sur l’un des bureaux les plus éloignés. J’en suis à me dire que je vais finalement pouvoir échapper à la corvée d’une discussion polie et amicale lorsqu’une voix s’élève dans l’air lourd d’un silence entendu :

— Est-ce que je peux savoir pourquoi tu étais avec Madame André ?

Réaction purement enfantine ou évident manque de discernement, je choisis d’ignorer la question, faisant mine d’être plongée dans l’étude de mon dossier. A ma grande surprise, le jeune homme pousse un long soupir en se tournant dans ma direction, visiblement bien décidé à insister cette fois-ci :

— Tu sais, même si tu ne me « supportes » pas, reprend-il en prenant soin d’appuyer sur ses mots malicieusement bien choisis, il va bien falloir qu’on se parle toi et moi vu que tu vas devoir travailler avec moi pendant les dix prochains mois au moins.

Pour la première fois, je daigne lever la tête afin de le dévisager. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le jeune homme semble sourire avec sincérité à mon intention. Je fronce les sourcils. Essayerait-il de désamorcer la situation ?

— Pourquoi t’intéresserais-tu subitement à ce que je fais au juste ? demandé-je avec une pointe de méfiance dans la voix.

— Je viens de te le dire : parce qu’on va devoir travailler ensemble pendant les dix prochains mois.

Je hausse les épaules. Je déteste sa suffisance et sa façon de répondre avec une telle « implacable » logique mais je dois reconnaître qu’il a raison et il faudra bien que je me rende à l’évidence : nous allons devoir apprendre à coopérer. Une vraie partie de plaisir…

— Que les choses soient bien claires : le fait que je te parle n’implique absolument pas que je t’apprécie.

— Je ne te demande pas de m’apprécier, fait-il remarquer en haussant les épaules, simplement de répondre à mes questions.

Je penche la tête sur le côté, déstabilisée par le brusque changement de ton du jeune homme.

— Rien ne m’y oblige.

— Je suis interne en médecine, insiste-t-il.

— Et alors ?

Il semble légèrement vexé. Je pousse un long soupir.

— Pour répondre quand même à ta question : je ne faisais que mon travail.

— Qui consiste en ?

Je fais la moue.

— Qui consiste en m’occuper de ce pour quoi je suis le plus douée, dis-je en refermant l’écran de mon ordinateur portable, c’est-à-dire les traitements des patients. Tu vois, chacun à sa place. Maintenant, excuse-moi mais j’ai pas mal de travail à terminer et ça risque d’être dur si tu continues à me poser toutes ces questions stupides.

J’adresse à Ethan un sourire poli, attrape mes affaires et sors de la salle. Il n’y a décidément rien à faire, je ne supporte pas ce type…

***

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