[2] Je t'aime, moi non plus (7/7)

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[7.]

Samedi,

Je ne parviens à me tirer du sommeil qu'à onze heures passées le lendemain matin. Je suis presque immédiatement assaillie par un affreux mal de crâne, sans doute à cause du mélange d'alcool et de fatigue de la veille. Je grimace, vaseuse.

Après avoir péniblement écarté les couvertures de mon lit, je m'étire et me lève, quittant à contrecœur la douce chaleur de mes draps. Mais à peine ai-je posé un pied sur le sol froid de ma chambre que je sens à nouveau mon estomac se soulever. Quelle horreur… Je dois fermer les yeux, prenant soin d’inspirer et expirer profondément pour que mon corps entier se décontracte enfin.

Lorsque j’ouvre la porte de la petite pièce, je suis brutalement assaillie par la gigantesque vague lumineuse du soleil. Je grogne en fermant à demi les yeux, une main devant le visage.

— Bien dormi ?

— Oui, oui, grommelé-je en plissant les paupières pour distinguer les traits de mon interlocuteur.

Bien entendu, ma mère est déjà clinquante dans sa jupe et son chemisier à fleurs du dimanche, les cheveux impeccablement bouclés sur ses frêles épaules, ses yeux verts surmontés d’un magnifique fard à paupières ambré et d’une bonne dose de mascara.

— Tant mieux, poursuit-elle sans me laisser le temps d'assimiler toutes les informations, on ne voulait pas te réveiller trop tôt mais ton père, ta sœur et moi partons chez les Bresson pour le déjeuner. Tu ne viens pas avec nous je suppose ?

Je grimace en secouant la tête. Les Bresson sont des amis de longue date de mes parents, un couple sans enfants particulièrement bavards et conceptuels et l'idée de devoir tenir l'une de leurs interminables discussions politiques ou scientifiques ne me branche pas plus que ça. D'autant que mon mal de crâne ne semble vouloir qu'empirer.

— C'est ce que je me disais, rétorque ma mère en fixant ses boucles d'oreilles. Tu trouveras de quoi te préparer à déjeuner dans le frigo. Tâche de ne pas toucher au jambon s'il te plaît, j'en ai besoin pour ce soir, ok ?

Je hoche à nouveau la tête. Le ton de ma mère est froid, distant, et je devine qu’elle ne me pardonne pas encore totalement le fait de ne pas m’avoir vu rentrer la veille au soir sans avoir de nouvelles. Je sais que cela a dû l’inquiéter, comme beaucoup d’autres choses, mais je ne suis pas d’humeur à essuyer un nouveau sermon en-dehors de mes heures de service à l’hôpital alors je réponds simplement :

— Bien maman.

Je trouve ma voix pâteuse et sourde, encore perdue dans les profondeurs de mes rêves alcoolisés.

— Chérie on y va ?

La voix de mon père résonne affreusement dans le long couloir baigné de lumière. Je frissonne en grimaçant à nouveau, une main sur mon crâne.

— Ah, tu es réveillée ?

Je ne parviens pas à savoir si la chose le surprend ou le soulage.

— Cool ! s'empresse en revanche de s'exclamer ma petite sœur dont les desseins sont plus que perceptibles. Tu vas pouvoir venir alors !

Je sais que déjeuner avec les Bresson ne sera pas non plus pour elle une partie de plaisir mais je suis incapable de me résoudre à les accompagner. Je détourne mes yeux du regard bleu suppliant de ma sœur et fais la moue.

— Non, trop tard, me sauve ma mère en la coupant sèchement, l’air affolé. On va être en retard si on l'attend. Et puis, il n'y a qu'à voir sa tête pour comprendre qu'elle a besoin de repos.

Mon père sourit tristement tandis que les épaules de ma jeune sœur retombent d'abattement.

— Ce n'est pas juste ! plaide-t-elle d'une petite voix.

— Ce n'est pas juste mais c'est comme ça. Tout le monde en voiture et vite !

La voix de ma mère est sans appel. D'une main dans le dos, elle repousse ma sœur en direction du hall d'entrée.

— On essayera de ne pas rentrer trop tard, fait remarquer mon père - sans trop y croire visiblement -, passe une bonne journée.

— Merci papa, dis-je en étouffant un bâillement.

J'accompagne poliment mes parents jusqu'au seuil de la maison et regarde la voiture manœuvrer puis disparaître derrière l'épais portail de fer blanc. Une journée en solitaire... Je n'en demandais pas tant...

-

Allongée sur la chaise longue, je profite des rayons encore chauds du soleil malgré l’hiver approchant, ma dernière trouvaille littéraire posée sur mes genoux. J’ai beau adorer ce genre de romans en temps normal, je ne parviens pas à focaliser mon esprit sur la lecture. Mes pensées vagabondent dans le lointain, ressassant encore et toujours les mêmes mots échangés, les mêmes visages, les mêmes regards.

Je ferme les yeux, visualisant celui si sombre, si impénétrable, si dur et doux à la fois, qui me fascine tant. Vous vous ressemblez beaucoup tous les deux. Je crois qu’il essaie juste de t’éviter la même chose. Il tient à toi. Les paroles de Marine tournent et retournent dans ma tête. A-t-elle seulement raison ? Ethan essayerait-il réellement de me protéger ? Je secoue la tête. Impossible… Je n’arrive pas vraiment à y croire. Pourtant, j’ai l’horrible sensation que la jeune femme le connaît bien mieux que moi, et les conclusions logiques que je tire de cette idée me serrent le cœur. Je sens des larmes affluer au bord de mes yeux. Ethan et Marine ? Fort plausible… Le duo a dû se complaire dans leur sens si peu développé du social et de la relation humaine.

L’écran de mon téléphone portable s’illumine. Je rouvre les yeux en battant des paupières, intriguée. Le message vient de Jess.

Une balade ça te dit ? On se retrouve devant chez toi dans dix minutes ?

Je renifle afin de chasser les dernières traces d’angoisse et de tristesse qui m’étreignent la poitrine.

Avec grand plaisir ! J’ai besoin de me changer les idées

La réponse ne tarde pas à arriver.

Super alors ! J’enfile une paire de baskets et j’arrive !

Je souris, le cœur soudain plus léger. Voir Jess ne peut que me faire le plus grand bien…

-

Dix minutes plus tard et une paire de baskets enfilée, je ferme le portillon en fer blanc de la maison derrière moi. Jessica m’attend déjà dans la rue, un large sourire aux lèvres. Elle semble se porter à merveille, elle. Contrairement à moi…

La jeune femme tend ses bras en avant, un sourire ravissant étirant ses lèvres impeccablement glossées.

— Ma chérie ! s’exclame-t-elle en accourant dans ma direction pour me recueillir au cœur d’une étreinte qui me surprend. Comment tu vas ? Tu as l’air fatiguée !

Jess s’écarte afin de m’évaluer plus en détails. Ses yeux noisettes soulignés d’eye-liner se plissent d’inquiétude. Elle a lissé ses cheveux et semble avoir profité de sa semaine de vacances pour se refaire un teint halé splendide.

— J’ai l’impression que ça fait une éternité que je ne t’ai pas vu et comment je te retrouve ? Avec une tête de cadavre cerné et anxieux ! Y a pas à dire, l’externat te réussit ma belle !

Je ris, entraînée malgré moi par sa bonne humeur contagieuse. Elle sourit à son tour.

— Allez, viens ! Allons marcher un peu que tu me racontes tout ça. Je veux tout savoir ! Tout ! Et dans les moindres détails !

— Il va falloir marcher pendant des heures alors ! plaisanté-je maladroitement, peu enthousiaste à l’idée de devoir à nouveau ressasser les évènements de ces dernières semaines.

Jessica doit percevoir mes réticences car elle se contente de hausser les épaules, glissant un bras sous le mien pour m’entraîner près d’elle.

— Je devrais pouvoir tenir le rythme.

Nous traversons ainsi – bras dessus, bras dessous - plusieurs rues du village en saluant d’un signe de tête les quelques promeneurs du jour jusqu’aux frontières des derniers jardins avant de bifurquer sur un mince sentier poussiéreux et caillouteux serpentant à travers la pinède sèche et jaunie si caractéristique de la garrigue. Profitant du calme ambiant, j’inspire et expire profondément, remplissant mes poumons de cet air si frais et si agréable à chaque foulée. Les derniers chants d’automne des oiseaux résonnent tout autour de nous, la petite brise fraîche du début de l’hiver s’est levée pour venir souffler dans nos cheveux, les derniers rayons du soleil caressent notre peau à travers les feuillages épars. Je ferme les yeux. C’est si bon…

Je ne suis pas encore prête à briser cette bulle de quiétude. Et Jess le sait. Le sent. Elle n’insiste pas. Elle est seulement là, présente et cela me suffit. Sa silhouette avançant à mes côtés est la seule chose qu’il me faut en cet instant. La savoir près de moi m’apaise et soulage mon cœur de tous ses maux.

Je prends une profonde inspiration. Je devrais tout lui raconter. Absolument tout. Dans le moindre détail. Le comportement odieux et méfiant du cardiologue du secteur A depuis mon premier jour dans le service, l’ambiguïté d’Ethan, les confidences de Marine, la pression des patients… Tout. Mais j’en suis incapable. Je ne peux pas. Pas encore. Pas maintenant. Sans doute parce qu’au fond de moi je garde encore l’infime espoir que tout peut s’arranger, que je peux trouver une solution et changer le cours des choses.

— Je t’ai connu plus bavarde dis-moi…

La voix de Jessica brise le silence autour de nous. Je souris tristement à son intention.

— Rassure-moi : ils ne t’ont quand même pas encore coupé la langue, si ?

Nous pouffons comme deux gamines.

— Non ! Bien sûr que non ! dis-je en secouant la tête, c’est juste que…

La fin de ma phrase reste bloquée. Je lève les yeux en direction de la fin du sentier. Un peu plus loin, juste devant nous, la pinède laisse brutalement place à un immense plateau de roches et de sable, surplombant une vaste plaine en contrebas. Une vaste plaine sur laquelle s’étend une ville. Une ville, et un hôpital. Un point minuscule presque invisible mais pourtant déjà bien trop présent à mon goût.

Je sens mon cœur se serrer au fond de ma poitrine.

— Juste que quoi ? s’enquiert Jess avec douceur.

Je sens à nouveau des larmes affluer au coin de mes yeux. Je renifle avec inélégance.

— Juste que je ne suis pas prête…

Un sourire triste étire les lèvres pulpeuses de la jeune femme. Sans un mot, elle vient entourer mon buste de ses bras, sa tête posée sur mon épaule. Elle sent le parfum à la rose, comme chaque fois. Un parfum délicat, fort et entêtant. Comme celui d’Ethan la veille au soir.

— Tu ne devrais pas t’en faire, murmure la jeune femme, je suis sûre que ça va s’améliorer. Tu es forte. Et tenace [Je souris]. Tu vas leur montrer de quoi tu es capable. Montre-leur qui tu es ! Montre-leur donc la lionne en toi !

Je ris.

— Pour l’instant je n’ai encore l’impression que d’être un chaton maladroit et un peu perdue, avoué-je, penaude.

— Ne sois pas un chaton ! me sermonne Jess. Sois une lionne je t’ai dit !

La jeune femme me chatouille gentiment les côtes et je dois me couler hors de son étreinte pour ne pas me retrouver assise sur le sol. C’est le moment que choisit mon portable pour vibrer. Un message, surement mes parents. Je consulte l’écran. Le numéro est inconnu. Je fronce les sourcils. Le texte a l’air long. Et en lisant les premières lignes, je comprends rapidement qu’il ne m’est visiblement pas destiné…

***

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