[3] La lionne en moi (4/7)

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[4.]

Tout en terminant de rentrer une partie de mes données de consultations sur l’un des ordinateurs de la salle des internes désertée à cette heure, je tente de m’efforcer à rester concentrée sur tout le travail que je dois encore terminer avant ma pause déjeuner pour ne pas repenser à cette fichue discussion avec Ethan. Je refuse de l’avouer mais je suis terrifiée. Terriblement et atrocement terrifiée. Jamais encore je n’avais osé lui parler de la sorte ou même lui répondre comme ceci et je suis quasiment sûre tout à coup d’avoir commis la plus grosse erreur de toute mon existence…

Ce stupide élan de supériorité… Quelle idiotie… Je déglutis péniblement. J’ai les doigts qui tremblent légèrement sur le clavier de l’ordinateur. Je fais jouer mécaniquement mes articulations en prenant soin de m’assurer que personne ne s’apprête à rentrer dans la pièce. Je passerai clairement pour une mauviette. Mais heureusement je suis seule. Bel et bien seule. Tant mieux ! Malgré tous mes efforts, je ne peux m’empêcher de ressasser dans mon coin. Comment Ethan va-t-il réagir ? Si je ne le connaissais pas aussi bien maintenant, je me serais sans doute prise à espérer qu’il ne m’en tienne pas rigueur et se contente de mettre ça sur le coup de la fatigue ou de l’anxiété, mais nous savons tous les deux que ma réaction n’avait rien à voir avec ça et je suis certaine qu’Ethan n’est pas du genre à laisser passer un truc pareil. Alors oui, en effet, tu ne peux que t’attendre au pire de sa part… me chuchote ma conscience avec un horrible sourire démoniaque.

Sans que je ne m’en sois rendue compte, mon pied s’est mis à battre le sol avec ferveur. Je me mords la lèvre inférieure en plongeant mon visage entre mes mains. Bordel de merde, pourquoi donc ai-je fait un truc pareil ? Un truc aussi stupide ? Je consulte la petite horloge ronde flanquée au-dessus de la porte d’accès. A croire que le temps est vraiment d’une importance capitale ici. Midi. La visite médicale s’apprête donc à toucher à sa fin. Ce n’est plus qu’une question de temps… Une question de temps avant que la salle ne soit à nouveau submergée d’internes bavards et pressés de partir déjeuner. Une question de temps avant qu’il ne refasse son apparition dans cette pièce. Une question de temps avant que je ne doive m’expliquer.

Je tressaille. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ? Je ne suis absolument pas prête pour ça ! Je suis totalement terrifiée et plus j’y réfléchis, moins je ne trouve d’excuses tangibles à mon comportement. J’ai l’impression d’étouffer. Il me faut de l’air. Il faut que je m’extirpe de là et le plus vite possible avant qu’il ne soit trop tard. J’attrape donc rapidement mon carnet de notes et deux stylos et je fourre le tout dans la poche de ma blouse avant de me glisser souplement à travers l’encadrement de la porte.

Comme à chaque pause déjeuner, le hall du service est au comble de son effervescence, le moment idéal pour me faufiler incognito jusqu’aux portes automatiques fermant l’accès au secteur A. Tout en retranscrivant une partie des informations de la dernière patiente de la matinée – une certaine Madame Howling –, le nez plongé dans les graffitis de mon carnet, je laisse mon esprit vagabonder à nouveau. Un brusque éclat de rire me tire hors de mes pensées. Je redresse la tête, surprise. La visite médicale est terminée et la petite cohue d’externes du jour s’apprêtent à quitter le secteur de manière visiblement enjouée ce jour-là. L’un d’entre eux m’adresse un signe de la main et je crois reconnaître « Monsieur Je-sais-tout » alors je lui adresse un sourire timide et poli. Il sourit à son tour avant de reporter son attention sur son voisin dans une discussion très animée.

— On se laisse attendrir ?

Je sursaute en sentant mon cœur se serrer au fond de ma poitrine. Alors voilà, nous y sommes… Je ferme les yeux en pinçant les lèvres.

— Pas du tout.

Ma voix n’est qu’un murmure. Mes pensées s’agitent en tous sens à la recherche désespérée d’une issue de secours alternative. Ethan hausse les épaules.

— Il n’y aurait pourtant pas de mal. Nous sommes médecins, pas des monstres non plus.

Je lui jette un regard hébété. Sérieusement ? Après tout ce que je lui ai balancé tout à l’heure, la seule chose dont voudrait là et maintenant me parler Ethan, c’est de mes choix en matière amoureux ? Je suis subjuguée.

— Euh… je… Je n’ai jamais dit ça ! finis-je par rétorquer. Ce n’est… simplement… pas mon style.

Je fronce les sourcils en reprenant la consultation de mon dossier. Tout bien réfléchi, je me demande si je n’aurais pas préféré que nous abordions plutôt le sujet de notre mésentente. Parler de ça avec Ethan a le don de me mettre vraiment mal à l’aise.

— Ah ? [Le jeune homme semble surpris] Et donc, quel est ton style ?

Un sourire en coin nait sur mes lèvres.

— Bien essayé.

Je referme le classeur de la patiente et me retourne pour adresser à Ethan un large sourire provocateur.

— J’ai du travail qui m’attend. On parlera de mes goûts et mes couleurs plus tard.

— C’est noté.

Ethan se redresse en me rendant mon sourire.

— Je n’hésiterai pas à te rappeler cette proposition.

Je sens mon visage se vider de toutes mes couleurs.

— Bon appétit Miss.

Je frissonne en sentant Ethan poser une main au creux de mes reins avant de s’éloigner en direction de la porte d’accès au secteur. Damn ! Les deux battants automatiques se referment dans son dos sans que je n’ai esquissé le moindre mouvement. Je suis décidément bien douée aujourd’hui pour m’attirer des ennuis…

-

Après avoir repris tant bien que mal mes esprits, je décide enfin de me diriger en direction de la dernière chambre à consulter avant ma « ô combien » tant désirée pause-déjeuner ! Du haut de ses quatre-vingt-neuf ans, Madame Suzanne Howling est l’une des patientes les plus âgées qu’il m’ait jusqu’ici été donné de consulter et je dois me préparer psychologiquement à un entretien difficile. Je note dans son dossier la présence d’une légère surdité, associée à un Alzheimer visiblement plus avancé et, surtout, un second accident cardiovasculaire de grande ampleur qui aurait pu mettre fin à sa vie quarante-huit heures auparavant. Un vrai bonheur…

Comme la plupart des autres patients du secteur à mon entrée, Madame Howling est allongée au centre du vaste lit médicalisé de l’hôpital, les yeux clos, le corps noyé dans une sorte de blouse blanche à pois noirs bien trop large pour sa frêle et grande silhouette sèche et décharnée. Elle fait peine à voir. Son visage blanc et ridé fait presque cadavérique à la lumière pourtant dorée du soleil. Ce qui semblait autrefois être une véritable masse de cheveux blancs et bouclés ne ressemble aujourd’hui plus qu’à une faible tignasse terne et grisonnante retombant mollement sur une poitrine si osseuse qu’elle ne parait plus pouvoir se soulever que grâce à l’énorme tube faisant le lien entre le nez de la patiente et l’oxygène placée à ses côtés. Je ne peux retenir un frisson en pénétrant dans la pièce. Si le moniteur n’émettait pas les faibles « bips-bips » caractéristiques de la fonction cardiaque de la patiente, on se croirait presque dans une chambre mortuaire. C’est terrifiant.

— Madame Howling ? appelé-je doucement. Madame Howling, vous m’entendez ? Je peux entrer ?

Ouvrant à peine les paupières, la vieille femme tourne son visage exsangue dans ma direction. Même ses yeux semblent avoir perdus leur éclat de vie. Un nouveau frisson me parcourt l’échine. C’est comme parler à la Emily de Tim Burton, songé-je pour me rassurer. Mais cela aurait sans doute mieux fonctionné si j’avais su choisir un dessin animé que j’appréciais réellement.

— Est-ce que vous comprenez ce que je dis Madame Howling ?

Un long silence uniquement ponctué des « bips-bips » réguliers du monitoring et des râles de la patiente me répond. Je déglutis. Bon… Le son du monitoring accélère soudain. Je jette un œil à l’électrocardiogramme en temps réel de la patiente. Bien entendu, je ne suis pas foutue de savoir lire ces choses-là mais la courbe constante qui s’y dessine semble tout ce qu’il y a de plus normal donc je décide qu’il ne doit sans doute rien y avoir d’alarmant, une simple montée tensionnelle isolée, d’autant que le moniteur revient presque aussi rapidement à un ensemble de valeurs cohérentes.

Le corps de la patiente se soulève afin de laisser échapper une faible toux quinteuse. Je m’avance prudemment vers elle, sur la défensive.

— Vous allez bien Madame Howling ? Je me présente, je suis Laura Miller, l’externe en pharmacie. Je viens pour faire le point avec vous sur vos traitements.

La patiente secoue la tête, les yeux larmoyants, comme une enfant attristée. Je suis surprise.

— Non ? répété-je, hébétée.

J’aimerais pouvoir éclaircir la situation mais le « bipbip » du monitoring prend à nouveau une drôle d’ampleur, accélérant également cette fois-ci le nombre de schémas à l’écran. J’observe à nouveau l’électrocardiogramme en fronçant les sourcils. Quelque chose ne va pas, je le sens… Son pouls ne devrait pas être aussi rapide…

— Madame Howling, répété-je le plus doucement possible à la patiente afin de ne pas laisser entrevoir l’élan de panique qui commence à me gagner petit à petit, pourquoi non ? Vous ne le connaissez pas ? Ce n’est pas vous qui gérez vos traitements peut-être ?

La patiente secoue à nouveau la tête, ouvrant ses lèvres en un nouveau « non » silencieux. Le « bipbip » s’amplifie encore, les tracés à l’écran se mouvant en de nouvelles formes inégales. Bordel de merde… Je devrais sans doute appeler quelqu’un ou appuyer sur le bouton d’urgence…

— Madame Howling vous allez bien ? demandé-je en fronçant les sourcils.

Le regard vitreux que me lance la vieille femme finit de m’achever. Putain de merde ! Elle va faire un arrêt ! La porte de la chambre s’ouvre à la volée à l’instant même où mes doigts s’apprêtent à effleurer l’énorme bouton pressoir rouge, laissant rentrer une Marine sur les starting-blocks.

— Madame Howling, vous m’entendez ? s’époumone la jeune femme avec un calme pourtant étonnant.

Ignorant ma présence au chevet de la patiente, elle s’approche à son tour et enfile son stéthoscope qu’elle promène quelques instants sur la peau décharnée de la vieille femme.

— Tu ne voyais pas qu’elle n’allait pas bien ?

Je me fige devant le ton dur et froid de l’interne.

— Quoi ? répliqué-je en fronçant les sourcils à l’intention de mon interlocutrice, bien sûr que si mais…

— Alors pourquoi n’as-tu appelé ?!

Je suis surprise en constatant que Marine hurle réellement cette fois-ci et je sens un long frisson me parcourir des pieds à la tête. Je bafouille, totalement abasourdie.

— Mais je… attends… tu…

— Putain mais quelle…

Marine se retourne brusquement en direction de l’infirmière à peine entrée, un chariot entre les mains, et lui distribue quelques ordres à la volée. Je reste clouée sur place, incapable d’esquisser le moindre geste.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

Bien sûr, il ne manquait plus que lui pour parfaire la situation… Ethan pénètre à son tour à grands pas dans la pièce. Sans lui accorder le moindre regard, Marine s’empare d’une série d’instruments avant de revenir près du lit.

— Bouge ! m’ordonne-t-elle avec froideur.

J’obéis en passant une langue râpeuse sur mes lèvres et viens prendre place près d’Ethan, les mains nerveusement croisées dans mon dos. Le regard conciliant que me lance le jeune homme m’arrache un nouveau frisson.

— Tachycardie ventriculaire, reprend finalement Marine à l’intention du jeune homme, mais j’ai déjà fait ce qu’il faut, ne t’inquiète pas. Mais si on avait des externes un peu plus réactifs…

Je fronce les sourcils. Je dois me retenir de toutes mes forces pour ne pas hurler ou éclater en sanglots. Ethan doit ressentir ma douleur car il pivote sur lui-même pour m’adresser un sourire apaisant.

— Tu sais que dans l’état dans lequel elle est tu ne pourras pas finir ton entretien hein ?

J’observe le sourire du jeune homme et une bouffée de colère m’envahit. Sérieusement ? La patiente était sur le point de faire un arrêt et tout ce qu’il trouve à faire, c’est plaisanter avec moi ? Je serre les poings.

— Je ne trouve pas ça drôle Ethan ! Bien sûr que je le sais ! répliqué-je d’un ton cinglant. Je ne suis pas stupide merci.

Le jeune homme semble légèrement déboussolé par ma réaction et je dois dire que je me surprends moi-même. Néanmoins, décidant que c’est de bonne guerre, je pivote sur mes talons pour sortir de la pièce, les laissant gérer seuls ce qui relève de leur métier. Chacun à sa place et les moutons n’en seront que mieux gardés, n’est-ce pas un célèbre adage ? Un adage qui me semble tout à fait approprié finalement.

Je suis à peine sortie de la chambre que je fuis dans le couloir au pas de course, bien trop pressée de quitter ces lieux étouffants, sentant mon cœur battre à tout rompre au fond de ma poitrine. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que les larmes qui ne menacent au coin de mes yeux clairs ne se mettent à couler le long de mon visage et ne fasse presque aussitôt dégouliner la couche de mascara noir autour de mes cils. Et je ne veux pas qu’il voit ça. Pas lui. Pas maintenant.

J’essuie précipitamment mes joues tout en dévalant quatre à quatre les marches de l’escalier dérobé, ignorant délibérément les regards étonnés des hommes et femmes en blouse blanche que je croise. Je repousse de toutes mes forces un premier battant, puis un second. Ce n’est que lorsque je parviens enfin à me couler de justesse entre les deux portes en acier de l’ascenseur descendant au sous-sol de l’hôpital que je décide de laisser enfin libre court à mes larmes, seule, meurtrie et dépassée.

***

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