[4] Prends garde... (2/7)
[2.]
Samedi,
J’ai beau y réfléchir encore et encore, je ne comprends toujours pas comment j’ai bien pu en arriver là… Comment je peux me retrouver à déambuler seule dans ce foutu secteur de cardiologie - d’ailleurs totalement désert - alors que je pourrais – et que je devrais sans doute - être tranquillement lovée dans mon plaid sur le canapé du salon, un chocolat chaud entre les mains à écouter ma sœur me réciter pour la millième fois le tracé du parcours qu’elle connait pourtant par cœur pour le lendemain. Le concours… Repenser à la simple idée que je puisse louper ce jour aussi important pour ma jeune sœur me fend le cœur, mais, que je le veuille ou non, je n’ai plus vraiment le choix : je me suis engagée et un engagement – même auprès de cette vipère de Linois – doit être tenu selon mes parents. Donc je m’y tiendrais. Et même si cela doit me coûter ma bonne humeur du jour…
Neuf heures sonnent quelque part dans le long couloir en L du service du CHU interrompant brièvement l’étrange silence baignant les lieux. Je frissonne. C’est dingue comme ce couloir peut être flippant, loin de l’agitation quotidienne de la semaine. On se croirait presque à la morgue tant le calme plat qui règne dans le couloir semble mortuaire. Un mutisme d’ailleurs simplement entrecoupé par les paroles hachurées des feuilletons du matin qui s’échappent des quelques portes entrouvertes.
Je pousse un soupir mêlé de crainte et d’exaspération et me décide à faire encore quelques pas en direction du fond du couloir, très certainement dans l’espoir encore futile d’y trouver une âme charitable prête à m’indiquer la direction de la sortie la plus proche. J’ai beau me ressasser telle une litanie toutes les bonnes raisons qui m’ont poussées à accepter le challenge, une vague de désespoir commence petit à petit à étreindre ma poitrine à l’idée de devoir me résoudre à passer mon weekend en compagnie d’Ethan. Un Ethan d’ailleurs introuvable depuis mon arrivée.
Tout en rebroussant chemin en direction de la double porte fermant l’accès au service, je prends le temps de réfléchir. Je n’arrive pas encore à savoir ce qui m’agace le plus dans ce malheureux concours de circonstances – qui ne semble d’ailleurs pas vouloir jouer en ma faveur - : envisager un weekend en compagnie de l’interne le plus lunatique et railleur que je connaisse, ou ne pas le trouver du tout. Je n’ai encore jamais fait de gardes de toute ma petite et misérable existence mais, plus les minutes s’écoulent autour de moi et plus ma certitude de parvenir à en apprécier les bons côtés s’estompe.
Je m’apprête à traverser une nouvelle fois le couloir du secteur B dans toute sa longueur à la recherche de mon partenaire forcé lorsqu’une porte s’ouvre brusquement à mes côtés, laissant émerger la silhouette grande et longiligne d’un infirmer que je n’avais encore jusqu’ici jamais vu dans ce couloir. L’homme m’observe brièvement de ses grands yeux intrigués, aussi sombres que la couleur de sa peau, avant de replonger dans l’écriture d’un sms sur l’écran d’un IPhone visiblement dernier cri. Je retiens un soupir… de quoi au juste ? De soulagement ? De dépit ? Sans que je ne m’en rende compte, mon cœur s’est brusquement mis à battre plus fort au fond de ma poitrine. Mais qu’est-ce qui te prend Laura ? me sermonné-je en pivotant sur moi-même pour reprendre mon chemin, désormais sûre et certaine de ne pas trouver Ethan dans le service. Redescends sur Terre !
Devant moi, le quadragénaire s’éloigne sans me prêter plus d’attention. Je le regarde appuyer fermement sur l’interrupteur commandant l’ouverture de la double porte lorsque l’éclair d’une illumination jaillit au fond de mon pauvre cerveau encore embué par mon manque de sommeil.
— Excuse-moi…
Pendant quelques secondes, je crains de ne pas avoir été entendue et je trottine rapidement dans sa direction afin de me couler de justesse entre les deux portes automatiques s’apprêtant à se fermer. L’homme continue de fixer son téléphone, faisant défiler plusieurs messages de son pouce.
— Pardon… EXCUSE-MOI !
Je ne sais pas si mon brusque haussement de ton y est vraiment pour quelque chose mais l’infirmier daigne enfin lever la tête, quittant la contemplation de son téléphone pour me dévisager à nouveau. Je pose mes mains sur mes hanches en retenant un soupir agacé. Pourquoi se sentent-ils tous obligés de me snober de la sorte ? Ça pourrait presque devenir blessant à la longue ! Après tout, moi aussi je porte une blouse ! Même si je dois reconnaître que cette dernière me sert davantage de « couverture » qu’autre chose.
Le regard de l’infirmier feint à nouveau l’étonnement tandis qu’il continue de me jauger de la tête aux pieds avec circonspection, attendant visiblement la suite de la conversation.
— Excuse-moi, reprends-je afin de paraître polie, est-ce que tu aurais vu Ethan par hasard ?
— Barbier ?
Les sourcils du quadragénaire se haussent de surprise. Essayant de ne pas paraître gênée par son étonnement, je hoche la tête. Je sens néanmoins mes joues s’échauffer sous les boucles de mes cheveux. L’infirmier brûle d’envie de me questionner, je le sais, je le sens, mais, au terme d’un long débat intérieur, il finit par se raviser, pour mon plus grand soulagement :
— Oui je l’ai vu. Pas plus tard que ce matin si c’est la question suivante que tu t’apprêtais à poser. Tu devrais pouvoir le trouver aux urges’ je pense. Comme la plupart du temps de toute façon.
Un étrange sourire en coin apparait sur le visage de l’infirmier et je pique un nouveau fard. Pense-t-il réellement que… ? Je n’ose même pas formuler la fin de ma pensée. L’idée m’arrache un nouveau frisson. Bordel, non ! Jamais ! Je secoue la tête afin de chasser l’idée au plus vite.
Le regard de l’infirmier plonge à nouveau sur l’écran de son téléphone portable et je comprends que je ne tirerai donc rien de plus de mon interlocuteur. J’ai presque envie de hurler. Les urges’ ? Vraiment ? Bon sang ! Cela l’aurait-il simplement emmerdé de me faire passer l’info ? Surtout après avoir « soi-disant » récupéré mon numéro de téléphone dans ce simple but ! Je lève les bras en l’air, exaspéré. Ma réaction semble à nouveau sortir l’infirmier de la contemplation de son téléphone.
— Pardon, m’excusé-je en bougonnant, je te remercie.
J’entends l’homme murmurer un « De rien » de circonstance tandis que je pivote sur mes talons pour m’éloigner à grands pas en direction des escaliers dérobés. Je n’ai aucune idée de la direction à suivre et je viens déjà de parcourir la moitié du couloir lorsque j’entends la voix de l’homme m’interpeller à nouveau :
— Si tu le croises en bas, est-ce que tu peux lui dire que les résultats de la treize sont tombés s’il te plaît ? J’ai besoin qu’il me check l’écho avant l’administration de la perf !
Sans me retourner, j’adresse à l’infirmier un pouce levé en guise d’assentiment. Je m’apprête à reprendre mon chemin lorsque ce dernier poursuit, goguenard :
— Oh, et, je serais toi, je prendrai plutôt l’escalier au fond du couloir à droite. Les urgences sont en bas du rez-de-chaussée.
J’inspire profondément en fermant les yeux. Bon sang que ce weekend promet d’être long…
-
Après avoir emprunté la porte conseillée par l’infirmier, je me retrouve à dégringoler quatre à quatre les marches en vieux lino séparant le palier numéro quatre du rez-de-chaussée. Par chance, la porte fermant l’accès à l’escalier dérobé ouvre sur un large panneau présentant un plan détaillé de l’hôpital aux couleurs criardes. J’ai beau suivre les instructions laissés par le « plan grand format » censé aider les visiteurs à s’y retrouver dans ce dédale de couloirs lugubres et éclairés de spots blanchâtres, je dois m’y reprendre à trois fois avant de parvenir enfin à dégotter le fameux couloir menant aux urgences.
Deux couloirs plus tard et plusieurs portes poussées au hasard, je franchis enfin le double battant fermant l’accès réservé au personnel. Contrairement au service de cardiologie, il règne dans les couloirs des urgences une effervescence indescriptible. Outre les gémissements des patients installés sur les nombreux brancards et les appels incessants des familles tracassées, infirmiers et aides-soignants s’activent un peu partout en transportant le matériel d’une pièce à l’autre, prenant le temps de poser ici et là un pansement, une perfusion ou un bandage dans l’attente d’un médecin. Je manque heurter de plein fouet un interne occupé à distribuer ses ordres à deux aides-soignantes et reçois un magistral « Tu ne peux pas faire attention ? » malgré le marmonnement de mes excuses.
Perdue au milieu de cet étrange tumulte de sons et de mouvements en tous sens, je me sens tout à coup à nouveau petite et insignifiante, pauvre petite externe noyée dans une vague bien trop grande pour qu’elle ne puisse la maîtriser. Prenant une profonde inspiration pour me redonner contenance, je jette un coup d’œil circulaire dans les couloirs afin de tenter de repérer mon acolyte – et responsable – du jour. Mais je constate rapidement que les nombreuses allées et venues de blouses blanches et d’uniformes bleus offrant un ballet incessant de brancards me rendent la chose plus difficile que prévue.
Tout en retenant donc un nouveau soupir d’exaspération, je décide de longer le couloir, repoussant de la main les quelques portes entrouvertes, découvrant des salles totalement vides. Personne. Je fais la moue, agacée, et me hisse sur la pointe des pieds en essayant de scruter le fond du vaste couloir. Un brancard me percute de plein fouet.
— Aïe ! protesté-je en me retournant pour foudroyer du regard l’importun.
— Tu es dans le passage. Bouge-toi !
Je ne suis presque pas surprise lorsque mon regard croise les deux prunelles aussi sombres que la nuit face à moi. Je meurs d’envie de répliquer face à sa mauvaise humeur, ayant également toute une liste de choses horripilantes à lui déballer, mais je préfère m’abstenir. La situation a l’air urgente, compte tenu de l’infirmier penché et occupé à ventiler le patient allongé sur les draps froissés du brancard. Nos règlements de comptes devront donc attendre.
Tout en massant mon dos endolori par le choc, je m’écarte légèrement. Ethan m’adresse un bref hochement de tête.
— On y va ! ordonne-t-il. On prend la salle à gauche, ok ?
Je regarde le brancard s’éloigner jusqu’à la salle inoccupée la plus proche, figée. Je ne suis pas médecin, ce n’est pas mon rôle. Les observer ne ferait que les gêner et je ne tiens pas à commencer mon tout premier weekend de garde comme le boulet attitré d’Ethan. Décidant de prendre mon mal en patience, je m’adosse donc au mur du couloir, observant les allers-et-venues face à moi.
Cinq minutes s’écoulent, puis dix, avec une extrême lenteur. Je lance un coup d’œil à la porte de la salle, légèrement entrouverte. Les ombres des infirmiers se dessinent contre le mur. J’ai le cœur qui bat la chamade au fond de ma poitrine, bercée par l’adrénaline pulsant dans mes veines. C’est comme si quelqu’un – ou quelque chose – m’appelait. Comme une abeille affriolant le miel, je me sens irrémédiablement attirée, absorbée. Je veux aller voir. Juste un coup d’œil. Cela n’engage à rien.
— Il faut que j’aille voir, murmuré-je.
Prenant mon courage à deux mains, je m’approche prudemment. Je comprends trop tard qu’il aurait certainement mieux valu que je reste à attendre le plus loin possible de ce maudit couloir. Et d’un Ethan au bord de la crise de nerfs.
— Ethan, est-ce que tu…
Je regrette presque immédiatement ma petite voix fluette. J’ai à peine poussé le battant pour me glisser dans l’encadrement de la porte que le regard d’Ethan me glace sur place. La sirène stridente du moniteur agresse mes sens à m’en fendre le crâne. Un arrêt. Le patient est en arrêt !
— Euh… je…
Je passe une langue rêche sur ma lèvre inférieure. Je ne peux pas gérer ça ! Tu n’es pas médecin !
— Pardon… Excusez-moi…
Je m’apprête à faire demi-tour pour me faufiler hors de la pièce et loin de toute cette agitation lorsque la voix dure et froide d’Ethan résonne tout à coup :
— Tu comptes venir m’aider oui ou non ?
Je cesse tout mouvement, glacée d’horreur. Les images de terribles souvenirs m’assaillent brusquement. Je les repousse d’un vague geste de la main dans l’air, sentant mon cœur battre à tout rompre au fond de ma poitrine. Non. Je ne peux pas. Sans paraître perdre le compte du nombre de pressions nécessaires au massage cardiaque du patient, je vois l’infirmier lancer un coup d’œil dans ma direction. Un long frisson me parcourt l’échine.
— Ethan, je…
Je me sens soudain totalement paralysée par le stress.
— Je t’ai posé une question ! aboie Ethan depuis le lit, le stéthoscope posé sur la poitrine du patient. Réponds-moi putain !
Pour la première fois, je parviens à tourner mon regard dans sa direction. Le sien est presque glacial, presque meurtrier. Mes mains se mettent à trembler.
— Euh je… bafouillé-je, prise de court.
Je suis incapable de former une phrase cohérente. C’est comme si toutes mes pensées s’étaient soudainement évaporées. Ethan lève les yeux au ciel avec humeur et s’approche pour m’écarter sans ménagement, ouvrant un à un les tiroirs du chariot de réanimation près de moi.
— Bien, je crois que j’ai ma réponse, annonce-t-il froidement. Maintenant, pousse-toi, on n’a pas besoin d’une empotée supplémentaire ici. Si tu n’es pas capable d’aider, tire-toi et remonte en service ! Tu seras sans doute plus utile qu’ici.
— Ethan, je…
— J’ai dit DEHORS !
Je sursaute devant l’excès de colère du jeune homme et fais un pas en arrière afin de prendre un peu de distance. Des larmes brûlantes inondent petit à petit mes joues sans que je ne puisse cesser de le fixer, atterrée par les propos durs et froids du jeune homme. De tous les mots et toutes les paroles que nous avons pu échanger, celles-ci sont sans aucun doute les plus cinglantes que j’ai pu entendre de lui. La tristesse qui étreint ma poitrine manque me faire suffoquer. Je me mords la lèvre pour ne pas laisser court à ma détresse mais trop tard… C’est comme si quelque chose venait de mourir au fond de moi.
Les épaules d’Ethan semblent s’affaisser. La colère sur son visage s’évanouit brusquement. Il fait un pas dans ma direction.
— Laura, je…
— NON !
Je secoue la tête en levant une main dans sa direction.
— Non, répété-je, plus doucement. Laisse-moi.
A travers ses yeux aussi noirs que la nuit, je crois entrevoir pour la première fois une émotion étrange, une émotion que je ne lui connaissais jusqu’ici pas : la tristesse.
D’un revers de manche, j’essuie les quelques larmes malencontreusement échappées.
— Ça suffit, murmuré-je pour qu’il soit le seul à l’entendre, j’en ai assez entendu.
Le visage d’Ethan semble tout à coup complètement désemparé, figé dans l’expression d’une attente fébrile et douloureuse.
— Ethan…
Le jeune homme détourne brusquement son regard afin de croiser celui de l’infirmier derrière lui, toujours affairé par le massage cardiaque. Quand ses yeux se reposent sur moi, je hoche la tête en guise d’assentiment et pivote sur mes talons pour sortir de la salle à grands pas. J’ai besoin d’encaisser le choc. Et d’être un peu seule.
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