[5] A la croisée des serments (3/7)
[3.]
A son retour en service, Alexandra choisit de ne pas me servir d’horribles discours maternels sur la nécessité vitale de bien s’alimenter – Dieu merci ! – et se contente de me distribuer quelques conseils pour l’après-midi. D’un commun accord, j’écope de toutes les visites du secteur A afin de laisser la jeune femme vaquer à ses autres – et nombreuses – occupations.
Après un bref débriefing sur les dernières entrées du weekend, je commence mes premiers tours de chambres avec méthode. Je dois me forcer à rester concentrée durant toute la durée des entretiens, ignorant difficilement les appels douloureux de mon estomac complètement vide et rendu aigri par le café mal dosé de la machine. Il ne me faut que deux petites heures pour couvrir presque toute l’étendue du service. Lorsque je consulte ma montre, le cadran affiche quatre heures. Parfait. Je finis par succomber et trouver un accord avec mon corps affaibli par la faim : plus que la patiente de la trois et je me concèderai une petite pause « goûter ». Après tout, je l’ai plutôt bien méritée…
Approchant de la porte close, je toque une première fois contre le battant. Aucune réponse ne me parvient. Soit, les personnes âgées sont de toute façon le plus souvent en grande partie sourdes alors… Je prends le temps de frapper une seconde fois. Pas de réponse. Je fronce les sourcils. Une troisième fois. Toujours rien. Je sens mon pouls s’accélérer sous ma peau. Les souvenirs de ma dernière mauvaise expérience avec les patientes mal en point me reviennent brutalement en mémoire. Peut-être devrais-je tout de suite appeler quelqu’un afin d’éviter de me retrouver à nouveau dans une telle situation…
J’observe méthodiquement les lieux. Mise à part les trois infirmières en faction derrière leurs bureaux, il n’y a personne dans le secteur. Aucune trace de médecins ou d’internes. Pas même d’un Ethan aux sourcils froncés et d’humeur massacrante. Dommage… Pour une fois que sa présence m’aurait été bénéfique…
Je secoue la tête. Tant pis, il faudra bien que je me débrouille toute seule cette fois-ci. Inspirant profondément, j’appuie doucement sur la poignée de la porte pour l’ouvrir, le cœur battant à tout rompre au fond de ma poitrine.
— Madame Kezinski ? tenté-je d’une toute petite voix.
Je regrette presque instantanément mon geste. La scène qui se déroule devant moi a tous les atouts pour être qualifiée d’apocalyptique. Penché sur la patiente dont l’écran du monitoring affiche frénétiquement d’étranges ondes irrégulières, Hugo semble tenter un massage cardiaque, le souffle court.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demandé-je, tétanisée, à l’intention de l’interne.
— Referme cette putain de porte !
Une main claque bruyamment le battant dans mon dos. Je frissonne en reconnaissant la silhouette d’Ethan près de moi. Je ne l’avais clairement pas vu venir… Je le détaille rapidement de la tête aux pieds. De la sueur perle le long de ses tempes et de sa nuque. Il semble sur les nerfs. Les souvenirs de notre garde ensemble refont à nouveau surface. Je dois me forcer à inspirer profondément pour les chasser tout en gardant mon sang-froid :
— Ethan est-ce que tu peux m’expliquer ce que…
— Est-ce que tu peux aider ?
Je frissonne comme si je venais de recevoir un violent électrochoc. Mon regard plonge dans celui, noir et profond, de l’interne. La lueur qui traverse ses pupilles me rappelle douloureusement nos propos échangés lors de mon passage aux urgences. Je n’ai pas le droit de refaire la même erreur. Plus jamais. C’est en tout cas ce que je lui avais suggéré ce jour-là lorsqu’il m’avait retrouvée, en larmes et les poings bleuis par les coups, dans l’air hivernal glacé.
Je détourne brusquement le regard. Balançant mes affaires au hasard sur la première chaise à ma portée, je retrousse mes manches en approchant du lit. La panique laisse place sur mon visage à un air faussement décidé.
— Oui. Dis-moi quoi faire.
Ethan semble soulagé. Le regard d’Hugo oscille rapidement entre moi et son camarade d’infortune, comme s’il cherchait à percer à jour le secret de notre soudaine capacité à coopérer. Ignorant les interrogations silencieuses de son acolyte, Ethan me fait un signe de la tête en direction d’un pan de mur.
— Parfait. Va jusqu’au chariot, je vais te guider.
Je m’exécute rapidement.
— Tu vois le deuxième tiroir ? [Je hoche la tête] Ouvre-le et sors-moi une seringue, des compresses et le premier flacon que tu trouves. C’est bon ?
Les mains légèrement fébriles, j’entreprends de fouiller le tiroir comble. Tout y semble sens dessus dessous.
— C’est bon ? insiste Ethan.
— Oui, oui, attends… chuchoté-je en mettant enfin la main sur le flacon tant recherché. Je fais ce que je peux.
Je pivote afin de lui ramener le matériel.
— Super, merci.
Je regarde Ethan remplir fébrilement la seringue. Il doit s’y reprendre à deux fois afin de chasser la petite bulle récalcitrante en bout d’aiguille. C’est la première fois que je vois l’interne trembler. Bordel de merde ! Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer ici ?!
La seringue enfin armée, Ethan lance un coup d’œil en direction d’Hugo dont les comptes semblent s’être définitivement envolés au profit d’un massage stéréotypé par l’angoisse.
— J’injecte l’adré.
Le jeune homme hoche la tête. Ethan approche l’aiguille du bras de la patiente, s’apprêtant à injecter le contenu de la seringue dans son corps, lorsque la porte s’ouvre violemment dans notre dos. Je me retourne juste à temps pour voir une infirmière affolée et un Linois, plus que furieux, faire irruption dans la pièce. Ethan et Hugo stoppent subitement leurs gestes. Je me fige à mon tour de terreur en croisant les prunelles sombres du cardiologue.
— Putain de merde mais qu’est-ce que vous nous foutez tous les trois ?
Avec un pas vif et concentré, le médecin s’avance dans notre direction, posant immédiatement son stéthoscope sur la poitrine de la patiente. Je m’écarte pour lui laisser un peu plus de place. Avec un bref contrôle oculaire sur l’écran du monitoring, il prend le pouls de la patiente.
— Depuis combien de temps est-elle en arrêt ?
— Cinq minutes tout au plus, annonce Ethan d’une voix anormalement calme. Je viens de lui passer de l’adré.
— Parfait, on la déchoque !
Un geste du docteur Linois à son intention et l’infirmière à mes côtés s’empresse de disparaître en quête du matériel nécessaire. A peine quelques secondes plus tard, je vois les doigts d’Hugo s’appliquer à disposer les patchs d’électrodes sur le thorax dénudé de la patiente dont le monitoring ne semble pas avoir bougé d’un iota depuis mon arrivée.
— Chargez !
Ethan appuie rapidement sur quelques boutons. L’appareil émet un bruit sourd puis un léger déclic. L’écran s’illumine de vert. D’un signe de tête, l’interne confirme le chargement.
— Ecartez-vous !
Hugo s’exécute en levant les bras. Une décharge secoue brièvement le corps inerte de la patiente. Tous nos regards se tournent de concert en direction du monitoring à la recherche de la moindre évolution. Rien. Oh putain allez… Je me surprends à enfoncer mes ongles dans la paume de ma main pour canaliser la terreur qui me ronge. Hugo se précipite pour reprendre le massage.
— Chargez à nouveau.
Le regard du docteur Linois foudroie Ethan. Ce dernier hoche à nouveau la tête.
— Ecartez-vous.
Nouvelle secousse. Je me mords la lèvre inférieure en observant l’écran du monitoring. Allez… S’il vous plaît… Faites que… Bip. Bip. Bip. Le soulagement qui nous traverse Ethan, Hugo et moi nous vaut un énième regard courroucé du chef de secteur. Linois semble toujours furieux. Tout en pivotant avec une lenteur démesurée dans notre direction, il annonce, d’une voix glaciale :
— Je vous veux tous les trois, dans mon bureau. Immédiatement.
Je sens des larmes terrifiées affluer le long de mon visage. Comme s’il pouvait sentir mon désarroi, Ethan s’avance devant moi, faisant barrière de son corps face au médecin.
— Elle n’a rien fait Fred. Elle est arrivée après.
— J’ai dit : dans mon bureau, tout de suite !
Ethan se fige.
— Oui docteur.
Même si j’apprécie cet élan protecteur de la part d’Ethan, je dois me retenir de toutes mes forces de lui hurler dessus. Tout ça ne serait pas arrivé s’il n’avait pas été aussi attirant ! Aussi autoritaire ! Et certainement aussi si je n’avais pas été aussi amoureuse…
-
Comme la plupart des bureaux du service, celui que partage le docteur Linois avec le docteur Camille Courbel fait partie d’un ensemble de pièces en enfilade de petites tailles, presque trop exigus pour leurs deux imposants bureaux aux fauteuils de cuir molletonné et leur impressionnante armoire en acajou. Le seul point que je parviens à trouver agréable dans le minuscule espace dans lequel nous nous retrouvons cloisonnés tous ensemble Hugo, Ethan et moi, est la magnifique fenêtre avec vue plongeante sur les jardins intérieurs du CHU. Magnifique fenêtre devant laquelle se tient actuellement assis le responsable de la cardiologie du secteur A.
J’observe ses mains jointes posées sur le plat de son bureau en me dandinant d’un pied sur l’autre, troublée par l’anxiété, me refusant catégoriquement à lever le regard dans sa direction. Je n’en ai d’ailleurs pas besoin pour savoir que Linois nous détaille tour à tour avec circonspection, les yeux noirs de colère.
Depuis notre entrée dans le bureau, aucun de nous n’a encore trouvé le courage d’ouvrir la bouche pour expliquer la situation, veillant consciencieusement à attendre d’y être invités. Et puis, de toute façon, que pourrais-je bien avoir à expliquer ? songé-je. Je n’étais même pas là lorsque tout ça s’est produit ! Je n’ai fait qu’obéir aux ordres donnés par Ethan. Un Ethan nerveux et qui cherchait très certainement à couvrir son ami, me sermonné-je. Je n’ai peut-être pas vraiment eu de rôle prédominant à jouer dans toute cette histoire mais je dois me montrer solidaire envers les deux garçons. Je dois bien ça à Ethan…
Je lance un coup d’œil discret à Hugo. Loin de la prestance calme et glaciale de son voisin, ce dernier triture nerveusement ses doigts dans son dos. Une sueur glacée s’écoule le long de sa nuque. Je me mords la lèvre d’inquiétude. Je donnerai tout en cet instant pour pouvoir parler, le rassurer, lui affirmer que tout ceci n’était qu’une terrible erreur et que tout va bien se passer pour lui. Pour eux.
— Bien. Alors maintenant, dîtes-moi ce qu’il s’est passé.
Le regard du médecin semble avoir achevé son inspection silencieuse. Je reporte mon attention dans sa direction, ne sachant trop que dire. Du coin de l’œil, je vois Hugo chercher désespérément le regard d’Ethan. Je ne suis d’ailleurs pas surprise lorsque c’est finalement ce dernier qui prend la parole.
— La patiente se plaignait de douleurs constantes, annonce-t-il tranquillement – bien trop tranquillement à mon goût -. Comme la radio était un peu surmenée ce matin, on a décidé de lui administrer un peu de morphine le temps de…
— « On » ? Qui ça « on » ?
Bien que calme également, la voix du docteur Linois recèle lourdement de fureur. Ethan semble ennuyé par la question. Le médecin pousse un soupir agacé.
— Puisque vous ne semblez pas vouloir répondre, je vais reformuler ma question : qui a pris la décision d’administrer la morphine ? A qui était cette patiente ? Qui la surveillait ?
— Moi, finit par admettre Hugo d’une petite voix. C’est moi qui ait donné l’instruction pour la morphine. Mais ce n’était qu’une petite dose et…
— Et qui vous a supervisé ? Qui a donné son aval pour l’administration ?
Hugo s’interrompt brusquement, cherchant à nouveau le regard de son camarade mais les yeux d’Ethan se détournent, fixant tout à coup un point dans le vide. Je sens mon cœur se serrer au fond de ma poitrine. Oh putain, j’ai un mauvais pressentiment… Et mes pires craintes se confirment lorsque les lèvres d’Ethan s’ouvrent enfin pour attester :
— J’AI validé l’administration.
Je sens mon visage se vider de toutes ses couleurs. Bordel de merde… La colère qui semblait avoir jusqu’ici abandonné le docteur Linois refait violemment surface. Les poings du médecin se serrent de contrariété tandis que ses yeux reprennent une teinte orageuse.
— Sans le regard d’un sénior ? Vous n’avez pas demandé de second avis ?
Le silence inquiétant qui lui répond me glace le sang. Aïe, aïe, aïe… Je sais qu’Ethan et Hugo devraient répondre quelque chose, n’importe quoi, qu’ils devraient au moins essayer d’endiguer la tempête qui se prépare à s’abattre sur eux mais je suis incapable d’intervenir. J’ai bien conscience que tout ce que je pourrais dire ou faire en cet instant risquerait bien plus d’aggraver la situation déjà critique.
— REPONDEZ-MOI ! hurle le docteur Linois en frappant du plat de la main sur la surface lisse de son bureau, nous faisant tous les trois sursauter. Quel senior a revu le dossier de la patiente ?
Hugo déglutit péniblement. Il sent que les choses sont en train de leur échapper. Je serre discrètement mes doigts au cœur de la paume de ma main afin d’enrayer la peur qui me fige sur place.
— Tous…
Ethan fronce les sourcils en prenant une nouvelle inspiration.
— Les seniors étaient tous occupés. Nous n’avions pas beaucoup de temps et la patiente souffrait alors je me suis dit…
— Bordel de merde ! Il ne manquait plus que ça !
Le docteur Linois se laisse violemment retomber contre le dossier de son fauteuil, levant les bras au ciel en un nouvel accès coléreux.
— Mais qui m’a foutu une bande d’abrutis pareils ?! s’exclame-t-il, excédé.
— Le cas était simple, se défend Ethan, visiblement piqué par la remarque. Le dossier de la patiente ne mentionnait à aucun moment que…
— Mais on ne te demande pas de prendre des décisions Ethan ! Vous n’êtes que des internes bon sang ! Des putains d’I-N-T-E-R-N-E-S ! Une bande de gamins brailleurs, vantards et que je croyais assez intelligents pour ne pas prendre de décisions sans en faire part à leurs supérieurs ! Mais il faut bien que je me rende à l’évidence, vous êtes encore plus stupides que je ne le pensais. Vous n’êtes qu’une bande de dégénérés écervelés qui se pensent capable de prendre de grandes décisions et me mettent ensuite une patiente en arrêt ! Et tout ça à cause de quoi ? D’une décompensation respiratoire Ethan ! Une décompensation respiratoire qu’un sénior – eh oui ! – aurait facilement pu déceler en ne faisant simplement que lire le dossier de la patiente !
— Croyez-moi, je suis désolé que la patiente ait décompensée, poursuit Ethan sans paraître se démonter devant la colère froide du médecin, mais je le répète : tous les séniors étaient occupés et aucun d’eux n’a voulu se déranger alors on a agi comme on le pensait être juste !
— Mais quand est-ce que tu vas comprendre qu’on ne vous demande pas d’agir Ethan ! Aucun de vous n’est encore médecin, vous ne savez rien. Rien du tout. Vous n’êtes que des internes. Chaque traitement que vous décidez d’administrer, chaque décision que vous choisissez de prendre pour votre patient, chaque examen que vous souhaitez faire passer, tout doit être revu, contrôlé, supervisé…
— C’était tout bonnement impossi…
— Rien n’est impossible Ethan. Vos séniors sont là pour ça. Rien ne peut expliquer ce qu’il s’est passé aujourd’hui. Une erreur pareille n’aurait jamais dû être rendue possible puisque…
— Alors donnez-nous plus d’attention !
Je frissonne en ouvrant des yeux ronds. Hugo aussi semble se rapetisser devant l’élan de colère impromptu de l’interne. C’est la première fois que je vois Ethan sortir de ses gonds. Ses poings sont tellement serrés par la colère que je peux apercevoir le sang battre à la jointure blanchie de ses os. Je déglutis faiblement. Linois se recale sur son siège, comme brièvement stupéfait. Ses sourcils se froncent.
— Pardon ?
Le ton de sa voix a beau être calme, je sais qu’il est aussi dur et froid que la pierre. Et coupant comme la lame d’un scalpel. Ethan s’aventure sur une pente bien trop dangereuse et ses idées sont tellement déformées par la colère qu’il n’en a pas conscience. Instinctivement, j’avance discrètement une main en direction des siennes, croisées derrière son dos. Nos doigts s’effleurent. Je peux ressentir toute la chaleur de sa colère et de sa peur. Il frissonne. J’écarte ma main prestement mais ses doigts attrapent les miens pour les serrer entre les siens. Je ferme les yeux, tentant de calmer les battements de mon cœur afin d’apaiser le sien.
— J’ai dit…
Le jeune homme secoue la tête. Pendant un court instant, je me prends à espérer qu’il va simplement répondre un « non, rien, laissez tomber ». Mais après une nouvelle profonde inspiration, il reprend, plus tranquillement cette fois-ci :
— La plupart d’entre nous sait qu’à la sortie de la fac, il ne connait presque rien et qu’il a tout à apprendre. Mais c’est ça le problème : apprendre. Discuter, expliquer, interagir, superviser. C’est votre rôle. Quand on a eu besoin de vous tout à l’heure, quand on a eu besoin de l’aval d’un sénior, de l’avis d’un mentor, où étiez-vous tous, hein ?
Mon cœur loupe un autre battement. Je sens mon emprise sur les doigts d’Ethan se resserrer brusquement. Le pouce du jeune homme caresse quelques instants le dos de ma main. Il me lance un bref regard en coin, m’intimant de desserrer ma poigne. Je lui adresse un sourire d’excuses.
— Alors c’est ça ?
Un sourire étrange balaye le visage du médecin tandis qu’il se redresse sur son siège, comme soudain intéressé.
— C’est ce que tu penses ? Ce que vous pensez tous ? Que nous sommes de mauvais enseignants hein ?
L’homme passe son pouce sur son menton, réfléchissant. Par pitié, faites qu’il ne tienne pas compte des paroles d’Ethan, par pitié…
— Monsieur Barbier est en quatrième année et voilà que, quoi ? Monsieur pense pouvoir nous donner des conseils ? Ou, pire, des ordres ? Monsieur pense pouvoir nous remettre en question, nous, des médecins à presque dix années d’expérience ?
Mon sang se fige à nouveau. Le docteur Linois se lève de son siège, s’approche d’Ethan. Malgré le sang battant plus violemment ses tempes, le jeune homme ne bouge pas, soutenant sans ciller le regard pourtant meurtrier de son supérieur. Sa mâchoire se crispe tandis qu’il resserre inconsciemment sa poigne autour de ma main. Comme s’il n’avait pas remarqué quoi que ce soit, le chef de la cardiologie se contente de poursuivre, d’une voix lente et assurée :
— Mais figure-toi que tu n’es rien Ethan. Rien ni personne, ici, dans ce service. Rien. Et figure-toi que si je n’étais pas présent en service cet après-midi, c’était parce que j’étais occupé à superviser la pose du pacemaker d’une patiente que tu as envoyé en soins intensifs, tu te souviens ?
Je frissonne en lançant un regard implorant vers Ethan. La patiente de la garde… Le regard du jeune homme s’assombrit subitement.
— Alors, à l’avenir, avant de me donner des ordres Ethan, réfléchis-y à deux fois, tu veux ?
Quittant brusquement le duel silencieux établi entre les deux hommes, le regard du médecin se pose enfin dans ma direction. Je tente à mon tour de rester de marbre, en vain.
— Quant à toi, reprend-il tout en me désignant de l’index, crois-en bien que je ne manquerai pas d’informer tes supérieurs de tes actes.
— Elle n’a rien fait, réplique Ethan. Je vous l’ai déjà dit tout à l’heure : quand elle est arrivée dans la chambre, la patiente était déjà en arrêt. Je lui ai juste demandé le matériel pour l’injection d’adré.
— Cela ne change pas le fait qu’elle n’aurait même pas dû se trouver là. Elle ne devrait même pas être dans ce service ! Ni elle ni aucun autre ! On ne devrait pas autoriser des pharmaciens à empiéter sur notre rôle !
— Mais elle…
— Cela suffit ! Maintenant disparaissez ! Tous ! Et je ne veux plus entendre parler de vous avant la fin de la semaine, est-ce clair ?
D’un mouvement de tête unanime, Ethan et Hugo acquiescent à contrecœur. Je sens doucement la main d’Ethan lâcher la mienne. Les deux garçons pivotent de concert en direction de la sortie mais je suis incapable de les suivre. Je ne saurais dire pourquoi mais je suis tout bonnement incapable de bouger. Mes jambes refusent de me porter. Je reste donc plantée là, au milieu de la petite pièce, les yeux rivés sur la silhouette à nouveau assise du médecin. C’est comme si je ne contrôlais plus rien, plus aucun mouvement, plus aucune parole.
— Aucun élément dans le dossier de la patiente ne laissait présager qu’elle pouvait avoir des problèmes pulmonaires importants.
Le docteur Linois redresse la tête avec surprise. Dans mon dos, je sens toutes les têtes se tourner dans ma direction. Je déglutis péniblement alors que les sourcils du cardiologue se froncent.
— Il n’y avait rien dans les dossiers d’admission et le compte-rendu de mon appel à sa pharmacie ne mentionnait aucun traitement. Si vous avez le moindre doute à ce sujet, vous savez que vous pouvez y avoir accès. Il se trouve dans sa pochette. Avec l’ensemble de ses ordonnances. On ne pouvait donc pas prévoir sa réaction à la morphine.
Je lance un bref coup d’œil par-dessus mon épaule. Ethan me fait un signe négatif de la tête mais je décide de l’ignorer encore une fois et poursuis :
— Je sais que cela n’enlève rien au fait que l’aval d’un sénior aurait dû être demandé mais les garçons ont agi rapidement. Et dans le bien de la patiente. Rien ne laissait présager que la situation risquait de dégénérer et un sénior n’y aurait rien changé.
Décidant que mon discours touche à sa fin et avant de n’avoir à subir un nouvel accès de courroux, je pivote sur mes talons afin de sortir de la pièce avant de me raviser.
— Ah oui ! Au fait ! Vous pouvez en effet parler de moi à mes supérieurs. Cela ne changera rien de toute façon. Je ne suis personne moi non plus, rien, une simple pierre totalement inutile dans l’immense édifice du CHU et que je fasse ou non une erreur ne changerait rien. C’est ce qu’on m’a un jour dit alors… Allez-y, parlez donc de moi à mes supérieurs.
Je passe tranquillement l’encadrement de la porte du bureau essuyant le coin de mes yeux du revers de ma blouse devant un Ethan et un Hugo totalement démunis.
-
J’avance d’un bon pas sur le sol baigné par la lumière émanant des nombreuses et larges baies vitrées du corridor. J’espère mettre rapidement le plus de distance possible entre moi et ce maudit bureau mais j’ai à peine fait quelques pas dans le couloir que je sens une paire de mains solides m’attraper par la taille pour m’engager vers une bifurcation annexe. Je me tourne face à cette apparition importune en m’essuyant rageusement le bord des yeux.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Ethan ne semble même pas sourciller face à mon ton pourtant réprobateur.
— Bordel de merde ! Mais tu peux m’expliquer pourquoi tu as fait ça ? Tu n’es pas bien ou quoi ? Tu es consciente des risques que tu viens de prendre ?
— Je ne vois pas de quoi tu parles, réponds-je d’une voix aigre.
Le jeune homme fronce les sourcils.
— Bien sûr que si. Ne joue pas à ça avec moi, je te l’ai dit : je sais quand tu me mens.
Cette simple phrase me fait détourner le regard. Prononcée dans un tout autre contexte, elle avait produit en moi des sentiments bien différents de ceux qui me rongent actuellement. Je passe ma langue sur mes lèvres encore desséchées par l’angoisse.
— Si je ne le faisais pas, Linois vous aurait fait passer en conseil de discipline et vous auriez…
— Simplement écopé d’un blâme dans le pire des cas ! Mais un simple rappel à l’ordre aurait été le plus courant.
Ethan se redresse, soucieux.
— Dis-moi que tu ne lui as pas menti je t’en supplie ! Si jamais ça venait à se savoir…
— Non, tenté-je de le soulager en reniflant inélégamment, je ne lui ai pas menti si ça peut te rassurer,
Mais mon mensonge ne me convainc pas moi-même. Les épaules d’Ethan semblent s’affaisser. Je sais bien qu’il ne me croit pas vraiment, qu’il doute mais il a au moins la politesse de ne pas insister. Et tant mieux, car je ne suis pas vraiment en état d’argumenter face à lui là, maintenant.
— Tant mieux, souffle-t-il. Mais c’était quand même vraiment idiot de ta part de faire ça… Viens là.
Il tend les bras dans ma direction en une étreinte amicale. Je viens m’y blottir comme dans un cocon protecteur. Après toute la tension accumulée au sein de ce foutu entretien, entendre les battements sourds et réguliers de son cœur m’apaise. Sa respiration est calme, contrairement aux reniflements que je dois refouler à chaque instant face à la tristesse croissante qui menace. Sa main caresse doucement mon bras. J’inspire profondément en sentant l’agréable picotement parcourir ma peau. Je ferme les yeux, bien décidée à profiter de cet instant de faiblesse de notre part. De cette étreinte. De cette bulle de douceur.
Lorsque je rouvre mes paupières, je dois papillonner quelques secondes pour discerner les contours de l’aquarelle un peu floue devant moi. Je fronce les sourcils.
— La prochaine fois…
Le chuchotement d’Ethan contre mon oreille résonne au creux de mon cerveau embrumé.
— Attends, le coupé-je. Ethan, je… je ne me sens pas très bien.
— Oui, tu as bien raison de ne pas te sentir bien ! réplique le jeune homme en m’écartant pour me détailler à bout de bras. Après un truc aussi stupide…
— Non ! Non, tu ne comprends pas. Ça… ça tourne et…
Je sens mes jambes se dérober brusquement sous mon poids tandis que je tombe comme une vulgaire poupée de chiffon inanimée. La dernière chose que je vois est la silhouette d’Ethan se pencher vers moi afin de me rattraper au vol de justesse.
— Merde, reste avec moi !
Puis sa voix se perd dans les méandres de la nuit.
***
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