[5] A la croisée des serments (7/7)
[7.]
Le trajet se déroule sans encombre et nous passons le plus clair de nos trois heures de route à nous asticoter gentiment Tim et moi, au plus grand damne d’Ethan qui, malgré le déploiement de toute l’autorité dont il puisse faire preuve, ne parvient même pas à calmer nos chamailleries pendant plus d’une minute. Nous discutons de nombreux sujets et je découvre avec bonheur qu’au-delà de l’intérêt pour la médecine que nous partageons, les deux garçons ne sont finalement pas si différents de moi.
Lorsqu’enfin notre voiture prend place sur le parking poussiéreux de notre lieu de rendez-vous, Ethan pousse un long soupir de soulagement, la tête basculée en arrière contre l’appui-tête de son siège.
— Tu nous trouves insupportables à ce point ? le taquiné-je en venant poser ma tête sur le rebord de tissu, les mains de part et d’autre de ses épaules.
Le jeune homme pouffe devant la moue enfantine éclairant mon visage.
— Pire que des gosses sérieux… gémit-il en passant une main sur son visage fatigué.
Je m’apprête à répliquer lorsque trois coups frappés brusquement contre son carreau me font sursauter. Je me rejette rapidement en arrière. Derrière la vitre, un sourire radieux fend le visage de Claire, qui nous adresse à tous les trois un rapide signe de la main. Tim s’empresse de quitter le véhicule en ouvrant les bras autour de lui pour embrasser le paysage.
— Ah ! Si vous saviez comme c’est bon d’arriver vivant à destination les amis !
Ethan roule des yeux avant de s’extirper à son tour dans un soupir.
— Encore un mot à ce sujet et tu te trouveras un autre chauffeur pour le retour, l’entends-je railler à travers ma porte encore close.
Une voix féminine lui répond sans que je ne parvienne à comprendre ce qu’il se dit et alors que je pose la main sur la poignée afin de rejoindre également le petit groupe, la porte s’ouvre soudainement devant moi. Ethan s’accoude patiemment contre le battant, le regard rivé au mien, un sourire goguenard aux lèvres.
— Bon, on descend princesse ? On n’attend plus que toi.
Si en temps normal la remarque m’aurait certainement vexée, ma bonne humeur du jour a atteint un tel paroxysme que je décide de jouer le jeu. Dégageant mes pieds du véhicule, je prends le temps de m’étirer souplement avant de tendre une main en avant, dans l’expectative. La réaction interloquée d’Ethan fait rire Claire et Tim. Le jeune homme se renfrogne en tendant à son tour une main dans ma direction.
Avec un sourire suffisant, je prends appui sur son poignet pour me hisser hors de la banquette plutôt agréablement confortable de son véhicule mais le jeune homme me prend de vitesse, refermant ses doigts autour de mon poignet pour me tirer brutalement à lui. Je pousse un petit cri de surprise et trébuche sur le sol inégal. Je pique un fard lorsque mon corps atterri brutalement contre celui d’Ethan, les mains plaquées contre son torse. Les rires autour de nous s’intensifient. Je baisse la tête, incapable de croiser les prunelles amusées du jeune homme et m’écarte en m’excusant.
— Bon, vous n’avez pas bientôt fini de batifoler tous les deux ? s’agace soudainement Marine, les poings sur les hanches. Je vous rappelle qu’on a une réservation à tenir.
Derrière ses larges verres ronds, les yeux de l’interne luisent d’une étrange lueur peu amicale à notre encontre. Je replace une mèche égarée de mes cheveux derrière l’oreille et lui fais signe que je suis prête à suivre le mouvement. La jeune femme nous foudroie une dernière fois du regard avant de se détourner, nous invitant à la suivre d’un ton sec et cassant.
Nous descendons pendant plusieurs minutes un large chemin de poussière ocre jalonné de cailloux et de nids-de-poule – un véritable enfer pour les chevilles – et je dois me concentrer ardemment pour ne pas tomber à nouveau. Tim et Claire semblent les plus surexcités d’entre nous, se retenant visiblement de toutes leurs forces de sautiller sur place en battant des mains comme des enfants et je me dis qu’ils se sont finalement plutôt bien trouvés ces deux-là. A mes côtés, Ethan choisit de ne rien dire même si je peux sentir sa fougueuse envie de commenter la scène transpirer par chacun de ses pores. Maude, en revanche, est la plus silencieuse de nous tous, perdue dans des pensées inatteignables tandis qu’elle se contente de fermer la marche. J’aurais bien voulu prendre le temps de lui demander ce qui n’allait pas mais après quelques brefs échanges avec un homme d’une vingtaine d’années correspondant à la description typique du surfeur, Marine revient dans notre direction, l’air pensive.
— Le gars peut nous mettre à disposition trois canoës deux places.
Un concert de protestations s’élève en même temps des gorges d’Ethan et Tim.
— Désolé les gars mais il va vous falloir partager. Il n’y a plus assez d’embarcations une place pour nous tous. On va devoir faire des équipes de deux pour la descente.
Nous n’avons pas le temps de nous concerter que Claire s’empresse de lever la main avant d’annoncer :
— Je vais avec Tim.
Personne ne semble vraiment surpris par son choix. Personne, sauf Timothée. Ce dernier échange un rapide regard avec Ethan.
— Et toi ? demande Marine dont les yeux se mettent soudain à briller d’espoir.
Le jeune homme hausse les épaules, l’air indifférent à la situation.
— Peu importe. Vous n’avez qu’à jouer ça entre vous à pierre-feuille-papier-ciseau si ça vous chante.
Je m’attends à ce que Marine clôture la discussion en prenant la décision à la place de son coéquipier, Maude étant visiblement tout aussi étrangère au choix de son partenaire de descente, mais, chose étrange, la jeune femme choisit de capituler.
— Très bien, annonce-t-elle en faisant passer son sac à dos par-dessus son épaule pour le déposer à ses pieds, on n’a qu’à jouer ça à pierre-feuille-papier-ciseau.
— Sans moi ! m’empressé-je d’annoncer en levant les mains au ciel en guise d’apaisement. Cela m’est bien égal si je dois partager mon canoë avec Maude ou toi.
Marine semble satisfaite par ma réponse et son regard se tourne en direction de Maude qui se contente d’un hochement d’épaules flegmatique. Je suis presque soulagée.
— Ne me dites pas que vous vous dégonflez ! se moque Tim. Bande de trouillardes !
Je fronce les sourcils, légèrement agacée.
— Je ne suis pas une…
— Petite nature, siffle Ethan près de mon oreille.
Ce simple chuchotement suffit à réveiller une série de picotements singuliers le long de mon bras. Je sens ma poitrine se gonfler sous le coup de la colère.
— Parfait ! m’exclamé-je en m’avançant pour venir me placer devant Marine. Jouons donc ça à pierre-feuille-papier-ciseau alors.
Les lèvres de la jeune femme se pincent tout d’abord de contrariété, ayant sans doute espéré gagner plus aisément sa place, avant de s’étirer en un sourire cynique.
— Très bien.
J’arme mon poing au creux de ma main, réfléchissant déjà à ma première attaque. La pierre est souvent la facilité choisie pour un premier tour, je prends donc le risque de la feuille. Derrière nous, les deux garçons se sont approchés afin de suivre le curieux duel de plus près. Je peux sentir le souffle chaud d’Ethan contre ma nuque et ça a l’horrible effet de me déconcentrer.
Je fronce les sourcils.
— Un, deux… Trois !
Je place ma main dans la position de la feuille. Marine peste en constatant que nous avons eu la même idée. Ethan ricane.
— Bien joué ! annonce-t-il.
— Astucieusement pensé, fait remarquer Tim. Second tour !
Je me renfrogne mais replace ma main au creux de ma paume. Mon cerveau tourne à plein régime désormais, faisant défiler un à un les nombreux scénarios possibles. Impossible de prévoir le prochain coup : Marine pourrait très bien choisir le ciseau comme la pierre. Ma conscience hausse les sourcils, intriguée. Est-ce que je tiens réellement à remporter ce duel ? Et pour quoi faire ? Pour partager une descente en compagnie d’Ethan ? Pour prendre le risque de devoir encore subir ses railleries, ses critiques, ses reproches ? Je secoue la tête. Non, je veux simplement gagner. C’est tout.
— Trois !
C’est un coup mesquin mais je l’accepte. Lorsque mes doigts forment le symbole du puits, Marine reste une seconde interdite avant de relever la tête dans ma direction, scandalisée.
— Non ! C’est de la triche ! On avait dit pierre-feuille-papier-ciseau ! A aucun moment le puits n’a été mentionné !
Dans mon dos, Ethan ricane à nouveau. Un large sourire illumine le visage de Tim.
— Désolé ma belle mais la pierre tombe dans le puits. Laura gagne la partie.
Je blêmis, prenant tout à coup la mesure de ses paroles.
— Quoi ?! Attends mais…
— Eh oui, raille Ethan en venant poser un bras autour de mes épaules, tu viens de t’offrir le meilleur partenaire de descente jamais égalé chérie. Désolé.
Je foudroie un bref instant du regard le sourire satisfait de mon partenaire forcé avant de me souvenir que je suis tout simplement la cause de cette terrible situation. Si je n’avais pas eu cette idée stupide… Je dois me retenir de toutes mes forces de ne pas me fustiger devant tout le monde pour mon manque de discernement. En me retournant vers Marine pour lui renvoyer un regard désolé, je constate que la jeune femme me fusille de ses yeux marrons. Je déglutis péniblement. Bordel de merde ! Me serais-je mise à dos la mauvaise personne ?
Toute envie de proposer un échange de partenaires me quitte instantanément. C’est le moment que choisit le vendeur pour intervenir, visiblement las d’attendre la fin de nos gamineries.
— Bon les jeunes, on se bouge ou quoi ? Je ne vais pas vous attendre toute la journée !
Dans un dernier espoir, je lance un coup d’œil implorant à l’intention de Maude mais cette dernière ignore superbement mon appel, une lueur triste dans les yeux. Je m’apprête à tenter une rapide disparition quand un gilet de sauvetage me tombe savamment sur les épaules.
— Ne va pas trop loin ! ordonne Ethan avec un sourire. Le canoë est dans l’autre sens.
Cette fois-ci, je ne peux retenir une main découragée sur mon visage. Dans quoi est-ce que je me suis encore fourrée ?
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Finalement, mis à part deux retournements d’embarcation, trois batailles d’eau soldées par une mise à l’eau forcée et une course poursuite qui ne voit l’équipe de Tim arracher la première place que grâce à un écart de moins d’un dixième de seconde sur la nôtre, la descente ne se passe pas si mal. Je suis plutôt surprise de trouver un Ethan loin de sa personnalité habituelle froide et lourde de reproches et je ne peux m’empêcher d’aimer d’autant plus celui qui partage ma descente et mes fous-rires. Loin de l’anxiété permanente et de la sollicitation de l’hôpital, le jeune homme s’avère être quelqu’un de très patient, joyeux même et – ça me coûte de l’avouer – un excellent pagayeur.
Notre descente est rapide, efficace : aucun commentaire, ni même aucun reproche sur les piètres capacités de mes frêles bras à nous faire avancer. Peut-être est-ce l’effet « weekend » qui produit ça en lui… En tout cas, cette plénitude entre nous m’apaise assez pour que je prenne le temps d’apprécier pleinement l’instant. Nous n’échangeons que très peu et simplement pour se donner quelques instructions mais pour la première fois, cela me va tout à fait : je n’ai absolument pas envie de me disputer avec Ethan aujourd’hui. Pas là, pas maintenant alors qu’il me semble curieusement retrouver une sorte de paix intérieure. Le seul contact que nous partageons se produit alors que je suis occupée à ramer à petite allure, observant le paysage autour de nous avec un mélange d’admiration et de stupéfaction. Je sens tout à coup Ethan bouger dans mon dos et se pencher sur moi. Sa main se pose sur mon épaule, générant à nouveau ces étranges petits frissons sur mon bras tout entier. Il me montre du doigt une série de rapides à l’horizon et je comprends alors que je dois lui céder mon rôle. Et ce fut tout.
Après autant d’émotions, la descente finit par avoir raison de nous et nous terminons de tirer à terre toutes les embarcations à la fois tous éreintés psychologiquement et complètement fourbus. Une fois les canoës rendus et nos affaires récupérées, nous accueillons avec bonheur la bonne douche chaude offerte par notre gîte du soir et l’excellentissime – je dois bien l’avouer ! - repas local qui nous attend. La cuisine de nos hôtes est tellement généreuse que les estomacs pourtant gargantuesques d’Ethan et Tim ne font pas le poids et, malgré toute leur bonne volonté, ils ne sont finalement pas suffisants pour venir à bout du plat principal concocté.
La digestion impactant sérieusement nos capacités, notre séance de montage de tentes avec Claire finit en fou-rire général. Face à notre parfaite incompétence en la matière, il nous faut finalement l’aide d’Ethan et Tim – non sans un concert de regards las en direction du ciel à présent piqueté d’étoiles nocturnes – pour venir à bout de cette épreuve. Notre hôtesse d’un soir – une femme d’une soixantaine d’années au visage souriant et aux longs cheveux grisonnants – propose de nous allumer un feu de camp dans l’immense brasero trônant au centre de la clairière et nous acceptons avec plaisir.
N’étant pas très douée pour les « chamallow grillés-party », je laisse Claire à mes côtés s’occuper de nos deux brochettes sous le sourire narquois d’Ethan tandis que je profite de la flopée de mauvaises blagues débitée par Tim. Je n’ai jamais entendu pires séries de plaisanteries et pourtant, chacune d’entre elles ne peut que m’arracher un nouveau rire. Claire finit par décider que nos chamallow sont suffisamment coulants et brunis par la chaleur des flammes pour être dégustés et elle me tend ma brochette avec un sourire contrit. Bon, ok, elle n’est visiblement pas plus douée que moi au vu de la couleur légèrement noircie prise par certaines guimauves mais je la remercie tout de même chaleureusement et souris en portant l’un des bonbons bouillants et collants de sucre jusqu’à ma bouche. Au moins, ils ne sont pas tous immangeables !
Nous parlons de choses et d’autres, riant, gloussant et chantant comme des enfants en colonie de vacances. Je crois que je vais vraiment aimer les soirées au coin du feu, songé-je en souriant bêtement, le regard perdu dans les longues flammes orangées au centre du brasero. J’en suis à terminer mon dernier chamallow, cette fois-ci définitivement repue, lorsque Marine – partie chercher à boire – fait enfin son retour, les bras chargés de bières. Un large sourire illumine son visage.
— Allez, soirée les gars ! Fêtons donc dignement ce weekend sans garde !
Elle se penche pour distribuer une bouteille à chacun d’entre nous et j’hésite poliment à refuser n’étant pas sûre de pouvoir digérer l’alcool après une journée aussi épuisante mais les regards curieux que me lancent Tim et Ethan par-dessus leurs quatrièmes brochettes déposées sur les flammes me ravisent sur ma décision. J’attrape donc l’une des boissons décapsulées tendues et remercie la jeune femme d’un sourire contraint.
— Parfait ! souffle cette dernière en venant à nouveau se poser en soupirant sur l’un des immenses rochers plats nous servant de sièges. Santé tout le monde !
— Santé !
Nous levons nos bières de façon unanime avant d’en avaler chacun une longue gorgée. Finalement, le fait de boire n’est pas si désagréable après autant de nourriture ingurgitée. Tout en sifflant près de la moitié de sa bière d’une seule traite, Marine ne peut retenir un soupir d’extase, la tête renversée en arrière, les jambes étendues devant elle.
— Ça ne vous dirait pas qu’on joue un peu ? demande-t-elle en se redressant tout aussitôt, comme piquée.
— Tout dépend… Qu’est-ce que tu veux faire au juste ?
Ethan lui adresse un regard en biais mauvais avant de reporter son attention sur le brasier face à lui, les flammes se reflétant dans ses sombres prunelles comme un feu incontrôlable. Marine pousse un petit rire goguenard.
— J’en sais rien… On pourrait faire un « Action ou Vérité » ?
C’est au tour de Tim de rire avec une étrange malice.
— Non ! Trop classique ! On est presque trop vieux pour ce genre de choses maintenant.
Je dois retenir un soupir de soulagement. Tout le monde sait bien comment se finit généralement ce genre de jeux et je n’ai pas envie de me retrouver au milieu d’autant de décadence… Pas encore une fois.
Marine fait la moue, visiblement déçue.
— Très bien, alors on peut faire un « Cap ou pas cap » ?
Un frisson me parcourt des pieds à la tête. Finalement, je ne sais pas ce qui est le pire entre ces deux propositions.
— Cela revient sensiblement au même, fait remarquer Claire en haussant les épaules et piquant insidieusement l’un des chamallows de Tim tout juste sortis du feu, malgré le regard courroucé de son compagnon.
— Peut-être mais ça me plait bien comme jeu, rétorque son interlocutrice en se redressant pour nous observer tour à tour. Oh allez, soyez sympas… Je commence si vous voulez…
Claire secoue la tête de consternation. Un sourire étincelant illumine le visage de Marine.
— Tim, cap ou pas cap de faire passer un chamallow entre ta bouche et celle de Claire ?
Un tressaillement presque imperceptible parcourt la peau de la jeune femme à mes côtés. Je retrousse le nez. Non, décidément, je n’aime pas du tout la tournure prise par ce jeu. J’ai l’impression de me retrouver projetée plusieurs années en arrière et les souvenirs de cette fameuse soirée qui menacent de revenir à chaque battement de paupières ne sont pas des plus agréables. Inconscient des émotions occupées à assaillir sournoisement sa partenaire, Tim semble peser le pour et le contre du défi, tournant la tête pour interroger Claire du regard. Cette dernière lui lance un sourire contraint en haussant les épaules. Mais elle a beau jouer les nonchalantes, les fines rides qui marquent son visage à la lueur des flammes trahissent son angoisse.
— Cap, finit par trancher Tim d’une voix que je trouve plus sèche qu’à l’ordinaire.
Se penchant pour détacher une guimauve de sa brochette entre ses doigts, il la glisse entre ses lèvres et se tourne en direction de Claire, toujours occupée à se mordiller la lèvre inférieure. Prenant une profonde inspiration pour se donner contenance, la jeune femme vient habilement glisser sa bouche autour du bonbon, son visage si près de celui de Tim que je sens le rouge me monter aux joues. Je bats rapidement des paupières en détournant le regard, gênée. Du coin de l’œil, je vois Ethan me lancer un sourire moqueur que je préfère ignorer superbement.
Après quelques secondes de suspense insoutenable, Claire récupère prudemment la guimauve entre ses dents, un sourire aux lèvres. Je sens mes muscles se tendre sous ma peau et tout à coup, c’est comme si toutes les bonnes ondes de notre si merveilleuse journée s’évaporaient en même temps dans l’ombre de la nuit. Marine bat joyeusement des mains. A sa gauche en revanche, Maude pousse un long soupir excédé en se levant, époussetant au passage son pantalon de jogging usé par le temps.
— Très peu pour moi, fait-elle remarquer à l’intention du groupe. Désolé mais je crève de fatigue. Bonne nuit les gars.
Sans paraître tenir compte des sifflements lâchés sur son passage par ses camarades, la jeune femme s’éloigne en direction de sa tente, plantée un peu plus loin. Je la regarde se glisser sous la toile et, pendant quelques secondes, j’hésite à en faire de même. Trop tard…
— Bien, Tim à toi de lancer le prochain défi alors, annonce Marine en souriant largement, dévoilant des dents blanches étincelantes à la lueur des flammes.
Le jeune homme ne met pas longtemps à choisir sa prochaine cible, se tournant immédiatement en direction de son homologue masculin.
— Ethan, cap ou pas cap ?
Le principal intéressé émet un grognement désapprobateur en se retenant de lever les yeux.
— De quoi ? marmonne-t-il de mauvaise grâce.
Et j’ai curieusement l’impression qu’il connait déjà la réponse de son interlocuteur.
— D’embrasser Laura.
Je me fige brusquement. Les paroles de Tim résonnent comme une cruelle sentence au cœur de mon esprit. Les images qui me hantent chaque nuit depuis mon arrivée au CHU m’assaillent, m’immergeant à nouveau dans une toute autre pièce, au milieu de visages que je souhaiterais pourtant enfouis à jamais… J’ai beau lutter pour reprendre pied dans la réalité, c’est comme si quelque chose ou quelqu’un me retenait prisonnière dans cette triste vision.
Ethan me lance un regard en biais. Un regard… anxieux. Et triste. Un regard inquisiteur auquel je suis bien incapable de répondre. Je déglutis péniblement. Bien trop de sons et de souvenirs se pressent au fond de mon esprit. Comme s’il avait senti ma confusion, le regard d’Ethan se voile subitement et il secoue la tête en se mordillant la lèvre.
— Non.
Sa réponse a le don de surprendre presque tout le monde. Tim ouvre la bouche, sidéré. Claire aussi semble sous le choc, visiblement peu habituée à une telle réponse de la part de son coéquipier. Sans attendre la sentence, ce dernier saisit sa bière entre ses doigts et en avale une longue gorgée d’une traite, vidant presque un quart du liquide d’un coup. Marine fronce les sourcils.
— Oh allez Ethan, ne sois pas stupide ! C’est juste un baiser ! fait-elle remarquer d’un air moqueur. Ça ne va pas vous tuer !
Ethan redresse la tête dans sa direction, agacé et les deux comparses échangent un regard lourd de sens. Marine porte farouchement le goulot de sa bière à sa bouche, le défiant langoureusement du regard de ne pas s’exécuter. Au regard noir que le jeune homme lui renvoie, je crains un instant qu’il ne la foudroie sur place.
— Il me semble que j’ai déjà donné ma réponse, fait-il simplement remarquer d’une voix rude, et puis c’est trop tard, j’ai bu ma dose.
La jeune femme pouffe.
— Oh allez quoi ! insiste-t-elle. Je ne te savais pas si trouillard ! Je t’ai connu bien moins embarrassé par ce genre de défis…
Le clin d’œil malicieux qu’elle lui adresse me fait brusquement revenir à la réalité. Je sens un feu douloureux envahir ma poitrine. Ethan secoue la tête.
— Putain allez quoi ! E-than ! E-than ! E-than !
— J’ai dit non Marine putain !
Claire et moi sursautons d’un même bond. Visiblement rendu furieux par l’insistance de la jeune brune, Ethan se lève avec un empressement agacé et s’éloigne sous les sifflements de la jeune femme. Claire m’adresse un regard ennuyé auquel je me soustrais rapidement pour ne pas me mettre à pleurer de rage et de honte. Trop tard, le mal est déjà fait.
— Quel petit joueur ! persiffle Marine en avalant d’une traite la fin de sa bière. Il n’a rien dans les tripes ce soir ! Bon allez, à qui le tour ?
Claire a un sourire contrit.
— Personnellement, je suis aussi éreintée. La journée a été longue et je n’ai qu’une envie : aller dormir. Alors je crois que je vais en rester là. Et toi Laura ?
Sans rien ajouter, je me contente d’acquiescer pour lui signaler mon approbation. Je suis de toute façon bien trop blessée pour répliquer quoi que ce soit et je n’ai plus qu’une convoitise : regagner un endroit à l’abri des regards pour laisser libre court à ma peine et ma frustration.
-
J’ai beau me tourner et me retourner dans mon duvet, je ne parviens à dormir. Mes yeux pourtant gourds et lourds de sommeil refusent de se fermer. A côté de moi, lovée contre son oreiller, Claire semble plongée dans un sommeil peuplé de rêves agréables à en juger par les rires et les gémissements qui s’échappent de sa gorge. Je grogne. Il faut bien que je me fasse une raison : je ne parviendrai pas à dormir.
Excédée, je repousse du pied mon sac de couchage et me glisse souplement hors de la toile de tente, prenant soin de ne pas réveiller la charmante Belle au Bois Dormant qui me sert de voisine de chambre. Les muscles crispés par l’effort que me demande la fermeture éclair de la toile de tente, je ne remarque par les deux prunelles sombres occupées à me dévisager dans la semi-obscurité. Un long soupir s’échappe de ma gorge tandis que je me redresse. Et me fige en constatant que je ne suis apparemment pas la seule à ne pas trouver le sommeil. Je pique un fard qui, heureusement pour moi, est à peine visible dans la nuit qui nous entoure.
Contrairement à d’habitude, les yeux d’Ethan sont plus surpris que contrariés par ma présence inopinée et je me détends instantanément. Pourtant, j’hésite un moment sur l’attitude à adopter. Je doute que le jeune homme ait réellement envie de me voir. Pas après ce qu’il s’est passé ce soir en tout cas…
Je regarde Ethan tisonner le brasier en silence, l’air songeur. Je devrais prendre du recul, m’éloigner mais je ne sais pas pourquoi, tout en moi me hurle d’aller le voir et de lui parler. Pour lui expliquer. Lui expliquer quoi d’ailleurs ? Que je me suis sentie vexée ? Que quelque chose en moi s’est brisé comme le jour où il m’a annoncé avec franchise n’être rien ni personne ?
Resserrant les pans noirs de mon sweat autour de mes épaules, je me décide tout de même à venir prendre place à ses côtés. Il ne fait pas vraiment froid face aux flammes encore vives du brasero mais je sens malgré tout un long frisson me parcourir l’échine lorsque nos épaules entrent en contact l’une avec l’autre. Un long silence s’installe entre nous.
— Tu ne dors pas ?
Je sursaute de surprise.
— Non, et toi ?
Ethan secoue la tête.
— Tu veux en parler ?
Le jeune homme reste un instant interdit par ma question puis, semblant se ressaisir, il me fait comprendre d’un signe de tête que non. Bien entendu ! J’aurais dû me douter que quelqu’un comme Ethan ne prendrait jamais la peine de se confier à une personne telle que moi. Je capitule, bien trop fatiguée pour argumenter ce soir. Néanmoins, c’est une nouvelle pierre qui vient tomber au fond de ma poitrine.
— Tu sais, tu aurais pu le faire… Tout à l’heure… M’embrasser. Marine avait raison. Ce n’était… ce n’était qu’un baiser…
— Ah oui vraiment ?
Je détourne le regard, gênée face au ton à la fois railleur et méprisant du jeune homme. Les yeux d’Ethan se plissent de tristesse et il pousse un long soupir en passant une main dans ses cheveux aussi noirs que la nuit autour de nous.
— De toute façon, je n’en avais pas envie. Et toi non plus apparemment, ajoute-t-il un peu plus froidement.
— Ah bon ?
Je sursaute en constatant que les mots m’ont échappé et pique un fard. Ethan hausse les sourcils, surpris.
— Attends, tu…
— Non ! Non, non… m’empressé-je de lui répondre même si je sens mes joues s’échauffer et ma bouche s’assécher.
Un sourire étire les lèvres du jeune homme et il acquiesce en silence, se remettant à tisonner les quelques braises, l’air pensif. Je me mords la langue devant mon imprudence. Bon sang ! Mais quelle conne je peux faire parfois !
— Tu devrais aller dormir.
Je lance un coup d’œil intriguée à Ethan mais sa voix n’est ni dure, ni cassante, simplement… directive. Sans paraître se soucier de mon air interrogateur, il poursuit son geste. Je comprends que la discussion est close pour ce soir et me lève donc en époussetant mon pantalon, un peu déçue.
— Tu as sans doute raison, avoué-je dans un murmure chagriné. Désolé de t’avoir dérangé. Bonne nuit.
Je fais quelques pas en direction de ma tente, m’apprêtant à en ouvrir à nouveau la toile lorsqu’un éclat de voix interrompt mon geste.
— Oh et puis merde !
Délaissant brusquement sa branche d’arbre, Ethan se lève de son siège, s’approchant de moi d’un pas vif. Ses mains entourent mon visage sans que j’ai le temps de réagir et il plaque ses lèvres contre les miennes, m’enveloppant d’un baiser à la fois fort et voluptueux, un baiser d’une infinie délicatesse et pourtant d’une profondeur terriblement langoureuse. Une douce chaleur envahit mon corps tout entier et je m’abandonne entre ses bras, me laissant petit à petit porter par l’intensité croissante de son étreinte. La sensation de ses doigts sur ma peau se répercute jusque dans mon ventre, éveillant une conception que je n’avais pas ressentie depuis bien longtemps.
Glissant mes doigts dans les cheveux d’Ethan, j’appuie un peu plus mes lèvres contre les siennes. Un gémissement se meurt dans sa gorge tandis qu’il accentue encore la pression de ses doigts sur ma nuque, son autre main parcourant doucement le tissu du débardeur sous mon sweat. Je meurs d’envie d’aller plus vite, plus loin, que ses doigts effleurent ma peau. Je meurs d’envie de voir jusqu’où nous sommes finalement capables d’aller ensemble….
— Arrête ! Non… Non je ne peux pas !
S’écartant brusquement de moi, le souffle court, Ethan passe les mains dans ses cheveux ébouriffés. Ses yeux brillent dans le noir, reflétant la flamme qui, un instant plus tôt habitait encore ses prunelles sombres. Il me veut, il me désire tout comme moi je le désire, je le sens, je le sais. Alors pourquoi se refuse-t-il tout à coup à sa propre tentation ? Pourquoi ne veut-il tout simplement pas se laisser aller, s’abandonner ?
— Je suis vraiment désolé mais je ne peux pas. Pardon.
La respiration encore erratique après notre baiser, je le regarde pivoter sur ses talons et s’éloigner d’un pas vif en direction de sa tente. Je peine à reprendre mes esprits. Je ne comprends pas. Je ne comprends plus. Mais qu’est-ce qui me prend ? Je ne maîtrise plus rien, la situation est en train de m’échapper et je ne peux rien faire pour l’en empêcher.
— Ethan, att…
Mais ma phrase se meurt dans l’obscurité et je me retrouve brusquement seule au milieu de la plaine.
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