Figure de proue
Il était une fois, au fin fond des océans, une petite sirène qui répondait au nom de Lamantia. Elle avait le teint pastel des coraux dans la clarté estivale, les cheveux blonds comme le sable et la queue gris perle d’un joli phoque. Lamantia et ses amis coulaient des jours heureux au Temple Dugong, cité-orphelinat qui constituait alors l’avant-poste des Récifs Ondinaires ; vastes étendues bleues où l’on avait vu naître les premières sirènes.
Comme tous les orphelins de Dugong, Lamantia et son amie Morgail espéraient avec impatience le jour de leur seize ans. On leur donnerait alors le droit de monter à la surface, où elles pourraient librement admirer le cimetière d’écume, dernière demeure de leurs parents. En attendant, la vie au Temple n’était que rires enjoués, chants cristallins et tours de magie.
À cette époque lointaine, les Grandes Prêtresses enseignaient encore aux sirènes alevines l’art de se transformer en poisson ou en dauphin, et rien n’amusait tant Lamantia que de tournoyer dans les courants avec les otaries. Tout cela était, exactement ainsi, bien avant que les terribles dakrules sillonnent les voies maritimes pour dévorer les matelots, et plus longtemps encore avant qu’il n’existe de sorcière des mers. La magie était alors librement pratiquée, et en toute innocence, par de joyeux bancs de sirènes métamorphes.
En ce temps-là, la coutume voulait que l’héritier du trône d’Aphrodakre choissise sa moitié parmi les protégés des Temples insulaires. La lignée royale ne souffrait ainsi aucune jalousie des grandes familles et une harmonie parfaite perdurait sous les eaux.
Afin de s’attirer les faveurs princières, chaque orphelin en âge de se marier pouvait se faire l’ambassadeur d’une réforme magique. Cela aiguisait la créativité des jeunes mages, qui en vue des fiançailles inventaient milles nouveaux sorts. C’était à celui ou celle qui imaginerait la meilleure façon possible d’user des enchantements, et dont la sagesse mériterait d’être couronnée.
Lorsque la lune marqua la seizième année de Lamantia et Morgail, la Grande Prêtresse les guida vers la surface.
— Admirez le monde qui s’étend par-delà les vagues, les tempêtes et les îles solitaires, leur dit-elle. Parcourez le cimetière d’écume. Observez les cieux infinis. Et tâchez de deviner ce qui, au loin, se meut sur les terres émergées. Ce n’est qu’ainsi que vous saurez par quel sort rendre le monde meilleur.
Les petites sirènes suivirent avec entrain les conseils de la doyenne. Elles fendirent les eaux du cimetière d’écume, caressant du bout des doigts les âmes de leurs ancêtres. Elles se laissèrent flotter sur ces ondes laiteuses, le regard perdu dans les étoiles. Elles nagèrent au loin, bien au-delà de Dugong et des Récifs Ondinaires, plongèrent avec les nuées de poissons-volants, si bien qu’à l’aube, elles n’entrevoyaient pas le sable d’un îlot mais bien du continent.
Elles restèrent plusieurs jours, accoudées aux rochers, à observer les humains et leurs étranges mœurs. Ils allaient sur deux jambes et ne pouvaient garder la tête hors de l’eau sans perdre connaissance. Ils parlaient des langues diverses et ne comprenaient pas même celles des autres espèces, contrairement à l’océan où tous s’exprimaient par le dialecte des bulles. Les sirènes comprenait sans trop de peine les langages des hommes et ceux aussi des animaux mais, dès qu’elles tentèrent de les imiter, seules des bulles inaudibles leur pétillèrent aux branchies. Lassées de ne pouvoir qu’observer, elles finirent par regagner le Temple de Dugong et les profondeurs salées.
Dès qu’elles eurent retrouvé leur quotidien sous-marin, Morgail s’évertua à concocter des sorts à la hauteur de la couronne. Elle fabriqua des coquilles qui changeraient les perles en sable, composa des refrains capables de faire danser les oursins et, la mémoire encore pleine d’images des animaux terrestres, façonna le premier poisson-chat. Lamantia, pour sa part, manquait d’inspiration. Rien désormais ne lui semblait plus attrayant que les créatures de la terre. Sa déception fut sans pareille lorsqu’elle se rendit compte que l’incroyable poisson-chat de Morgail ne pouvait ni miauler ni ronronner comme ceux du continent.
Chaque nuit, Lamantia montait à la surface, se promenait dans le cimetière d’écume, longeait la frontière des Récifs Ondinaires et admirait le ciel étoilé. Chaque nuit, Les créatures du continent et leur cacophonie de bruits lui manquaient plus amèrement.
Un soir qu’elle regardait tristement l’horizon, Lamantia vit passer un bateau à trois mâts. Pris dans des vagues mauvaises, le bâtiment chavirait et sa coque, bientôt, se fendit contre un rocher. La sirène eut beau se précipiter au secours des marins, elle ne parvint à en remonter qu’un, qu’elle hissa de toutes ses forces sur le premier rocher.
Plusieurs jours durant, les sirènes du Temple portèrent au rescapé des algues et des poissons dont il puisse se nourrir. Mais, petit à petit, l’homme sombra dans la folie. Un matin que Lamantia venait lui offrir du calmar, elle le trouva inconscient qui coulait, prêt à rejoindre l’épave, tombeau de son équipage.
— C’est dans l’ordre des choses, expliqua la Prêtresse. L’âme des à-queue s’envole dans l’écume, tandis que la carcasse des à-pattes coule avec celle des crabes. Nous montons dans leur ciel, ils sombrent dans nos abysses.
Cet ordre des choses déplaisait beaucoup à Lamantia, qui n’aimait guère voir couler ces fascinants bipèdes. C’est alors qu’il lui vint l’idée d’une réforme magique. Inspirée par le plaisir profond de sauver les marins, Lamantia passa huit semaine entière enfermée à Dugong, à concevoir un chant capable d’être ouï des terriens, d’attirer les bateaux et de les guider même à travers la plus violente des tempêtes.
Fière de ses prouesses, Lamantia gagna la surface pour mettre son chant à l’épreuve. Elle attendit encore de longs mois qu’un bateau frôle par mégarde les Récifs Ondinaires. C’est par un jour de forte houle qu’un navire, enfin, s’égara aux portes du pays des sirènes. Afin de ne pas effrayer les humains, Lamantia pris l’apparence d’une créature marine et entonna son chant. Elle guida sans mal le bâtiment au travers des vagues déchaînées et, ce jour-là, tous les marins rentrèrent à bon port.
D’autres embarcations passèrent bientôt, suivies par de plus imposantes. Sur le continent, se répandait la rumeur d’un Chant de la mer aiguillant les navigateurs sur les flots les moins cléments, par-delà l’ouragan même. Forts de cette croyance, les humains ne craignirent bientôt plus les périls de la mer et prirent les flots, de plus en plus loin de la terre ferme, si bien qu’ils furent nombreux à longer sans le savoir le pays des sirènes.
Avide de leur rendre service, Lamantia se montrait quant à elle de plus en plus volontiers, sous les trains tantôt d’un phoque, tantôt d’une baleine. Ses cabrioles et sauts périlleux amusaient beaucoup les matelots qui l’applaudissaient et reprenaient en chœur le Chant de la mer.
Un jour pourtant qu’elle les menait en pirouettant hors d’un terrible orage, Lamantia se trouva prise dans les filets des humains. Elle chanta encore et encore le seul son qu’ils pouvaient ouïr, son hymne toujours plus désespéré. Mais les matelots n’y voulurent rien entendre. Ils hissèrent la créature mythique sur le pont de leur bateau et, hors de l’eau, la magie de l’écume cessa bientôt, révélant aux yeux de tous le corps mi-femme mi-poisson de la petite sirène. Les plus poltrons firent des yeux ronds comme la lune pendant que les plus curieux s’aventuraient à palper la peau écailleuse et seins nus de Lamantia. Elle se débattit, protesta, mais n’en demeura pas moins une attraction extraordinaire que l’équipage malmenait avec le plus vil des plaisirs.
Lamantia fut emmenée au loin, sur des mers inconnues. Lorsqu’elle n’amusa plus les marins, le plus calés d’entre eux en navigation suggéra qu’on l’attache à la proue du navire, de sorte qu’elle puisse indiquer par tout temps la direction au capitaine.
Des années durant, l’équipage de la Fière Sirène sillonna les mers sans encombre. Incapable de trahir la confiance de ceux qu’elle avait tant voulu sauver, Lamantia survécut, arnachée à l’avant du navire, en avalant les embruns et les maigres restes que lui apportait parfois un jeune mousse. À force de guider les marins toujours plus au loin, elle espérait que jamais plus ils ne s’approcheraient des Récifs Ondinaires, qu’aucune autre sirène ne subirait leur barbarie et que le peuple des océans perdurerait dans le plus grand des secrets.
La bonté de Lamantia n’avait d’égal que sa naïveté. Sur toutes les mers du globe, ceux qui avaient écho des exploits de la Fière Sirène se mettaient en quête de leur propre figure de proue. Esquivant tous les dangers, déjà l’embarcation avait fait le tour du monde. Sur l’océan qui borde le pays des sirènes, Lamantia vit de ses yeux le sort des siens, hissés comme elle le long des étraves, chariés hors des flots, le dos brisé contre les coques. Ce qu’éprouva Lamantia alors fut une tristesse abyssale. Une tristesse comme seule une sirène peut en souffrir, à même de tuer toute joie en elle et de la réduire en écume.
Au moment où la pauvre Lamantia s’évaporait dans la lumière de sa dernière aube, le petit mousse parut auprès d’elle et, du bout de son couteau, défit les liens qui l’avaient si longtemps contrainte à la proue. Le corps meurtri de la sirène embrassa les flots et, en leur sein, son écume reprit forme.
— Lamantia ! Lamantia !
À peine avait-elle coulé vers le pays des sirènes que ses amis de Dugong se hâtèrent pour l’enlacer. Tous pleurèrent des larmes qui se perdirent dans l’océan. Des larmes pleines de soulagement, de regret et de rage.
— Où est Morgail ? s’inquiéta Lamantia.
— Ils l’ont prise dans leurs filets.
— C’en est assez ! décréta la sirène. Nous ne pouvons laisser les humains nous réduire en figures de proue !
Huit jours et huit nuits, Lamantia travailla à s’en arracher les nageoires. Elle répéta, modula et transforma son Chant de la mer en la plus sirénique de toutes les mélopées. Et c’est ainsi qu’au neuvième jour, quand resplendirent les lueurs de l’aurore, elle se présenta au palais d’Aphrodakre pour proposer à l’héritier du trône la plus ambitieuse des réformes magiques. Le prince écouta avec attention l’histoire et les desseins de Lamantia.
— Très bien, dit-il. Qu’on dépêche les plus belles sirènes de tout le Récif, ainsi vous leur enseignerez le Chant.
Elle instruisit donc ses sœurs de la mélodie fatale. Quelques temps plus tard, des hordes de sirènes se pressèrent à la surface pour répandre leur Chant aux oreilles des marins. Ces derniers, charmés, se jetèrent à l’eau sans pouvoir résister. Ceux qui ne coulaient pas, les sirènes vengeresses les tirèrent elles-mêmes au plus profond des mers.
Lamantia en personne noya tout l’équipage qui détenait son amie et, dès qu’elle tint Morgail contre son sein, elle abandonna le champ de bataille pour la porter en lieu sûr.
— Tu es revenue, se réjouit Morgail.
— Tout ira pour le mieux, désormais. Plus jamais les humains n’oseront attaquer les féroces sirènes. Tu pourras proposer ta réforme, changer les perles en sable, faire danser les oursins… Je suis sûre que le prince trouvera tout cela très beau.
Loin des espoirs de Lamantia, l’héritier du trône nourrissait à présent une tout autre ambition : chasser toute vie terrestre de son Océan. Aussi, lorsque vint le moment d’élir sa moitié, son choix se porta naturellement sur la plus féroce sirène de toutes les mers du globe : Lamantia, l’instigatrice du Chant des noyés.
Laissant derrière elle le Temple de Dugong et la plus chère de ses amis, Lamantia endossa le rôle d’épouse royale. Dans la foulée, sa réforme entraîna la création d’une légion dont elle fut aussitôt proclamée meneuse. Ainsi naquit l’Ordre des Dakrules, beautés aquatiques destinées à répandre le Chant et emporter les marins vers les profondeurs les plus obscures. En dépit des protestations de son amie et souveraine, Morgail s’enrôla la première. À force de navires pris en chasse par des sirènes séductrices, de terribles légendes se mirent à circuler par-delà les mers et sur le continent ; des histoires de femmes-poissons terrifiantes qui tiendraient à jamais les humains à l’écart des Récifs Ondinaires.
Dans l’année qui suivit, Lamantia donna naissance à des jumeaux : un garçon, Trias, et une fille, Êtara. Ils ne reçurent pour eux deux qu’une seule bénédiction de la Mer, qui partagea ses dons entre chaque enfant. Privée du langage, Êtara excella très tôt dans l’art de la magie tandis que son frère, incapable de commander l’écume, ne pouvait lancer le moindre sort. Lamantia ne connut ni n’aima beaucoup ces enfants, dont aucun ne pouvait entonner de chant sirénique. Peu après leur venue au monde, elle prit le large à la tête des dakrules. Morgail et elle terrorisèrent les marins et arrachèrent les figures de proue jusqu’à ce que, d’amertume, leurs âmes s’émoussent et rejoignent, à leur tour, le cimetière d’écume.
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