2. Horloge cassée

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J’avais dix-neuf ans, la première fois que j'étais parvenue à mettre des mots concrets sur ce que je ressentais pour lui. Une nuit durant l'hiver de l'année 2010, où je gardais la maison de mes grands-parents. Maison qui, dans ma famille, avait la réputation d’être maudite. Mon père et tout ceux qui l’ont habitée dans leurs jeunesses n’en gardaient que de traumatisants souvenirs. La faute au destin, la faute à leur époque.

Moi, je l’aimais bien cette maison. Elle était peuplée de tout un tas de portraits, de meubles, de cadres atypiques, de bagatelles, tous agencés de sorte à ce que cette demeure avait une identité propre, bâtie sur des générations et des générations. Et ça me fascinait.

Cette fascination m'avait poussée à rêver toute mon enfance de ce foyer que je créerai moi-même.

Dans le salon, près de la cheminée trônait une fière horloge marron. Elle dominait la pièce pourtant gigantesque, de sa seule présence, principalement par sa beauté et sa grandeur. Si la pendule n’avait jamais cessé de tourner, l’horloge en elle-même était cassée depuis déjà des années. L’heure était mal réglée et bloquée à quatorze heures, alors que la trotteuse vacillait entre trente et trente et une secondes. Tout comme moi, qui étais bloquée dans cette satanée obsession.

Allongée sur le glacial sol en dalle, vêtue d’un simple t-shirt, je laissais la fraicheur du béton me parcourir les bras et les cuisses pour lentement pénétrer mes sens.

J’étais si vide à l’intérieur… un trou béant régnait en moi, que seule sa présence comblait. Et s'il était là, pour me réchauffer ?

La pendule allait et venait de gauche à droite, sans jamais s’arrêter, sans jamais se lasser. Encore et encore, dans des mouvements automatiques et infatigables.

Le bruit sourd de la pendule en mouvance tonnait contre mes oreilles, dans une parfaite cadence. En harmonie avec les battements de mon cœur.

Je fermais les yeux, rejetais ma tête en arrière et profitais de ce court instant de paix. Personne autour de moi. Seule avec ma solitude et le béton glacial, me donnant la chair de poule.

Je ne pensais plus à lui durant de courtes secondes.

Mais ce son, celui de la pendule qui cognait contre les deux extrémités ne cessait pas. C’était le seul bruit qui stimulait l’espace. Il avait finit par très vite en devenir assourdissant.

Je m’étais mise à l’observer.

Cet objet allait et venait, dans une inépuisable course contre cette montre dont le temps s’était arrêté.

Elle me ressemblait tant cette horloge cassée.

Elle oscillait entre le désir que je lui portais et mon envie harcelante de lui, ainsi que mon irrépressible besoin de sortir la tête de cette eau toxique et souillée qu’était mon addiction pour lui. Le monde après lui n’était plus le même. Mon corps était bloqué au jour de notre rencontre, à ce jour, cette heure, ce moment, en particulier. Tout me ramenait à lui. Je ne vivais plus que pour lui. J’étais morte. Pour toujours, mon monde s’était arrêté à cette heure où nos regards s'étaient croisés pour la première fois.

Je m'était redressée rapidement et sans préavis, j’avais brutalement cogné cette horloge de malheur la faisant tomber par terre. Je me suis reculée dans un sursaut. Lorsque j‘avais retourné l’appareil, le verre qui protégeait la pendule et les aiguilles était brisée en mille morceaux, gisant par terre. Je l’avais remise à sa place, comme si de rien n’était, j’avais ramassé tout les débris et m'étais rendue à pieds jusqu’à la déchèterie pour m'en débarrasser. Ni vu ni connu. Personne n’allait se rendre compte qu’il manquait la vitre.

Cette fois-ci, elle était définitivement cassée. La trotteuse hésitait encore, mais la pendule avait totalement cessé de fonctionner pour rester droite comme un piquet, au milieu.

Elle s’était enfin positionnée, elle. Son choix était fait.

Et le mien aussi.

J’allais passer ma vie à l’aimer. C’était si simple, au final de l’aimer, il me suffisait d’exister. Et un jour, il sera mien et je serai sienne. Pour l’éternité.

J’allais tout faire pour qu’il devienne aussi dépendant de moi que je ne le suis de lui.

Si bien qu’à la fin, ça serait lui qui me suppliera de l’aimer.

Ainsi, ma décision prise, mon destin en main, je ferai comme cette horloge cassée. Fixée sur ce même but, aussi longtemps que je vivrai.

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