11. Souvenirs perdus
Ma première étape pour éliminer Carole Litwin de ma route était d’apprendre à la connaître. Evidemment, je n’allais pas créer de lien avec elle, hors de question. Si je le faisais, je craignais de me prendre de sympathie pour elle et la laisser à lui. Mais ce qui m’effrayait le plus était de finir par tellement la détester et la tuer involontairement en lui ouvrant le crâne, sur un coup de colère.
J’allais la jouer plus maligne. Les dernières semaines en compagnie de Zénaïde et de sa bande d’amis m’avaient certes plus au moins calme mais le feu de mon obsession était toujours aussi intact. Et je pouvais dire qu’il était brûlant. Je n’avais toujours pas trouvé la clé pour le refroidir.
J’allais l’observer jour et nuit, s’il le fallait, jusqu’à savoir quel genre de personne elle était réellement. Une fille parfaite comme elle cachait forcément des travers. Elle dissimulait à coup sur un secret inavouable et je devais découvrir de quoi il s’agissait. J’ignorais quoi en faire, pour l’instant mais j’avais la conviction que je saurai quoi en faire, une fois que je l’aurai.
Le temps avait continué de passer et Zénaïde prenait une plus grande place dans ma vie. Nous nous voyions de plus en plus régulièrement et j’avais réussi à plus au moins surmonter ma timidité avec elle.
Dans la voiture, l’image de mon amie me paraissait d’un coup plus limpide, quand un souvenir que je croyais perdu avait émergé.
La première fois que Zénaïde avait rencontré mon mari.
Tout avait commencé un mois de mars, à l’approche de la fête de ma mère. J’étais sortie avec mon amie, à la recherche d’un beau cadeau. Nous avions passé toute la journée à parcourir toutes les boutiques possibles mais rien : tout paraissaient surfaits et on avait épuisé le stock d’idée. Ce n’était que lorsque nous avions constaté que le ciel commençait à s’assombrir qu’on avait convenu qu’il valait mieux reporter notre chasse au trésor à demain. Heureusement, le jour J n’était que la semaine prochaine.
Elle m’avait proposé d’aller boire un chocolat chaud et étant donné que le café était bondé à ce moment-là, nous nous sommes contentées d’en prendre dans des gobelets en plastique et les boire place sur des bancs pas loin, d’une gare. Nous discutions candidement, dans la place qui était peu bondée, heureusement. Le vent de la fin de l’hiver tourbillonnait près de nous en faisant s’envoler quelques feuilles mortes. Ce cadre était paisible, à l’image de mon âme tranquillisée avec la présence de Zénaïde. Celle-ci parlait d’une anecdote à propos d’un épisode de vacances loufoques avec ses parents. Soutenir le regard de quelqu’un lors d’une discussion pouvait parfois m’être difficile alors j’avais les yeux rivés sur le sol, en écoutant attentivement Zénaïde quand soudain est apparue devant moi une silhouette familière. J’avais mis un moment à réaliser que c’était lui qui marchait devant moi, regardant droit devant lui, sans prendre compte du monde autour. Il portait un casque aux oreilles dont le long fil noir longeait son abdomen pour s’engouffrer dans la poche de son manteau. Comme il portait son sac à dos, je n’avais pas mis longtemps à faire le lien : il revenait de l’université. Il ne nous avait prêté aucune attention et poursuivais sa route. Je sentais qu’il m’échappait et une immense frustration prit le dessus. Je n’écoutais plus Zénaïde, le monde avait cessé de tourner et mes battements de cœur remuait mes tripes.
- S… salut ! j’ai lancé, sans réfléchir, à son attention.
J’avais senti le regard interrogateur de Zénaïde me couvrir mais toute attention était tournée vers lui. Malgré la musique, il m’avait entendu et s’est retourné, d’abord les yeux dubitatifs vers nous. Quand il a réalisé que c’était bien moi qui l’avait abordé un grand sourire s’est formé sur ses lèvres. Un sourire si grand qu’il découvrait ses dents. Il était heureux de me voir alors ? Il avait oublié cette Carole ?
- Salut, Sofia !
Il avait fait un petit sourire poli à mon amie mais je n’avais même pas pris le temps d’analyser ses réactions à elle, tant j’étais obnubilée par sa présence.
J’avais espéré du fond du cœur qu’il reste encore, d’avoir un peu de cran pour lui proposer de se joindre à nous mais il avait vite tracé sa route. J’ignorais vers où il allait et de toute façon le reste de la rue était dissimulée par de hautes plantes ; je ne le verrai pas.
Je m’étais empressée de détailler Zénaïde dont les joues avaient virés au pourpre. Un sourire plaqué collé à la face, elle ne me quittait plus des yeux. D’un coup j’avais été prise d’un sentiment d’effroi. Que signifiait son regard ? Il lui avait plu ? Elle allait me le prendre, me l’arracher ? Non… pas Zénaïde. Au lieu de ça, elle a déclaré :
- T’es encore plus grave que ce que je pensais. Il est passé une seconde et ça m’a suffi pour comprendre que t’es à fond sur lui.
Je m’étais retenue de soupirer de soulagement. C’était surtout le dégout qui m’a envahie. Comment avais-je pu songer à faire du mal à Zénaïde pour lui ? L’envie de vomir m’animait les tripes mais je parvenais à garder la face et j’avais étiré innocemment mes lèvres.
- Non, pas du tout, je ne vois pas de quoi tu veux parler, j’ai répondu, d’une petite voix.
- Menteuse !
Elle m’avait vivement attrapé les mains.
- Dis-moi tout, ma fille !
J’avais dû me faire violence pour ne pas instinctivement regarder derrière moi, voir si je pourrais brièvement vers où il allait. La gare était à l’opposée, alors où allait-il ? Une minute… et si Carole vivait dans le coin ? C’est vrai, le salon où elle bosse n’était pas si loin que ça, dans mes souvenirs. J’avais effectué un repérage récemment… Une intense panique me parcourait les membres. Non, pas devant Zénaïde. Je ne devais rien montrer. Quitte à exploser, plus tard, seule chez moi.
- C’est pas ce que tu crois… il m’a donné des cours particuliers, quand j’étais en première, pour le bac de français, c’est tout.
Le sourire sadique et espiègle ne quittait pas les lèvres de Zénaïde, déterminée à me faire cracher le morceau.
- Il avait l’air de bien se souvenir de toi pour quelque chose qui date de… quatre ans.. ?
J’avais brièvement corrigé mon amie : trois ans. J’avais redoublé ma dernière année de primaire, j’avais donc un an de plus que la moyenne des élèves de première. Et apparemment, cela nous faisait un point commun : Zénaïde avait redoublé sa première année universitaire, elle avait donc aussi une année de plus que la plupart des autres étudiants.
D’une manière très… révélatrice, elle avait haussé les sourcils, toujours en souriant à pleine dent. Quelle sadique…
Trois années que je pataugeais dans cet enfer… jusque-là, je n’avais jamais pris le temps de réflchir à tout ce que cela impliquait.
- Aller, je te soule toute la nuit où tu me dis ! gémissait-elle, d’un ton plaintif.
Elle m’avait attrapé le bras en le secouant me tirant un rire.
- Y a rien à dire !
Mon amie, en bonne comédienne, avait déposé la tête sur mon épaule, en tirant une tête apitoyée en tremblant les lèvres.
- T’es pas marrante, Sofia ! Un jour, j’aurai mes réponses. Je te le jure.
- Ouais, ouais, continue de rêver, c’est beau.
Finissant d’une traite ma boisson chaude qui heureusement avait plus au moins conservé sa température, je dirigeais mes mains vers ma poche pour en sortir mon téléphone et y guetter l’heure.
Seulement dix-heures heures trente. Comme nous étions un vendredi, je savais qu’il finissait beaucoup plus tôt normalement. Tiens et maintenant que j’y pensais, sa fac n’était pas du tout dans le coin… mais qu’est-ce qu’il faisait ici ? Malgré moi, je m’étais laissée égarée dans mes pensées, en ignorant les appels de Zénaïde.
- Oh ! Sofia ! T’es partie où?
- Pardon. Tu disais quoi ?
- T’as pas l’air en forme, d’un coup, tu voudrais qu’on rentre ?
Pitié, non ! La gare était en face, si il devait rentrer chez lui, il repassera. Peut-être qu’il repassera avec cette salope de Carole. Mais il me fallait en avoir le cœur net.
- Non, tout va bien, on est bien ici, n’est-ce pas ? Aller, raconte-moi, finalement, qu’est-ce qui est arrivé à la valise ?
Zénaïde me racontait en fait la fois où en voyage familial en voiture, ils s’étaient arrêté quelque part au milieu du trajet pour souffler, reprendre des forces et manger. Alors qu’ils étaient tous assis sur l’herbe, la voiture visiblement possédée par des forces supérieures avait reculé sans explication, sans que personne ne soit au commande le long du monticule où elle était garée pour atterrir contre un arbre. Heureusement pour eux, elle n’avait rien de cassé. Elle et sa famille s’étaient précipité vers la caisse et ils s’étaient rendus compte qu’une des valises avait complètement disparue. Pourtant, la voiture était fermée à clé et un voleur n’aurait jamais eu le temps de passer à l’acte.
Bref, fin mot de l’histoire, la disparition de cette valise demeure un mystère que jusqu’à aujourd’hui, personne n’était parvenu à élucider.
Ce souvenir qui pourrait paraître sans intérêt m’amusait et me faisait sentir plus proche de mon amie. Je connaissais de vieilles anecdotes à son sujet, qui sembleraient loufoques et sans intérêt mais qui me donnait l’impression de les avoir vécus avec elle.
En tout cas, c’étaient ce genre de souvenirs que j’aurai voulu conserver de vieux voyages avec mes parents.
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