18. Brouillon
- T’es qu’une crétine, Sofia ! avait beuglé mon père, si tu veux arrêter de bosser à l’atelier, trouve-toi un vrai projet d’avenir ! Tu veux enseigner, toi ?! T’as raté le bac, tu crois quoi, encore ? Estime-toi heureuse d’avoir un job, ici ! Pleins de parents envoient leur gosses bosser comme des chiens, après ça. Et ensuite, tu dis que c’est parce que tu te plait pas ici ? C’est parce que c’est chez toi qu’y’a un truc qui cloche ! Dégage tout de suite et trouve une bonne raison de quitter l’atelier !!
Au final, je n’avais pas eu le temps de partir, n’ayant de toute façon par le courage de réaliser le moindre geste, puisque mon paternel avait brusquement quitté la table. Après un silence pesant, le bruit de claquement de la porte d’entrée s’était fait entendre.
J’avais supposé qu’il se rendait à l’atelier, comme à chaque fois qu’il entrait dans l’une de ses colères noires et dévastatrices. Là-bas, il se mettait à coudre, frénétiquement, sans jamais s’arrêter. J’ignorais qu’est-ce qui lui plaisait dedans. Mais rassembler des tissus entre eux, les découper, leur donner forme, les enrouler était cathartique pour moi.
Parfois, je m’étais imaginé que ces tissus étaient semblables à des pensées brouillonne qu’il désespérait de mettre à l’endroit, les dompter et les rendre compréhensible. Et recommencer encore et encore ne le gênait nullement. Il s’entendait mieux avec sa machine à coudre qu’avec les humains. Si avec ma mère et moi il n’avait aucune patience, il était très attentif au moindre mouvement de son fil, au gré de chaque point.
Je croyais pouvoir à nouveau respirer mais au bruit de pas qui s’approchait de nous, je sentais au fur à et mesure que le son devenait plus perceptible que ma lourde et terrible sentence allait me tomber dessus. Cette fois, j’étais morte.
Au lieu de ça, il a ouvert avec violence la porte pour récupérer son trousseau de clé. Il avait grincé à l’intention de ma mère :
- Un jour, je la tuerai ta fille.
Etant donné que j’étais habituée à cette menace, j’attendais chaque jour patiemment qu’il honore son serment.
Nous étions restés muettes un très long moment. J’étais paralysée, prisonnière d’une forme d’indifférence meurtrière et d’un grand sentiment de lassitude. Rester immobile m’aidait à rester bloquée dans cet état pour ne pas finir par devenir cinglée. Finalement, ma mère a rompu ce mutisme assassin en débarrassant robotiquement la table. Le tintement des assiettes entres elles et des couverts stimulaient un peu l’espace et me faisait sortir de mon état.
Alors qu’elle posait le tout dans une bassine, je l’entendais déclarer :
- Estime-toi heureuse qu’il ne t’ait pas frappée. T’en rate pas une quand il s’agit d’énerver ton père, tu sais pourtant comment il est.
- Oui, avais-je simplement grogné.
J’essayais de bourrer mon crâne d’autres pensées. Je ressassais de vieux souvenirs agréables ou banales, afin de m’évader de cette foutue situation. Ma mère aussi visiblement. Elle faisait la vaisselle, laissait l’eau couler à flot, abattait bruyamment les assiettes contre elles, comme pour faire taire son propre brouillon de pensées.
- Ecoute, Sofia, dépêche-toi de finir ton CAP ici et pars. Cherche toi un travail ailleurs, vu où tu as réalisé ta formation, ils te prendront vite où que tu ailles. Sinon marie-toi au plus vite à un type gentil, avec une situation. Fais comme il dit, dégage. Parce qu’il finira par te tuer ou te pourrir jusqu’à la moelle.
Honnêtement, j’ignorais quelle option était la pire. J’avais déjà été pourrie de l’intérieur. Et trouverai-je vraiment un échappatoire dans la mort ? Ou ne serais-je qu’une âme meurtrie, cherchant désespérément à se libérer de ses maux ?
- Toi aussi, et tu le sais.
Je me faisais violence pour ne pas craquer. Pour ne pas pleurer encore et encore. J’avais versé des litres et des litres de larmes. Je croyais avoir épuisé le stock mais chaque jour, il se renouvelait.
- Ce n’est pas aussi facile pour moi.
Encore une fois, la même rengaine, même discussion, même cycle infernal. Mais j’étais épuisée aujourd’hui.
J’avais quitté à mon tour la table, sans un mot pour ma mère.
- Tu vas où ?
- Trouver une bonne raison de me tirer.
Ce n’est qu’une fois après avoir passé le seuil de la porte qu’un flot de larmes s’était libéré de mes yeux. Lorsque j’étais plus jeune, mon père avait passé un séjour en psychiatrie, suite à de nombreux mois de violence, à l’issu desquels j’avais demandé de l’aide, croyant naïvement que je serai sauvée. Je pensais qu’après l’hôpital, il irait mieux, nous demanderait pardon et changerait véritablement. Chaque jour, il le promettait, avant. Mais son comportement abusif recommençait encore et encore. Jusqu’à la fois de trop, les insultes et le tabassage de trop.
En revenant, il était devenu pire. Bien pire. Et j’avais la lourde responsabilité de me dire que si ma mère et moi en étions là aujourd’hui, c’était à cause de moi.
Moi aussi, c’était brouillon dans mon cœur et dans ma tête. Un brouillon insoutenable, qui flétrissait chaque parcelle de mon âme et qui m’empêchait de dormir plusieurs nuits. Souvent, il se matérialisait sous forme d’une voix qui hurlait sans cesse et sans jamais s’arrêtait. Un hurlement de désespoir intenable et qui me perçait les tympans.
La seule façon pour moi de dénouer ces nœuds formant ce foutu brouillon était de m’enfermer dans ma chambre, ma prison dorée. Une fois à l’intérieur, je récupérais la boîte où je conservais précieusement chacun de mes souvenirs de lui. Souvent et comme aujourd’hui, j’en sortais sa photo et la toisait de longues minutes. Ces minutes semblaient durer que quelques secondes. Je ne m’étais jamais lassée de cette activité.
Cela me détendait et me soulageait d’un poids. Comme si il était présent. Regarder ses traits qui ensemble formaient son doux visage c’était regarder la paix. Je passais un doigt sur son portrait. Je l’avais pris une fois où caché derrière le mur du salon, alors qu’il m’attendait pour notre cours. Cet innocence qu’il semblait traîner partout avec lui, qui caractérisait son regard… Depuis cette époque, il avait quelque peu changé. Ses traits s’étaient davantage affirmés alors que des cernes se creusaient davantage. A cet instant, une pensée saugrenue m’avait effleurée l’esprit.
Et si je lui disais tout ?
Jusqu’à maintenant, l’idée même de lui avouer mon amour débordant pour lui ne m’avait jamais vraiment traversée. Je trouvais bête et surtout si risqué.
Mais à présent, je réalisais combien il m’était vital. Je me rappelais encore de la paix et de la sérénité que j’avais éprouvé l’autre fois, à la foire.
Nous étions des âmes-sœurs c’était certain. Il était le seul qui m’apportait le calme dont j’avais besoin. Il avait beau être le visage même de la tranquillité, son aura dégageait quelque chose de plus sombre et c’étaient ces ténèbres qui m’attiraient. Nous étions les mêmes : on était lié.
Alors c’était décidé, demain, j’irai le voir et je lui dirais tout.
Et je dirai adieu à ce brouillon qui persistait à parasiter mon cerveau. Je n’avais plus rien à perdre. Il était ma seule chance de renaitre et de vivre.
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