Indécente descente

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Karim Mohamed Cherif, communément appelé KC, souffla longuement sur son mug brûlant au nom de l'entreprise pour en refroidir le contenu. Puis il effectua un demi - tour sur son fauteuil en cuir haut de gamme fabriqué main dans une entreprise n'embauchant que des handicapés.

Une de ses secrétaires, Judith, toujours bien apprêtée, mais qu'il aurait trouvé plus jolie sans frange, lui apporta comme chaque jour à huit heures le ''Aujourd'hui en France''.

Il le feuilleta, s'arrêta quelques secondes sur son horoscope, avant de se remettre à son ordinateur pour préparer la prochaine réunion, concernant l'augmentation du temps de travail de ses salariés, et d'éventuels licenciements, tout ça pour optimiser son chiffre d'affaires. A presque trente ans, KC, fraîchement diplômé d'HEC Paris, était un cas rare.

En effet, issu d'une cité sensible en banlieue parisienne, fils d'une femme de ménage et d'un maçon, il avait toujours brillé, et continué coûte que coûte, là où ses amis s'étaient arrêtés dans leurs études. Dans un dictionnaire, près des mots ''asepsie'' et ''arythmie'', on aurait pu mettre son nom à la place de la définition d'ascenseur, car il était l'exemple même de l'ascension sociale. Destiné à devenir maçon ou peintre de bâtiment, professions qu'il respectait malgré tout, il était devenu chef d'entreprise quasi - millionnaire, heureux père de famille et mari comblé.

Il vivait en centre de Paris dans un bel appartement, et, marié depuis quatre ans déjà, il venait d'avoir un second petit garçon, à qui il comptait transmettre les valeurs de l'effort et du mérite. Son épouse, en dernière année d'études de chirurgie à l'hôpital Cochin, avait arrêté de travailler après cette naissance, et ne comptait pas reprendre de si tôt, car les finances du couple le permettait largement. La famille ne se privait pas, étant sur le point d'engager un crédit pour acquérir un logement secondaire à Juan les Pins, tout près de Cannes, au bord de la mer, et pouvoir y descendre chaque été avec les deux petits.

Karim roulait, depuis que son entreprise avait déployé ses ailes, dans une belle Mercedes rouge sang, et pour lui, c'était bien plus qu'une voiture, le symbole de sa réussite, le résultat de ses galères et son travail, sa couronne de laurier. Il passait plusieurs heures chaque week-end à la nettoyer, pour qu'elle brille de mille feux. Elle restait le seul objet de dispute du couple, mais la mère de famille ne comprenait pas ce que pouvait représenter cet objet d'apparence banale aux yeux de son mari.

Cependant lorsque Karim rendait visite à ses parents dans la cité, il avait l'habitude d'emprunter un véhicule plus modeste pour ne pas se la faire caillasser, la plupart du temps la Polo grise de son ami Ted. Il connaissait tout le monde, mais certain, rongés de jalousie, ne comprenaient pas, et n'acceptaient tout simplement pas sa réussite. Pourtant, loin d'être avare, Karim versait une rente chaque mois à ses parents pour qu'ils puissent cesser leurs métiers ingrats et terminer leurs vieux jours sans trimer.

Eux n'avaient pas voulu quitter leur HLM, ce lieu exigu mais rempli du souvenir de la famille autrefois réunie, quand les enfants étaient petits.

Karim faisait régulièrement des dons à l'association du quartier, pour faciliter l'insertion professionnelle des jeunes en difficulté.

Ce jour - là, un samedi sans doute, Karim avait laissé sa femme et son plus jeune fils à la maison pour emmener Yatim, âgé de six ans, à son cours d'éveil musical au conservatoire national de musique et de danse. Avant de partir, il avait rit et dansé avec son épouse sur un morceau de Serge Gainsbourg, appelé '' la décadanse '', et embrassé longuement son bébé de sept mois, Amyr, lové dans les bras de sa mère.

Installé et solidement harnaché à l'arrière, Yatim se dandinait et chantonnait sur du Katy Perry en tenant fermement son livret de chansons.

Karim enfonça la clef dans le démarreur, fit gronder le moteur au son toujours aussi agréable, jeta un dernier coup d’œil à son fils, qui souriait de toute sa dentition trouée, et s'engagea dans la circulation dense parisienne. Le GPS servait seulement à lui indiquer les embouteillages, car Karim connaissait le trajet par cœur, l'effectuant au moins une fois par semaine.

Sur le périphérique, la jolie Mercedes filait à toute allure, dépassant parfois légèrement la limitation, et Yatim, attentif, criait pour prévenir son père lorsque le compteur kilométrique s'allumait en rouge. A un autre moment comme celui - là, Karim distrait se retourna, et sans qu'il ne puisse rien y faire, la voiture quitta sa trajectoire pour aller se fracasser contre une camionnette arrivant en face. Le choc fut d'une violence inouïe.

Lorsque Karim décolla ses yeux, une lumière aveuglante l'assaillit. La tête enserrée dans un énorme bandage plein de sang, terriblement lourde, il ne pouvait pas la relever sans avoir l'impression d'être passé dans une essoreuse. Les bips incessants de la machine près de lui l'assourdissait, et la poche de perfusion a laquelle il était relié lui indiqua qu'il avait perdu beaucoup de sang. Un rideau terne le séparait d'un autre patient, qu'il ne pouvait pas voir. Autour de son lit plongé dans une atmosphère aseptisée et blanche, il distingua une ombre. - Karim ? Tu ouvres les yeux mon amour...

Elle l'embrassa sur le haut du front, des rares endroits libres et propres. Ses cheveux frisés et son teint hâlé l'avaient toujours fait craquer. Mais aujourd'hui, c'était différent. Incapable de parler, trop fatigué, il eut peur d'un seul coup d'être paralysé. Heureusement, ses jambes bougeaient encore. Ses bras et ses mains aussi. Et il ne semblait pas être atteint d'un point de vue neurologique.

Le médecin préparait une seringue sous le regard inquiet de Zeynep, son épouse.

- Un vrai miraculé votre mari. Je ne douterais pas qu'il s'en sorte sans aucune séquelles.

Elle se mit à chuchoter.

- Et quand pensez - vous que l'on lui devrait annoncer...

Le praticien en blouse blanche lui caressa doucement le dos, la laissant sangloter accrochée à son sac à main, duquel pendait un petit porte - clef en pâte Fimo, fabriqué par Yatim à l'école, et au fond, plusieurs dessins abîmés auquel plus personne ne portait attention. L'enfant était mort sur le coup, et Zeynep profitait de ces derniers moments où elle ne réalisait pas encore, son esprit pensant sans doute qu'il était juste absent. Et puis elle sombrerait bientôt dans une longue période de deuil, de douleur, allongée avec des chocolats dans son lit, regardant les vidéos et photos de son défunt fils.

Karim quitta l'hôpital douze jours après son accident, boitillant un peu mais apparemment en pleine forme. Il avait apprit la mort de son fils, et, effondré, c'est en fauteuil roulant qu'on le porta jusqu'à l'ambulance pour le ramener chez lui.

Le bébé avait été confié à ses grands - parents maternels pour un temps indéterminé.

Cette lettre reçue le matin – même de son retour, il n’eut pas la force de la lire. C'est donc Zeynep qui extirpa difficilement ces quelques mots de sa propre bouche sèche.

- C'est la famille de monsieur Poe... Elle porte plainte.

Le cœur de Karim se mit à battre à mille à l'heure. Il avait rendez - vous au tribunal. Comment un père en deuil et détruit à ce point pouvait trouver la force de se déplacer ?

Après, tout s'accéléra. Karim, qui roulait sans ce fichu papier d'assurance, sans cette sécurité ultime, fut condamné à rembourser à vie tous les soins engagés pour l'hospitalisation et la rééducation de monsieur Poe, désormais privé de son corps jusqu'au cou.

Le couple fut obligé d'engager plusieurs crédits à la fois pour assurer la prospérité de l'entreprise, vendre des parts à des actionnaires, engager un nouveau patron, et rembourser les soins et aménagements aux coûts faramineux, dont les chiffres comportaient souvent plus de quatre zéros. Son épouse plaça Amyr en crèche pour reprendre son travail. Le bébé pleurait sans cesse, séparé brutalement de ses parents, de son environnement, il devint fragile et hyper - sensible, ne faisant plus ses nuits et développant un fâcheux eczéma qui le grattait jusqu'au sang.

Karim ne se levait plus de son lit. Ni pour manger, boire, se laver, ni même pour aller aux toilettes. Zeynep son épouse fut donc contrainte d'engager une assistante de vie, qui lui mettait des couches et lui donnait cuillère par cuillère sa purée. Karim, absent, séparé de son corps pourtant ''sans séquelles'', ne parvenait même plus a pleurer.

Il avait l'impression d'avoir fait une chute de plusieurs étages, et qu'il ne pourrait plus jamais remonter. Les factures s'accumulaient.

Karim dû vendre de plus en plus de parts de son entreprise, jusqu'à la céder entièrement, sachant de toute façon qu'il n'en reprendrait jamais les rênes. Submergé de dettes, notamment par l'achat de la nouvelle maison nécessaire au passage du fauteuil roulant de monsieur Poe, il dû se résoudre à vendre le fruit de sa réussite et déménager avec sa famille dans une location en dehors de Paris.

Au bout d'une petite année, malgré son courage et son amour mais ne le supportant plus dans cet état végétatif, Zeynep demanda le divorce. Elle partit ainsi s'installer près de chez ses parents avec Amyr, qui avait bien grandi.

Karim, ruiné et devenu déchet, resta encore longtemps au fond de son lit, avant de se traîner pour retourner vivre à la cité, chez ses parents qui l'accueillirent du mieux qu'ils purent.

Et puis plusieurs années après, en rangeant pour aller vivre chez son nouveau compagnon, Zeynep retrouva le sac à main qu'elle avait abandonnée suite au décès de son fils, ne parvenant alors pas à décrocher le porte - clef en pâte Fimo.

Sa main glissa jusqu'au fond, et en sortit un tout petit livre aux pages cornées intitulé '' L'accident''. Au milieu de l'une d'elles, elle déplia plusieurs dessins accrochés ensemble, et jamais terminés d'être coloriés.

Au dos, aussitôt qu'elle ait lu l'introduction, ses jambes la lâchèrent.

'' Attestation d'assurance obligatoire de responsabilité civile, à compléter et renvoyer avant le 30 août 2010''

Le papier, dûment rempli, n'avait pourtant pas été envoyé.

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