1 - Jen
Cinq ans plus tôt
Vivre à New-York a des avantages indéniables, mais aussi des défauts dont je me passerais bien, comme celui d'attendre plus de deux heures qu'on appelle mon numéro au planning familial. Et dire que je me suis pointée à l'ouverture ! Si j'étais arrivée plus tard, je pense que j'aurais pu poireauter ici la journée entière avant d'obtenir mes résultats.
— Numéro cinquante ! appelle une des infirmières.
Je jette un coup d'œil au fameux ticket rose qu'on nous donne après avoir eu notre prise de sang. Le cinquante-huit. Un rapide calcul mental m'indique que j'en ai encore pour une bonne grosse demi-heure d'attente. C'est long. Bien trop long !
J'aimerais que le temps s'accélère pour enfin connaitre le verdict. Mon cœur bat la chamade en me souvenant du résultat d'hier sur le test urinaire. Positif. Je prie pour que ce ne soit pas un faux et que ma joie ne devienne pas une déception. Derrière mes paupières à présent closes, j'imagine le bonheur irradier dans les beaux yeux azuréens de l'homme de ma vie. Depuis que nous nous sommes rencontrés, il n'arrête pas de me dire qu'il veut des enfants avec moi. Au début, c'était un jeu pour lui, mais plus les mois se sont écoulés et plus son désir de me mettre enceinte s'est fait sérieux. Même si ça ne fait que neuf mois que nous sommes ensemble, il n'envisage pas un avenir sans moi et moi non plus d'ailleurs. À vingt-deux ans, j'ai déjà connu plusieurs hommes, cependant aucun d'entre eux n'a réussi à me faire vibrer comme ce grand blond tatoué à plusieurs endroits. Je suis vraiment dingue de lui.
— Numéro cinquante-quatre.
Perdue dans mes pensées, je n'ai même pas entendu appeler les numéros précédents. Je devais être vraiment déconnecté de la réalité. Au moment où j'ouvre les yeux, j'aperçois une femme avec un ventre déjà proéminent, avec déjà deux enfants en bas âge dans les bras et un troisième accroché à ses jupes se diriger vers l'infirmière. Leurs vêtements ne me laissent aucun doute sur leurs conditions sociales et mon cœur se serre de voir qu'il y a des personnes qui n'ont même pas les moyens de se payer des contraceptifs dans ce pays. Sauf bien sûr, s'ils font des enfants, juste pour profiter des aides sociales. Savoir que ce genre de personne existe me révolte. Ils ne pensent pas un seul instant à l'avenir de ces petits êtres qui n'ont jamais demandé de venir au monde et qui finiront aussi pauvre que leurs parents. Certains, iront bosser à l'usine du coin et feront à leur tour un grand nombre d'enfants, quand d'autres devront se contenter de tapiner pour survivre et avoir leur dose d'héroïne quotidienne. Sans compter ceux qui finiront une balle entre les deux yeux, après une rixe entre gangs. Quelques-uns, les plus chanceux, pourront s'en sortir, grâce à une bourse universitaire qu'ils auront décrochés par leur dur labeur.
Plutôt que de m'attarder sur ces sombres pensées, je me lève pour aller récupérer un magazine sur une des deux tables basses, en me promettant de verser un gros chèque dans les prochains jours à une des associations caritatives de la ville. Je prends le premier qui me tombe sous la main, avant de retourner sur mes pas. Au moment où je veux m'assoir une afro-américaine, légèrement plus jeune que moi, me pousse violemment.
— Cette place est à moi, sale pute ! m'incendie-t-elle.
En voyant ses pupilles dilatées, je n'ai pas besoin de plus pour comprendre qu'elle a consommée de la drogue. Au lieu de rentrer en conflit avec elle, je jette un coup d'œil circulaire à la salle afin d'y trouver une place de libre. En vain.
Debout au milieu d'une cinquantaine de personnes, je feuillette le magazine people. Les premières pages ne m'intéressent guère. De toute façon, je déteste ce genre d'étalage de la vie privée de gens célèbres. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, je ne fais jamais de frasques, me camoufle parmi le peuple pour ne jamais voir mon nom apparaître dans de tels torchons. Si j'avais été à l'hôpital Mont Sinaï sur l'Hyper East Side, il y a fort à parier que dans quelques jours, j'aurais pu lire un tissu de mensonges sur mon compte.
En tournant à nouveau la page, je tombe sur un article concernant la fille du plus riche hôtelier américain, le rival direct de mon père. À eux deux, ils se partagent le monde, mais pas forcément de façon équitable. Mon père possède des hôtels au Qatar, ce qui énerve son concurrent au plus haut point, comme il n'arrive pas à s'y implanter.
Wendy Johnson adore faire parler d'elle et elle cumule les frasques pour faire la une de ce genre de torchon. La dernière fois que j'ai lu un article sur elle, elle s'était affichée complètement défoncée à la première d'un film, devant tout le grappins d'Hollywood. Je me demande ce qu'elle a bien pu faire cette fois pour qu'on lui consacre un article de quatre pages. Le titre et les premières lignes ne m'informent pas de grand-chose, on reparle de son passé, de ses différentes histoires avec des hommes plus ou moins connus avant d'évoquer le nom de son nouveau type avec lequel elle se serait remise depuis quelques mois. Le plus étrange est que lui aussi s'appelle Shawn. En pensant à mon beau blond, mon cœur se met à danser la samba jusqu'à ce que je tourne la page et que mes yeux s'accrochent sur une photo qui le brise en mille fragments douloureux.
C'est impossible ! Ça ne peut pas être lui que je vois sur la photo, le bras autour de cette pouffiasse. Non, ça doit être son sosie ! Je n'y crois pas une seule seconde ! Il m'aime, il n'arrête pas de me dire qu'il veut m'épouser et me faire deux ou trois gosses. Ce matin encore, avant de partir au travail, il me le disait avant de m'embrasser partout.
Je ferme les yeux et tente de me convaincre que c'est une hallucination. Quand je les rouvrirais, ce sera un autre blond que je verrais à sa place. Je pense tellement à lui et à sa réaction quand il apprendra qu'il va être papa, que c'est la raison pour laquelle j'ai cru le voir lui sur cette photo.
J'inspire un grand coup, avant de rouvrir les yeux. L'image n'a pas changé. Toujours la même, celle de Shawn et de Wendy. Je finis par lire le titre le cœur lourd, pour tenter d'en savoir un peu plus.
« Shawn et Wendy, de nouveau en couple, plus amoureux que jamais »
Il y a une erreur. Ça doit être un vieux magazine et je n'y ai pas prêté attention. Je le ferme et cherche la date de parution, en croisant les doigts pour ne pas avoir tort. Quand mes yeux tombent sur la date, mon monde s'écroule pour de bon. Il est sorti le mois dernier. Un blizzard violent balayer mon âme, alors qu'une main plonge dans ma poitrine pour venir arracher mon cœur.
Une larme perle sur ma joue, tandis que, d'une main, je cherche à me raccrocher au mur de béton pour ne pas tomber face à toutes ces inconnues.
Je suis perdue. Lui. Elle. Elle et lui, ensemble, alors que les probabilités pour que je porte son enfant s'élèvent à plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent. Il y a une explication. Il y en a forcément une. Les paparazzis sont champions pour foutre la merde et Wendy aussi. Elle a peut-être appris que je sortais avec son ex et elle a payé un de ces journalistes pour faire passer un tel article. Elle me déteste autant que son père hait le mien. Voilà la raison. Ça ne peut-être que ça.
— Bon, personne n'a le numéro cinquante-huit !
Une vieille infirmière regarde les patientes tour à tour, dans l'attente que ce fameux numéro cinquante-huit bouge ses fesses jusqu'à elle.
— Dernière fois, le cinquante-huit ! beugle-t-elle en anglais avant de le traduire en espagnol et arabe.
C'est à cet instant que je réalise que c'est le mien. Je fonce vers elle en me confondant en excuse.
— Tout va bien ? me questionne-t-elle, en posant une main compatissante sur mon épaule.
Mon désarroi doit être écrit en grosses lettres sur mon front, pour qu'elle s'en inquiète ainsi. Je hoche juste la tête, cette femme n'a pas à s'immiscer dans ma vie privée.
Gardant sa main sur mon épaule, elle me pousse en douceur vers un petit bureau. D'un signe de tête, elle m'invite à m'asseoir sur une chaise en plastique, avant d'aller prendre place derrière un bureau. Elle tape vite fait quelques lettres sur son clavier, avant de me lancer un grand sourire.
— Félicitations, mademoiselle, vous êtes bel et bien enceinte.
Si quelques minutes plus tôt, je rêvais qu'on me confirme cette nouvelle, ce n'est plus du tout le cas à présent. En me relevant, pour lui serrer la main, j'ai l'impression que le monde s'est effondré sur mes épaules, tellement elles me paraissent lourdes.
Je suis certaine d'être enceinte à cent pour cent, mais je ne suis plus aussi sûre que le père de cet enfant me soit fidèle.
Plutôt que de reprendre les métros, je décide de marcher. Mettre un pied devant l'autre m'aidera à réfléchir sur ce que je désire faire et sur la façon d'amener les choses avec Shawn. Je m'arrêterais peut-être en chemin, prendrais un café dans un Starbucks pour le boire à Central Park, avant de rentrer dans le bel appartement que nous avons acheté le mois dernier, quand on a décidé d'emménager ensemble. Ce matin encore j'imaginais la façon dont je décorerais la chambre de notre bébé.
J'ai mal. Terriblement mal.
Pourtant je tente de faire abstraction de tout ça, pour ne pas me laisser entraîner vers le fond des abysses. Une petite voix me pousse à y croire encore, tant qu'il ne m'aura pas confirmé ce que j'ai vu.
En passant près d'un kiosque à journaux, je décide d'y faire un tour, peut-être qu'un autre de ces magazines fera taire cette rumeur comme quoi ils sont bel et bien ensemble. Je les prends un à un et les feuillette sans discrétion devant le propriétaire. La ride sur son front m'indique qu'il n'apprécie pas trop ma façon d'agir. Si jamais, j'en écorne ne serait-ce qu'un seul, je me promets de lui payer tous ceux qui se trouvent dans mes mains.
Ce n'est qu'en tournant les pages du sixième que je tombe sur une nouvelle photo d'eux. Cette fois le doute n'est pas permis. Ils sont bel et bien ensemble. La bouche de Shawn, mon Shawn, l'homme que j'aime plus que tout au monde, est collé à celle de cette pouffiasse que je hais plus que tout. Des milliers de poignards se plantent aussi bien dans mon âme, que dans mon cœur. Le soleil vient de disparaître pour laisser place à une nuit polaire, terriblement froide.
— Tout va bien, mademoiselle ? me demande le propriétaire.
J'étire mes lèvres dans un léger sourire, pour ne pas inquiéter cet homme que je ne connais ni d'Adam, ni d'Eve. Je range les magazines inutiles, avant d'aller payer ma preuve à l'encontre de Shawn.
— Une jeune fille aussi belle et intelligente que vous ne devrez pas lire ce genre de ramassis de conneries.
— Oui, je sa...
Le reste de ma phrase s'étrangle dans un sanglot.
D'une main tremblante, je sors mon porte-monnaie de mon sac, prends de quoi payer, avant de m'enfuir en courant. Et comme si ma vie n'était pas assez pourrie, la pluie se met à tomber drue. Je cours àen perdre haleine, protégeant tant bien que mal ma preuve irréfutable, contre ce maudit temps, avant de m'abriter sous le premier porche que je croise.
Les minutes passent et la pluie persiste. Mes larmes se mêlent à l'eau tomber du ciel. Sous le poids de mon chagrin, je me laisse choir sur le bitume dur et froid. Je reste ainsi jusqu'à ce que le soleil daigne poindre son nez.
Du revers de la main, je sèche mon visage, avant de me relever. L'avantage à New-York, c'est que vous pouvez croiser un millier de personnes, sans qu'un seul ne prête attention à vous. Si les autres fois, je trouve ça très triste, surtout pour les gens qui ont besoin d'assistance et les sans domiciles fixes, aujourd'hui, j'ai envie de dire heureusement. Vu mon état, je n'ai pas envie que quiconque me lance un sourire compatissant ou me demande si j'ai besoin d'aide.
Après une heure de marche, j'arrive enfin chez nous, complètement lessivée. Shawn n'est toujours pas rentré. De toute façon, je m'y attendais. Une terrible douleur broie mon cœur en imaginant son corps nu collé à celui de Wendy Johnson. Mon estomac se révulse sous cette vision et je suis obligée de me rendre aux toilettes pour y rendre tout son contenu.
Vidée, je me laisse à nouveau tomber au sol. Le froid du carrelage s'insinue dans chaque parcelle de mon âme, qui se retrouve, comme recouverte d'un monticule de neige. Je reste là à broyer du noir pendant de longues minutes tandis que les perles salées coulent à nouveau le long de mes joues.
Harassée par ma grossesse et cet infini chagrin, je finis par m'endormir à même le sol.
Quand je me réveille, la nuit est sur le point de tomber. Le silence qui règne dans l'appartement me prouve qu'il n'est toujours pas revenu. Rentrera-t-il au moins ce soir ou restera-t-il avec elle ? La question est des plus stupides, il m'a toujours prévenu s'il ne rentrait pas.
Chanteur dans un petit groupe, il lui arrive d'aller donner des concerts dans les Etats voisins. Lorsque c'est le cas, il ne rentre que le lendemain, voire le surlendemain.
Maintenant que j'ai vu ces photos, je me demande s'il n'allait pas la retrouver elle ces soirs-là. Je doute de tout désormais.
En attendant qu'il veuille bien franchir les portes de l'appartement, je vais prendre un bain, afin de me détendre un peu. Face à mon reflet dans le miroir, je pousse un petit cri d'effroi. Mon maquillage a tant coulé que je ressemble à un panda. Je me mords la joue, dépitée de tomber si bas. Mais comment faire autrement ? Je me noie totalement sous cette douleur.
Plongée dans un bain, je laisse l'eau chaude me délasser. Peu à peu, je me détends et reprends du poil de la bête. Le chagrin finit par laisser place à une sombre colère. Je suis furieuse qu'il ait pu me trahir ainsi. J'espère qu'il a une bonne explication, sinon c'est terminé. Personne n'est en droit de se moquer de moi de la sorte et encore moins lui !
Une fois sortie du bain, j'enfile un peignoir et pars l'attendre de pied ferme, assise sur une chaise du salon, le magazine posé sur la table. Je trépigne d'impatience, je veux en découdre et le plus tôt sera le mieux.
Je jette un coup d'œil à la pendule digital qui orne le mur. Dix-neuf heures. S'il ne m'a pas menti, il ne devrait pas tarder à franchir le seuil de la porte.
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