Chapitre 4 - Voyage en perspective

9 minutes de lecture

 Valdir n’avait pas parcouru le vaste monde depuis fort longtemps. Il était ravi de voyager. Une excursion qui, il le savait, serait longue et le mènerait à travers toute la Camaörie. Néanmoins, il avait une petite réticence à partir, car il s’était habitué à son confort. Celui-ci n’avait en rien atténué le manque qu’il ressentait à l’égard de son foyer, qu’il avait dû quitter suite aux ordres de son maître.

 Il réalisa qu’il ne pouvait pas s’en aller comme ça sans prévenir le patriarche Faldin, son employeur. Il stoppa net ses préparatifs et se dirigea vers le bureau du religieux. Quand Valdir était arrivé, presque trente ans auparavant, pour prendre son poste de professeur, Faldin venait tout juste d’occuper le sien. Très vite la tension était montée entre eux. Le patriarche abhorrait les sorciers et prônait l’abandon de la magie au sein de l’Ordre. Néanmoins, son avis avait évolué devant une recrudescence d’actes occultes dix ans après l’arrivée de Valdir. Dorénavant, le chef religieux soutenait l’usage de la magie, au grand dam de ses ex-collègues.

 Valdir entra dans le bureau richement décoré. Le patriarche se tenait devant la grande fenêtre l’air songeur. Toutes les tapisseries et boiseries précieuses donnaient une atmosphère pesante à la pièce. Faldin se retourna, le salua, puis s’assit à son bureau et Valdir fit de même.

 — Comment allez-vous, mon cher Valdir ? On m’a rapporté que vous aviez eu un malaise en plein cours, s’alarma le chef religieux.

 — J’ai toujours un léger mal de tête, mais je vais mieux, merci. Faldin…, ce qu’il s’est passé m’a… troublé, dit-il d’un ton triste.

 Le patriarche afficha un air inquiet, il n’avait jamais vu son ami comme cela. En fait, Valdir n’avait pas été aussi morose depuis son arrivée trente ans plus tôt. À ce moment-là, il venait de quitter son foyer et son aimée. Depuis, il avait le mal du pays et son amour lui manquait affreusement.

 — Que s’est-il passé ? demanda Faldin.

 — Une terrible vision… Mon passé m’a rattrapé, mon ami. L’heure est venue pour moi de partir en quête du garçon. Le divin Kaelliom a dû vous en parler, n’est-ce pas ?

 — Oui, je m’en souviens. J’avais, il y a quelque temps, envoyé un soldat dans son village. Histoire de voir comment cela se passait pour lui. Quand partez-vous ?

 Le patriarche semblait attristé du départ de Valdir. Certainement parce qu’il était un de ses rares amis à ne pas chercher à prendre sa place.

 — Je compte vous quitter dès demain. Je ne pourrai assurer aucun cours de magie. Durant mon absence, je vous recommande l’excellent Lohax pour me remplacer, il est le plus qualifié.

 — En effet. Laissez-moi vous offrir une escorte, les routes ne sont plus sûres ces derniers temps.

 Valdir le remercia et lui demanda s’il pouvait lui emprunter le capitaine Binlian et quelques-uns de ses hommes. Il connaissait bien ce soldat d’une trentaine d’années. Aussi bon en combat singulier qu’en magie runique. C’était un de ces rares amis qui, comme Faldin, était au courant de son passé. Le professeur avait rencontré le capitaine et son frère lorsqu’ils étaient plus jeunes.

 Alors qu’il se rendait à Temple-Ville pour prendre son poste d’enseignant de magie runique, il les avait trouvés transis de froid sur le bord de la route. Leurs parents avaient péri lors d’une attaque de brigands. Les deux enfants avaient couru jusqu’à ne plus sentir leurs jambes, suivant le dernier ordre de leur père. Valdir les avait confiés aux prêtres de l’Ordre. Il avait honte aujourd’hui, car il n’avait pas voulu les prendre en charge, par peur d’une telle responsabilité. Néanmoins, il était allé les voir souvent.

 — Si vous le souhaitez, lui dit Faldin. Mais je doute qu’il désire vous suivre. Il vient de perdre sa femme… Elle a été retrouvée morte dans une ruelle.

 — Je ne savais pas..., dit-il tristement. Je vais aller lui rendre visite et lui présenter mes condoléances.

 Valdir se leva pour prendre congé du patriarche et ils se firent une accolade chaleureuse.

 — Les jours s’assombrissent à nouveau, comme par le passé, Faldin. Soyez un phare, éclairez le navire de l’Ordre de votre lumière pour qu’il évite les obscurs récifs, lui conseilla Valdir.

 Il referma la porte sur un Faldin songeur et regagna ses appartements pour terminer ses bagages. Prochaine destination : la ville de Balt, au Nord de la Province du Temple, dans le royaume de Muzin.


 Le capitaine Binlian était assis au comptoir d’une taverne miteuse et broyait du noir, une choppe d’un mauvais liquide à la main. Ladite boisson ressemblait plus à de l’eau au léger goût de bière. L’air de l’établissement était lourd et accompagné d’une tenace odeur d’urine. Peu lui importait d’être là, il voulait se saouler pour noyer son chagrin. Son frère Adrim et quelques amis lui avaient tenu compagnie au début de la soirée, pour tenter de le réconforter, puis s’en étaient allés, le laissant seul. Oui, seul il serait désormais pour le restant de sa vie. Accompagné d’un désir de vengeance qu’il ne pourrait pas assouvir.

 À son retour de mission pour l’Ordre, une terrible nouvelle lui avait transpercé le cœur, pour y creuser un profond abîme empli de tristes larmes. Sa tendre et bien aimée épouse était morte. Binlian était tombé à genoux, terrassé par un raz-de-marée de sanglots. Il avait hurlé et frappé le sol de rage. Pourquoi elle ? Pourquoi avait-il échoué à la protéger ? Comment allait-il pouvoir vivre sans elle ? C’était comme si une partie de son âme lui avait été arrachée.

 Les gardes de la ville l’avaient découverte dans une ruelle, son corps marqué de deux coups de dagues : un dans le dos et l’autre au cœur. Ils n’avaient pas retrouvé le coupable. Ils avaient conclu à un vol qui avait mal tourné, les bijoux avaient disparu. Binlian ne pouvait s’empêcher d’imaginer la scène et serra fort sa chope, les larmes lui piquaient les yeux. Elle avait dû vouloir s’enfuir et le voleur avait lancé sa dague pour la stopper. Il s’e représenta son amour, paralysée par la douleur et la peur, tentant de l’appeler à l’aide. Puis le sale type avait dû lui arracher ses bijoux avant de… Non, il ne voulait pas imaginer ça. Ses yeux s’embuèrent de larmes.

 — Crénom d’une rune ! Pourquoi es-tu sortie seule à la tombée du jour ? dit-il entre ses dents serrées.

 — Vous d’mande pardon ? demanda le tenancier.

 — Une… une autre, commanda le capitaine refoulant un sanglot.

 Il venait, trois jours plus tôt, de dire un dernier adieu à l’amour de sa vie, avant que le bûcher funéraire ne la brûle et libère son âme pour prendre place parmi les étoiles. Oh s’il tenait le vil félon entre ses mains, il… il le ferait souffrir et le tuerait lentement. Oh oui ! Il le frapperait, puis il casserait un à un ses doigts, avant de l’achever avec sa propre dague. Il avait envie de le faire couiner comme le rat d’égout qu’il était. Passer ces trois derniers jours à traquer toutes les pourritures de la ville, pour qu’elles le conduisent au meurtrier n’avait donné aucun résultat. Excepté celui d’accentuer sa colère.

 — Bonsoir Binlian, le salua une voix forte sortie de nulle part.

 Binlian sursauta, se retourna avec prudence tant sa tête lui tournait et manqua de renverser sa chope de bière. Il devait être temps d’arrêter de boire, voilà qu’il avait des hallucinations à présent. Devant lui se tenait son mentor et professeur de magie runique. Le capitaine plissa les yeux pour mieux voir. Oui, c’était bien Valdir !

 — Je… Je suis navré pour la perte de ta femme, Binlian, dit-il d’un ton triste. Je te présente mes sincères condoléances. Je sais que ce n’est pas vraiment le moment… Mais, j’ai besoin de toi pour une prochaine mission.

 — Bonsoir Valdir. Que faites-vous là ? lui demanda-t-il d’un ton agressif. Sachez que je n’ai aucune envie de suivre quelqu’un. Peu me chaut votre mission, allez voir ailleurs si j’y suis !

 Le visage de son ami se ferma et la colère s’immisça dans son regard. Puis celui-ci s’emplit de compassion. Son mentor posa une main affectueuse et réconfortante sur l’épaule du capitaine. Ce n’était pas de paroles dont le militaire avait besoin, alors il le prit dans ses bras. Binlian céda face à la charge des larmes, secoué par les sanglots. De longues minutes s’écoulèrent pendant lesquelles le soldat laissa ruisseler sa peine, sans mots dire. Une fois les pleurs calmés, Valdir jugea qu’il était temps de rentrer. Il l’aida à marcher et le raccompagna chez lui.


 Valdir retourna en milieu d’après-midi chez son ancien élève. Celui-ci habitait dans la rue des marchands de tissus de la ville de Balt. Il logeait au-dessus d’une des trois boutiques que possédaient ses beaux-parents. Sur la porte était accroché un petit écriteau, sur lequel il lut : « Appartement à louer, pour tout renseignement, se rendre dans la boutique ». Valdir fut sidéré, il savait qu’entre Binlian et sa belle-famille ce n’était pas le grand amour, mais de là à le virer après la mort de sa femme.

 Il frappa à la porte et à sa grande surprise, ce ne fut pas le capitaine qui ouvrit, mais son frère Adrim de cinq ans le cadet. Il était brun aux yeux marron comme son aîné, la barbe en moins. Ses cheveux courts étaient en bataille, il venait probablement tout juste de se lever. L’odeur fortement avinée de son haleine piqua les narines de Valdir.

 — Hé ho ! On se calme, ça ne va pas de tambouriner aussi fort sur la por…

Les yeux du jeune soldat s’agrandir de surprise.

 — Euh… Soit, j’ai vraiment trop bu hier soir et j’délire. Soit, vous êtes réellement devant moi !

 — Tu es rond comme un tonneau ! s’exclama son ancien professeur.

 — Et vous toujours aussi strict. Que voulez-vous, à cette heure bien matinale ?

 — Il est trois heures de l’après-midi ! Je venais voir ton frère pour lui parler d’une mission et pour laquelle il va m’accompagner. D’ailleurs ça ne te ferait pas de mal non plus, je pense qu’il temps que tu arrêtes de fréquenter les tavernes tous les soirs.

 — Euh, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je ne suis pas en grande forme pour une chevauchée et Binlian doit être dans un pire état que moi. Mais, comment savez-vous que je sors tous les soirs ?

 Valdir ne comprenait pas l’intérêt de boire de l’alcool à s’en retourner la tête. Il pinça les lèvres, ce qui était plutôt mauvais signe, et Adrim recula, prudent. Ce dernier n’eut pas le temps de s’éloigner suffisamment, avant que son mentor ne lui touche le front. Il savait que le jeune soldat avait ressenti une forte décharge et il le vit choir sur les fesses.

 — Comment te sens-tu, maintenant, Adrim ? Je viens de te dégriser de façon expresse.

 — Comme si je n’avais pas picolé et très mal au cul, maugréa-t-il.

 Valdir le laissa ronchonner par terre et se rendit dans la chambre de Binlian. L’air y était étouffant et sentait le renfermé. Il alla ouvrir la fenêtre tout en évitant les vêtements sales disséminés çà et là. Les volets grincèrent avec beaucoup de bruit et l’air frais du printemps s’engouffra dans la pièce, maintenant baignée de soleil.

 — Hé ! Par Kaelliom ! Quel est l’imbé… Oh ! C’est vous.

 — Bonjour, Binlian, le salua Valdir avec un grand sourire. Aurais-tu mal aux cheveux ?

 Le capitaine acquiesça quelque peu perplexe par cette question. Alors son ancien professeur s’approcha de lui et apposa sa main sur son front.

 — Pas très agréable votre truc, mais fort utile.

 Valdir, qui après les avoir attendus dans le salon le temps qu’ils fassent un brin de toilette, les regardait maintenant manger du pain et du fromage. Il leur expliqua alors ce qu’il voulait d’eux.

 — Mon maître m’a rendu visite et m’a confié une mission. Celle-ci consiste à aller chercher un jeune homme nommé Kaldor et dans un premier temps de le ramener à Temple-Ville. Il habite à une journée de Merfol dans un village de la forêt de Sombrebois.

 — Et que vient-on faire là ? le coupa Adrim, impatient.

 — J’allais l’expliquer, petit impertinent. J’ai besoin de vous pour m’escorter avec quelques-uns des soldats de ta compagnie Binlian. Il se pourrait que le voyage ne soit pas sans dangers.

 — Nous vous accompagnerons, accepta le capitaine.

 Valdir afficha un air réjoui. Il les abandonna à leurs préparatifs de déménagement et leur donna rendez-vous une semaine plus tard à Temple-Ville. Il aurait voulu partir dès le lendemain, mais il ne pouvait décemment pas laisser Binlian sans logement prêt lors de leur retour de mission. Il ne se faisait pas de soucis, car il savait que les casernes de Temple-Ville contenaient quelques logements inoccupés. Il reprit la route particulièrement ravi de ce prochain voyage en compagnie de ses protégés.

Annotations

Vous aimez lire Arnvald ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0