L'hospitalité d'un aubergiste
Inspiré du conte « Le joueur de flûte de Hamelin », tel que retranscrit par les Frères Grimm.
(Ce texte a été écrit en juillet 2019, avant la crise du covid-19)
Autrefois, en la ville de Nopila, en Assyr, vivait un homme, dont le nom ne nous est pas parvenu, qui tenait une auberge. En ce temps où la ville était encore à ses débuts, et n’était d’ailleurs pas encore une véritable ville, il n’y avait alors que bien peu d’établissements pour se disputer la clientèle de passage.
Notre aubergiste n’avait jamais quitté Nopila. Il y était né, et pensait bien y mourir, lorsque le jour viendrait. Son établissement avait été bâti par son père, qu’un accident de charrette avait emporté quelques années auparavant. Il avait cependant eu le temps d’inculquer son travail à son fils, et sa mère lui avait appris, très tôt, à se servir d’instruments de musique. Aussi, chaque soir, il égayait ses clients au son mélodieux de sa flûte.
Tout le monde appréciait l’aubergiste dans le village. Il était un homme de confiance, sain d’esprit et avec le sens de l’hospitalité. Les voyageurs qui étaient déjà venus à Nopila dans le passé essayaient toujours de reprendre une chambre à son établissement. Un seul homme se montrait moins amical que les autres à son égard. Il s’agissait, sans surprise, d’un autre aubergiste, lassé de voir toujours son rival accueillir plus de clients que lui.
Or, en cette époque où l’hérésie des hommes était bien palpable, alors pourtant que les Croisades s’étaient terminées depuis longtemps, il n’était pas rare que des villages doivent subir une sanction pour leur manque de foi. C’était ainsi, du moins, que les Évêques[1] justifiaient la venue de la Pestilence.
Elle était arrivée un matin, sans que personne ne s’y attende. Se présentant d’abord aux gardes de la ville comme une simple pèlerine de passage, cachant son visage sous sa capuche et s’appuyant sur son bâton de marche, ils l’avaient laissée entrer sans se douter de qui il s’agissait véritablement. À peine faisait-elle un pas en ville qu’elle se débarrassait de sa coiffe, révélant un visage qui n’en était pas un, horrifiant les témoins.
Un cultiste qui l’aperçut poussa immédiatement l’alerte, reconnaissant le visage de la mort en personne. La Pestilence était en ville pour châtier les hérésies des infidèles et répandre la maladie mortelle autour d’elle. La panique gagna Nopila et chacun alla se réfugier chez soi. Mais cela ne suffirait pas à prévenir des dangers du Colosse[2].
Le pouvoir de la Pestilence était déjà à l’œuvre dans la ville. Très vite, la maladie gagna des enfants qui trainaient près des remparts lors de son arrivée, et les gardes qui l’avaient laissée entrer se voyaient déjà pousser des bubons. Personne n’osait plus sortir de chez soi et la paranoïa s’instaurait dès la moindre toux.
La Pestilence commença alors à frapper aux portes de quelques maisons. Les habitants, effrayés, lui suppliaient de partir, craignant être les victimes de ses maux mortelles. Comme personne ne lui ouvrait sa porte, la Colosse allait frapper à une autre, et tout se répétait.
C’est alors que, depuis la fenêtre de son auberge, le rival de notre homme cria à la Pestilence : « Si vous cherchez un endroit où dormir, pourquoi ne pas prendre une chambre à l’auberge ? Je suis hélas en congé, mais je connais une très bonne adresse. »
Ainsi, notre homme entendit la Pestilence frapper à sa porte. Il savait que c’était elle car personne d’autre ne serait sorti de chez lui en sachant qu’elle traversait le village. L’aubergiste hésita quelques instants, puis soupira en s’approchant de la porte. Il n’avait jamais refusé l’hospitalité à quiconque après tout et il ne voulait pas commencer. Prenant son courage à deux mains, il tira sur la poignée.
Il lui sembla que la Pestilence parut surprise de le voir apparaitre, mais l’aubergiste songea que c’était dû à son visage monstrueux. Elle dégageait une aura impalpable, tel un essaim de mouches qui l’enveloppait entièrement. Sans rien dire, notre homme fit le geste de l’inviter à entrer, cachant avec peine sa peur irrépressible qui lui conseillait de lui fermer la porte au nez. Et la Pestilence entra.
La première chose qui frappa notre aubergiste fut que l’étrange aura que dégageait la Pestilence lorsqu’il l’avait découverte sur le pas de sa porte avait subitement disparue lorsqu’elle était entrée, comme si elle avait laissé derrière elle la Maladie qui devait envahir le village.
L’aubergiste l’accompagna jusqu’à une chambre en prenant bien soin de ne pas rentrer en contact physique avec elle. Une fois arrivée, elle le remercia et s’enferma à l’intérieur, le laissant seul. Le pauvre homme s’en retourna au rez-de-chaussée, inquiet. Mais, le soir venu, il n’était pas encore tombé malade et ne présentait toujours aucun symptôme.
Il en était autrement pour le reste du village, cependant… De plus en plus de cas étaient déclarés, même parmi ceux qui n’avaient pas croisé la Pestilence. Il fallait croire que l’impression de l’aubergiste était exacte et que la Colosse avait laissé son pouvoir derrière elle tandis qu’elle s’abritait pour la nuit.
Comme personne ne semblait hors de danger, même chez soi, on commença à sortir, pour venir en aide aux malades et essayer de vivre malgré la menace pandémique. On s’inquiéta d’abord pour notre aubergiste, puis, quand on sut qu’il abritait la Pestilence chez lui, on s’effraya. Personne n’osait plus s’approcher de lui et, quand il sortait dans la rue pour contribuer aux efforts communs, on l’évitait soigneusement.
[1] Les Évêques désignent ici les responsables religieux des grandes villes. Ils appartiennent tous au Culte, une religion commune aux cinq Continents où se déroulent ces contes.
[2] Le terme de Colosse, déjà utilisé pour décrire Friner le Roi loup, désigne des créatures réputées immortelles et aux pouvoirs proches du divin. Ils sont, pour la plupart, associés au Culte. La Pestilence en est une figure connue et redoutée.
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