La vraie maladie
Ils passèrent le reste de la journée à préparer ensemble un feu de camp pour la nuit. Les températures du jour étaient certes bien élevées, mais les nuits, elles, étaient très fraîches en cette période de l’année. Ils devaient prévoir de quoi se réchauffer s’ils ne voulaient pas mourir de froid dans leur sommeil. La Pestilence, malgré son statut presque divin, ne rechignait pas à la tâche et aidait volontiers notre aubergiste, que ce soit pour chercher du bois ou le guider jusqu’à une oasis proche. C’est elle qui leur trouva de la viande pour le souper, assurant à son nouvel et premier ami qu’elle serait comestible une fois réchauffée, et il entreprit de la cuire. Ils mangèrent et rirent ensemble en se racontant des histoires et en chantant des chansons au son de la petite flûte de marbre vert. La soirée fut si plaisante que notre aubergiste en oublia presque son pauvre sort auquel les habitants de Nopila l’avaient abandonné.
Les jours suivants, ils furent rejoints par quelques malades qui, comme l’aubergiste, avaient été rejetés de la ville, pour éviter les contagions. N’ayant plus rien à craindre de la Pestilence, ils restèrent en leur compagnie, aidant à l’aménagement de leur petit campement. Le petit groupe avait une bien étrange allure, mais l’ambiance, pourtant, était au beau fixe sous le son de la flûte de marbre vert qui redonnait le sourire à chacun et adoucissait les cœurs.
Mais la Maladie qui rongeait ces visiteurs n’en était pas affaiblie pour autant. Les jours qui suivirent, les morts s’accumulèrent de plus en plus. On les enterra, sans rien dire, aux abords du campement, et l’humeur de l’aubergiste commença à décliner. Quand le dernier malade vint à succomber, il retourna près des remparts de Nopila pour le leur annoncer. Il en profita pour leur demander de le laisser revenir parmi eux, mais ils refusèrent.
Dans le village, son auberge avait été incendiée dès le jour de son départ. Comme il l’avait d’abord pensé, on avait fait une grande fête, mais c’était chez son rival qu’elle s’était déroulée. Ce dernier en avait profité pour empoisonner l’esprit des autres villageois. Désormais, notre pauvre homme était un paria, le seul fautif de cette épidémie, et il ne fallait surtout pas qu’il revienne. Il en allait de la survie du village.
Pourtant, il avait beau être mal accueilli, chaque jour pendant près d’un mois, il revint à la charge, demandant toujours à ce qu’on le laisse entrer. Mais jamais on accédait à sa demande. Il revenait alors jusqu’au campement et y retrouvait la Pestilence, qui tentait de lui changer les idées par des jeux ou des histoires.
Cependant, l’esprit d’un homme est comme un récipient qui se remplit à chaque évènement. Et lorsque ce dernier déborde, c’est l’explosion. Frustré d’être toujours traité comme un coupable par les siens, il se fâcha contre la Pestilence, lui criant que tout était de sa faute à elle. Si elle n’était pas venue, rien de tout cela ne serait arrivé, et il serait toujours dans son auberge à servir des clients bien vivants. Il l’accusa d’être la source de tous ses maux et même de l’empoisonner pour qu’il succombe comme tous les autres. Puis, il lui tourna le dos, enragé. Si elle ne l’avait pas averti, peut-être même aurait-il songé à porter la main sur elle.
Après cela, la Pestilence resta un moment sur place. Elle avait perdu son sourire et fixait le sable. Elle remit la capuche avec laquelle elle s’était cachée pour entrer dans Nopila puis attrapa son bâton de marche et entreprit de partir. L’aubergiste ne remarqua pas de suite son départ. Quand il se retourna pour s’excuser, c’était déjà trop tard. La Pestilence n’était plus là.
Le joueur de flûte, en s’en rendant compte, lança son instrument dans le sable, fâché. Décidemment, il ne pouvait compter sur personne. Toujours en colère, il ne mangea pas ce soir-là et maugréa, seul, toute la soirée, sans trouver le sommeil.
Le lendemain, lorsqu’il approcha de Nopila pour demander, à nouveau, à ce qu’on lui ouvre la porte, il essaya de leur expliquer que la Pestilence était enfin partie. Mais, pour toute réponse, les gardes lui lancèrent des ordures en se moquant de lui. Excédé, il rentra à son campement et entreprit de continuer à y vivre, mais seul, c’était bien plus difficile. Il n’avait plus le temps de se reposer et, lorsqu’il tombait de fatigue, il pleurait sa solitude.
Il avait eu tort, pensait-il. Il n’aurait jamais dû accuser la Pestilence de tous ses maux. Il s’était trompé. Elle ne lui avait voulu que du bien, et il l’avait rejetée, comme elle l’avait toujours été partout où elle allait. Il s’était comporté avec elle comme on s’était toujours comporté auparavant, et comme lui-même l’était par les habitants de Nopila désormais. Ils n’étaient peut-être pas si différents, finalement. Et, même si elle constituait un terrible danger, comme elle le reconnaissait d’elle-même, ces jours passés en sa compagnie n’avaient pas pour autant été mauvais… Au contraire, il s’était même senti heureux.
En se rendant compte de ce qu’il avait perdu, il entreprit de retrouver la petite flûte de marbre vert. Il passa des heures à fouiller dans le sable, désespérant de jamais retrouver l’instrument enchanté. Puis, au bout de ce qui lui parut être des siècles de recherche, il la retrouva enfin.
Aussitôt porta-t-il l’instrument à ses lèvres pour entonner sa douce mélodie. Puis, après quelques notes, il s’arrêta, cherchant frénétiquement autour de lui son amie. Mais ces quelques sons ne semblaient pas avoir suffi. Peut-être était-elle trop loin pour l’entendre ?
Refusant d’abandonner, regroupant les dernières forces qui lui restaient, le joueur de flûte se releva et commença à marcher au hasard dans le désert d’Assyr tout en jouant de sa musique, dans l’espoir d’être, à nouveau, entendu par la Pestilence.
Il faisait nuit noire quand il aperçut les remparts de Nopila. Le hasard se moquait-il de lui ? Peu importe, pensait-il. Il devait continuer, au cas où elle serait dans les alentours. Aussi poursuivit-il sa mélopée qui ne tarda pas à arriver aux oreilles des villageois.
La plupart des survivants de l’épidémie récente était alors dans l’auberge du rival, à boire un verre et manger un morceau. Mais quand ils reconnurent le son du joueur de flûte, tel un requiem d’avertissement, la panique s’installa. L’aubergiste revenait vers eux, et la Pestilence avec, cela ne faisait aucun doute ! Tout le monde criait de peur jusqu’à ce que le rival ne les calme, clamant qu’ils pouvaient empêcher la catastrophe. Il leur suffisait, disait-il, de tuer le musicien avant qu’il ne soit trop tard. Saisissant toutes les armes improvisées qui passaient à leur portée, un groupe de villageois se dirigea ainsi vers la sortie de la ville, dans le but avoué d’en finir une bonne fois pour toute avec la maladie.
Lorsqu’il les vit sortir, l’aubergiste ne comprit pas de suite qu’ils en avaient après lui. Il croyait qu’ils se repentaient et voulaient l’accueillir. Mais, encore fâché, il n’avait plus envie de retourner en ville. Aussi continua-t-il à jouer de sa flûte, voulant juste retrouver son amie.
Ce fut une pierre lancée par son rival qui le ramena à la réalité. Il s’arrêta de jouer, apercevant enfin les fourches et les torches de ses anciens amis. Dépité, mais n’ayant plus les forces de se battre, l’aubergiste tomba à genoux, prêt à recevoir la sentence de la justice populaire.
Les villageois, enhardis par le second aubergiste, s’élancèrent vers lui, proie innocente qui refusait même de se défendre, cause de tous leurs soucis. Ils étaient alors persuadés qu’une fois qu’il l’aurait tué, tous leurs problèmes ne seraient que de l’histoire ancienne. Simplement parce qu’on le leur avait dit.
Mais aucun ne parvint à arriver à sa hauteur. Surgissant de nulle part, la Pestilence se dressa entre eux et l’aubergiste. Saisis d’effroi en apercevant son visage inhumain, tous se figèrent. Il leur sembla alors qu’un coup de vent les traversait de part en part et ils ne réalisèrent que trop tard qu’ils étaient condamnés. Une forme bien plus violente de la Maladie s’était emparée d’eux et leur faisait cracher sang et bile tandis qu’ils tombaient, à bout de force, agonisant dans le sable qui serait leur tombe.
La Pestilence se détourna de ce spectacle peu ragoutant et se rapprocha de l’aubergiste. Quand celui-ci la vit, il ne vit pas le visage de la mort et de la maladie que les villageois avaient vu, mais celui de la jeune femme qu’il avait toujours connue. Il laissa échapper sous l’émotion quelques larmes, implorant son pardon qu’elle lui accorda sans hésiter. Puis, répondant peut-être à un instinct irréfléchi, l’homme se jeta sur la Colosse pour la serrer contre lui, à sa grande surprise.
— Tu n’aurais pas dû…, marmonna-t-elle, inquiète. Je t’avais prévenu que je ne pourrai pas empêcher ta contagion…
— Peu importe, répondit-il. Je veux passer le reste de mon existence à tes côtés.
Alors, à nouveau, la Pestilence sourit et, pour la première fois de sa vie, serra quelqu’un qu’elle pouvait enfin aimer contre elle, même si elle savait que ce serait temporaire. Au moins vivraient-ils, ensemble, les plus beaux jours de leur existence.
Ainsi s’achève la tragique histoire d’un homme, abandonné par les siens, qui trouva refuge auprès de celle-là même à qui on l’avait à tort associé. Peu importe les accusateurs, quelles que soient les preuves, l’homme a toujours besoin d’un coupable pour toutes les fautes. Il est si aisé de trouver un bouc émissaire en quelqu’un plutôt que de pardonner ou de réfléchir par soi-même à la situation.
Ne croyez pas tout ce qu’on vous raconte. Votre vision en serait entachée, et vous ne pourriez voir le vrai visage des gens.
Chaque jour, des hommes et des femmes sont rejetés par leurs semblables pour des raisons X ou Y. Mais, contrairement à notre chanceux aubergiste, tous ne trouvent pas toujours quelqu’un avec qui partager leur peine et leur sentiment d’abandon.
Aussi, si un jour, vous entendiez le son de la petit flûte de marbre vert, ne paniquez pas bêtement en criant au retour de la Pestilence. Peut-être cherche-t-elle, simplement, quelqu’un avec qui passer un moment…
Note de l'auteur: J'ai écrit ce récit en juillet 2019, c'est-à-dire avant que ne démarre la crise du covid... Comme quoi...
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