Le Prince de la forêt
— Très bien, grommela le lapin qui avait déjà parlé. Je suis Maitre Lapin, l’aîné de ma famille ici présente.
— Quant à nous, tu peux tous nous appeler souris ! poursuivit le petit rongeur, déclenchant l’hilarité des siens. Je te souhaite la bienvenue parmi nous !
Les animaux se rapprochèrent de la jeune paysanne et sympathisèrent rapidement avec elle. Ils lui grimpaient de partout, comme l’avait fait l’écureuil, et s’amusaient à la chatouiller. L’enfant riait aux éclats et semblait fort bien s’amuser. Si quelques lapereaux se rapprochaient d’elle et commençaient à leur tour à jouer et à se laisser caresser, Maitre Lapin semblait rester plus méfiant, si bien que la petite paysanne décida de lui demander pourquoi.
— C’est évident, non ? répondit-il. Il existe des chasseurs, parmi les hommes, et ceux-ci nous chassent pour nous manger !
La remarque fit rougir l’enfant. C’était bien vrai, il y avait un chasseur au village, qui partait parfois dans les bois et revenait avec du gibier. Mais elle lui assura qu’elle ne maniait pas la sagaie, qui était d’usage à l’époque, et qu’elle et ses parents tenaient une ferme. Maitre Lapin se renfrogna, ne sachant s’il devait la croire ou non, jusqu’à ce que l’écureuil commence à se moquer de lui.
— C’est parce qu’il a failli se faire manger qu’il est si rabat-joie !
— C’est faux ! répliqua le lapin. J’avais parfaitement vu Magphasme avant qu’il n’essaye de m’attraper et s’il avait insisté, je lui aurais mis la raclée de sa vie !
— Vraiment ? ricana alors une voix grave qui semblait venir de nulle part.
Maitre Lapin devint plus blanc que neige, et tous les animaux se turent, effrayés. C’est alors que la paysanne le vit. Ce qu’elle avait d’abord pris pour une branche d’arbre parsemée de feuilles verdoyantes par terre se redressait. Il s’agissait d’un magphasme, un grand insecte capable de se camoufler comme aucun autre, disposant de plusieurs paires de pattes et, surtout, d’un aiguillon au bout de son long abdomen. Il n’était pas étonnant que l’insecte ait essayé de faire son repas de Maitre Lapin. L’arthropode s’avança lentement vers la mare, et tous les rongeurs se réfugièrent sur la paysanne. Les lapins avaient tous fui dans leur terrier, sauf leur ainé, qui l’observait, effrayé, immobile. Le magphasme but quelques gorgées d’eau, puis se tourna vers lui, feintant une attaque. Le lapin en tomba à la renverse et l’insecte éclata de rire.
— Tu as de la chance, je suis repu depuis la dernière fois, lui dit-il. Mais ce n’est que partie remise.
Le lapin déglutit, trop effrayé pour répliquer. Puis le magphasme se tourna vers l’enfant, et celle-ci sursauta, un peu effrayée, reculant d’un pas.
— Je ne suis pas idiot, lança l’insecte d’un ton méprisant. Je pourrais te tuer si je le voulais. Mais je sais ce qu’il arrive à ces prédateurs qui prennent les enfants des hommes comme proie. Ils sont châtiés par les tiens.
La petite fille déglutit. Elle ne savait pas si elle devait se sentir rassurée ou menacée. Mais avant qu’elle puisse se décider, une voix aigüe s’éleva de plus loin, attirant toutes les attentions.
— C’est Crécerelle ! s’écria alors la souris aux grandes oreilles, paniquée.
Aussitôt, tous les rongeurs sautèrent du corps de la paysanne où ils avaient trouvé refuge, se poussant les uns les autres pour atteindre leurs terriers. Effectivement, plus loin, un oiseau un peu plus grand que ceux qui chantonnaient se rapprochait en criant.
— Le Prince arrive pour boire ! Le Prince arrive pour boire ! répétait-elle, inlassablement.
— Hé bien, on dirait que tu ne pourras pas rester parmi nous bien longtemps, ricana le magphasme.
— Pourquoi tu dis ça ? s’étonna l’écureuil, qui était resté seul sur les épaules de la paysanne.
— Le Prince n’aime pas les hommes, intervint timidement Maitre Lapin.
— Sa Majesté de ses bois vient se désaltérer ! lança la crécerelle, comme si elle ne l’avait déjà pas assez répété, en se posant près de la mare. Je l’ai informé, comme je me le devais, de la présence d’une fille d’homme ! C’est Pélifiltrer qui me l’avait dit.
— Non mais quelle pipelette ! s’écria l’écureuil, l’air pas très rassuré.
— Mais pourquoi il n’aime pas les hommes … ? demanda timidement l’enfant.
— Parce que vous avez déjà essayé à plusieurs reprises de le tuer ! s’écria précipitamment la crécerelle, comme si elle voulait être la première à le dire.
Alors qu'elle terminait de parler, la jeune paysanne vit le fameux prince apparaitre de derrière les arbres, à l’orée de la forêt. Il s’agissait d’un grand et majestueux cerf aux larges bois, qui avançait avec fierté et prestance. Dès qu’il l’aperçut, le Prince la fusilla du regard. Il se rapprocha en la dévisageant. Il était bien plus grand qu’elle. L’enfant aurait aisément pu le chevaucher, mais quelque chose lui disait qu’il ne se laisserait pas faire ainsi.
— Je constate que Crécerelle n’a pas menti, lança-t-il. Une fille d’homme à notre mare ?
— Bonjour votre majesté ! s’écria l’écureuil en faisant une révérence.
— Silence ! ordonna le cerf avec colère. Je ne tolèrerai pas cette présence plus longtemps dans ces lieux. Je vous ordonne de ne plus jamais remettre les pieds ici ! Sinon quoi, je me verrais obligé de vous chasser d’ici, comme vous autres tentez parfois de me chasser moi !
Il avait dit ça en frappant la terre de ses sabots d’un air menaçant, et la petite fille déglutit à nouveau. Aucun animal n’osait protester, même l’écureuil restait muet, soumis. La paysanne baissa la tête, fort triste d’être aussi vite expulsée de ce petit coin qui aurait pu briser sa solitude.
Alors que le Prince faisait déjà demi-tour, hautain et fier, les animaux qui l’entouraient commençaient enfin à se tourner vers elle en lui jetant de petits regards tristes. Le magphasme ricanait en voyant son air dépité et s’éloigna sans plus de cérémonie, disparaissant bientôt parmi les véritables branches sur le sol de la forêt.
Comme la crécerelle repartait à son tour en chantant la nouvelle à qui voulait l’entendre, les souris extirpèrent enfin la tête de leurs terriers. Maitre Lapin et toute sa famille les informèrent rapidement de ce qu’il venait d’arriver, et elles exprimèrent à leur tour toute leur déception. Mais ce n’était évidemment rien comparé à celle que ressentait la petite paysanne.
— Si je puis me permettre, s’exprima alors soudain la boule aux pustules dans la mare en relevant un peu la bouche hors de l’eau. J’ai peut-être une solution à votre situation, jeune fille d’homme.
Tous se tournèrent vers elle, ou plutôt vers lui. La voix qui s’était exprimée était très grave, et l’animal daignait enfin sortir de l’eau. La jeune paysanne avait vu juste en le comparant avec une boule, car c’était pour ainsi dire la forme de son corps en entier. Il avait la circonférence d’une assiette moyenne, et sa large bouche semblait occuper presque tout l’espace. Il avait quatre minuscules pattes, et sortir ainsi de sa mare devait lui demander un effort considérable.
— Je suis Sir Blobouille, se présenta l’animal aux pustules. Je veille sur cette mare, et je n’apprécie pas que notre Prince vienne ainsi dicter sa loi stupide en dehors de ses bois. Vous interdire de venir, simplement parce que vous êtes une fille d’homme, voilà qui est ici inacceptable ! D’autant que je me sens directement concerné, ayant autrefois été comme vous, avant d’être victime d’un maléfice qui me changea en le blobouille que je suis…
La petite paysanne ne cacha pas sa surprise, et bien d’autres animaux l’imitèrent. Ainsi, ce batracien disgracieux avait été un homme autrefois ? Mais l’enfant n’eut pas le temps de poser des questions, car l’heure était à un autre sujet.
— C’est vrai ! s’exclama l’écureuil. Le Prince ne peut pas interdire à cette fille d’homme de venir ici !
— Mais c’est le Prince…, rappela Maitre Lapin. Nous nous devons de respecter ses vœux, car il est le plus grand et le plus fort d’entre nous…
— Mes amis ! s’exclama Sir Blobouille. Ne voyez-vous donc pas que ce tyran profite de vous par sa taille et votre oisiveté ? Nous pouvons changer les choses !
— Mais comment ? demanda la souris aux oreilles disproportionnées. Nous sommes si petits, et il est si grand…
— Hé bien, ne venons-nous pas de rencontrer quelqu’un qui pourrait nous aider ? fit remarquer le rond animal en se tournant péniblement vers la paysanne.
Celle-ci se mordit les lèvres, pas très rassurée. À nouveau, tous se tournaient vers elle. Certains, comme Maitre Lapin, semblaient sceptiques, alors que d’autres, l’écureuil et la souris en particuliers, affichaient de grands sourires.
— Moi ? demanda la paysanne. Mais je ne suis qu’une enfant des fermes, sans talent particulier …
— Peut-être alors pourriez-vous amener quelqu’un d’autre vers la cachette du Prince ? proposa alors le blobouille avec un air de malice. En guidant ce fameux chasseur qui lui a déjà causé du tort, peut-être parviendra-t-il, enfin, à nous débarrasser de ce noble enquiquineur ? Ainsi, vous ne devriez même pas vous salir les mains !
La petite paysanne réfléchit un instant avant de sourire à son tour. Le plan lui plaisait, et la libérerait des contraintes imposées par le cerf. Elle hocha la tête pour accepter la tâche que le blobouille lui confiait. Le batracien lui expliqua précisément où le cerf avait l’habitude de se reposer et comment y accéder. Ainsi, en rentrant au village, elle trouva le chasseur revenu bredouille des bois. Elle l’accosta et lui répéta ce qu’elle avait mémorisé, puis revint à sa maison. L’écureuil l’accompagna jusque chez elle, et elle le cacha des yeux de ses parents pour qu’il ne lui arrive aucun mal.
Le lendemain matin, ni l’enfant ni l’écureuil n’osèrent s’aventurer jusqu’à la mare avant le retour du chasseur. Ils s’occupèrent à deux du mieux qu’ils pouvaient, jusqu’à ce que, fendant les airs à toute vitesse, la crécerelle voltige vers eux, en criant la terrible nouvelle.
— Sa Majesté est morte ! Sa Majesté est morte !
Réjouie que leur plan ait fonctionné à merveille, la petite paysanne sauta en l’air et, avant d’avoir pu voir la carcasse sans vie rapatriée au village, partit en compagnie de son ami écureuil vers la mare. La nouvelle y était déjà parvenue, et tous fêtaient la fin de la tyrannie du cerf. Maitre Lapin proposait déjà de se réunir tous ensemble le lendemain pour prendre quelques décisions, mais les souris avaient la tête ailleurs, à danser et chanter, quand Crécerelle ne passait pas dans le ciel tout du moins. Le blobouille se félicitait d’avoir eu l’idée, et chacun remercia la paysanne pour son implication. Désormais, plus rien ne lui interdisait de venir chaque jour jouer avec ses amis animaux à la mare une fois le travail accompli à la maison.
En rentrant chez elle, elle eut même la surprise d’avoir les félicitations de ses parents. Le chasseur leur avait offert un morceau de sa chasse pour la remercier. C’est ainsi que cette journée, marquée par la mort du Prince des bois, fut l’une des plus belles que la petite paysanne ait vécues jusqu’alors.
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