Les trois promesses
En rentrant chez elle au petit matin, elle tomba nez à nez avec l’Évêque sa marâtre. Celle-ci et ses filles étaient rentrées aux alentours de minuit, et elle avait donc veillé depuis lors pour l’attendre. S’attendant à des remontrances, la belle Cendra baissa la tête, prête à encaisser docilement. Mais alors qu’elle pensait être sévèrement punie, sa marâtre la serra dans ses bras.
— Tu as été fantastique, ce soir, au bal ! s’écria l’Évêque. Tu as charmé le prince, et on ne parlera bientôt plus que de ta présence là-bas !
— Vous n’êtes donc pas fâchée que j’aie ainsi tiré la couverture, en dépit de vos filles, mes sœurs ? s’étonna Cendra.
— Fâchée ? Je suis enchantée ! s’écria sa marâtre. Ces deux bécasses n’ont aucune chance de se démarquer, avec leur physique ingrat et leur esprit si naïf. Ha, heureusement que je peux désormais compter sur toi, ma petite Cendra !
Cendra n’en revenait pas ! Elle qui avait été ignorée toutes ces années par sa marâtre était enfin dans ses bonnes grâces, alors que ses propres filles étaient reléguées au second plan. Si la jeune fille avait pris plaisir à participer au bal, ce revirement la rendait encore plus heureuse qu’elle ne l’était déjà, si bien qu’elle en pleura.
Les jours qui suivirent, l’Évêque confia les tâches d’ordinaire réservées à sa belle-fille à ses propres enfants. Celles-ci protestèrent d’abord, mais rien n’y fit. Cendra, quant à elle, se vit offrir des cours de bonne conduite par l’Évêque sa marâtre. Elle lui fit milles leçons, lui apprenant notamment comment charmer l’esprit des hommes et mettre en valeur ses atouts. Puis, quand un nouveau bal fut annoncé, elle prit la journée pour la préparer au mieux, avec les robes de sa défunte mère.
Elle allait l’aider à enfiler ses souliers vairons quand son ainée entra dans la pièce, les yeux rougis comme si elle avait eu du chagrin. Sa propre mère lui avait dit, à elle et à sa sœur, de ne pas les accompagner ce soir, pour ne pas s’embarrasser de laiderons. Elle supplia sa mère de faire quelque chose pour être aussi belle et gracieuse que ne l’avait été Cendra. L’Évêque la regarda, dégoutée, avant que Cendra n’intervienne.
— Si tu veux vraiment te démarquer, alors prends mes chaussures, dit-elle en souriant. Elles attirent toute l’attention sur leur porteur.
La marâtre tourna la tête vers Cendra, surprise, avant de sourire à son tour. Son aînée, touchée, accepta la proposition. Hélas, les chaussures étaient trop petites, adaptées aux délicats pieds de la belle, alors que les siens étaient bien plus larges. Alors qu’elle s’efforçait à les enfiler, sa cadette lui dit que c’était peine perdue. Mais Cendra, elle, lui proposa de couper un morceau de son pied. Aveuglée par sa soif d’attention, elle ne se fit pas plus prier et se trancha elle-même une partie du talon.
Malgré la douleur de ses pieds ensanglantés, maintenant qu’elle les avait enfin enfilées, l’ainée continuait de vouloir se rendre au bal. On l’y conduisit, et elle se pavana du mieux qu’elle pouvait dans sa souffrance. Hélas, le pouvoir des chaussures ne peut qu’accaparer l’attention, et non embellir le porteur. Elle était toujours aussi laide, et, comme tout le monde la regardait, à marcher aussi difficilement, on se moqua d’elle. C’est satisfaite que Cendra la vit de nouveau éclater en sanglot en publique avant d’abandonner la paire de chaussures et de fuir où on ne la revit jamais. Ainsi brisait-elle la première promesse faite à sa défunte mère.
Ayant récupéré ses chaussures, la belle Cendra devint une seconde fois le centre d’attention au bal et, surtout, du prince. Celui-ci dansa à nouveau avec elle, lui parla longuement et se confia à elle. Cendra était aux anges, et sa marâtre, observant la scène depuis le fond de la pièce avec une tasse de thé noir, plus encore.
Le lendemain, elle lui demanda ce qu’elle comptait faire avec le prince. Après tout, il était l’héritier de l’empire de Cobaltique, destiné à devenir Empereur. Sa femme occuperait un rôle important aux yeux de tous, et avec ce que lui avait appris sa marâtre, elle pourrait même avoir plus d’influences que n’importe quel conseiller sur le futur Empereur. Cendra n’y réfléchit pas longtemps. Elle confirma qu’elle souhaitait se marier avec le prince, pour monter au plus haut de l’escalier social. Aussi reconnaissait-elle avoir brisé la seconde promesse faite à sa mère.
Les rencontres avec le prince se faisaient de plus en plus fréquentes, qu’elles soient officielles ou officieuses. Partout dans le pays, et même au-delà, on ne parlait plus que de la belle Cendra qui allait devenir l’épouse du futur Empereur. La jeune fille qui quelques semaines auparavant nettoyait encore des cheminées, les cheveux tachetés de cendres, croyait vivre un véritable conte de fée.
Mais la cadette de ses belles-sœurs, elle, vivait tout le contraire. Elle qui, malgré son physique ingrat, était choyée par sa mère, devait maintenant faire les tâches ménagères et voir sa belle-sœur devenir une des personnes les plus importantes du pays, sans un espoir de profiter d’un peu de bonheur. Même l’Évêque sa mère semblait l’ignorer. Plus les jours passaient, et plus elle se sentait jalouse.
Aussi, alors que Cendra se préparait pour le bal, elle lui quémanda de l’aider à s’habiller. Frustrée, elle refusa, même lorsque sa mère s’en mêla. C’est alors que Cendra fut prise d’une crise de colère folle.
— Ne t’ai-je pas toujours obéi, autrefois, lorsque tu étais la préférée ? Maintenant que les rôles sont inversés, tu dois apprendre laquelle est ta place !
Et elle la poussa violemment dans les escaliers. La chute fut terrible et la pauvre enfant en fut fort blessée. Mais personne ne se soucia d’elle, car on avait mieux à faire pour préparer la future femme du prince héritier. Et même lorsque la fille réclama l’aide de sa mère, l’Évêque ne quitta pas les cheveux de Cendra, qu’elle coiffait avec soin, comme elle l’avait fait pour elle quelques semaines auparavant. Et Cendra venait de briser la troisième et dernière promesse.
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