De joie en désarroi
Ainsi, les bras chargés de ses outils et de ses rares effets personnels, le jeune tailleur s’installa au château. On lui avait installé un modeste lit à l’intérieur même de l’atelier de couture. La pièce était grande, car d’ordinaire occupée par plusieurs artisans. Il y avait cependant peu d’étoffes et de tissus de qualité. La grande majorité des réserves était constituée de peaux de bête, que le roi avait tout simplement mises sous clé pour ne plus qu’on s’en serve. Sa cagoule aux bois d’Elanstrophe était encore bien trop présente dans sa mémoire. Il fut donc demandé au jeune tailleur de quelles matières il aurait besoin pour sa conception des vêtements du Grand Chef. On lui assura que ce dernier prendrait tous les frais en charge et avait donné un budget illimité pour son travail. Le jeune tailleur demanda donc de nombreuses pièces qu’il n’aurait jamais cru pouvoir un jour ne serait-ce que toucher.
En l’attente de ses commandes, le jeune tailleur fut invité à la table du Grand Chef. Jamais il n’avait vu autant de nourriture d’un seul coup. Un peu dubitatif au départ, le jeune tailleur se servit bien vite des nombreuses victuailles et se régala comme jamais. Comme le Grand Chef lui posait quelques questions quant à savoir quand son vêtement serait prêt, le jeune tailleur resta évasif. À vrai dire, il n’en savait fichtrement rien. L’œuvre qu’il avait déchiré en l’enfilant lui avait pris plusieurs semaines de travail, mais il ne s’y était alors attaqué qu’en soirée. Ce jour-là, il se contenta de prendre les mesures nécessaires auprès du Grand Chef, puisqu’il n’avait pas les matières premières pour en faire plus.
Si les premiers jours au palais furent très agréables pour le jeune tailleur, celui-ci déchanta très rapidement. Le Grand Chef ne cessait de lui demander où il en était dans son travail, alors même qu’il n’avait pas encore reçu le matériel nécessaire. Sa réponse était toujours la même, mais cela ne l’empêchait pas de poser de nouveau la même question quelques heures plus tard. Les autres artisans et soldats avec qui il avait eu l’occasion de discuter n’en étaient pas plus rassurants. Ils lui conseillaient tous de faire de son mieux pour ne pas décevoir le Grand Chef.
Aussi, quand il reçut enfin livraison des étoffes et tissus, le jeune tailleur s’enferma dans son atelier. Il travailla toute la journée, sans s’arrêter, pas même pour manger. Cependant, quand il s’arrêta enfin en soirée, il fut très déçu par son travail. Il s’agissait certes d’un bel accoutrement pour les habitants ordinaires de la Majorique. Mais ce ne serait certainement pas suffisant pour le Grand Chef.
Les jours qui suivirent, le tailleur s’acharna à travailler le tissu des heures durant. Mais au bout du compte, il n’était jamais satisfait. Pire, la fatigue lui faisait parfois faire de grossières erreurs qui, de rage, lui faisaient déchirer son travail. Tout n’était plus aussi rose, et le Grand Chef vint rajouter de l’huile sur le feu en essayant à plusieurs reprises d’entrer dans l’atelier. Le jeune tailleur, cependant, faisait tout pour l’en empêcher, prétextant qu’il voulait lui faire la plus belle des surprises. Le Grand Chef ronchonnait parfois un peu, mais il semblait néanmoins repartir satisfait de la promesse qui était répétée jour après jour. Et cela ne faisait qu’accroitre l’angoisse du tailleur.
Vint un jour où le Grand Chef, passant à sa porte, sans entrer, comme à son habitude, changea son discours. Le jeune tailleur était sur la conception d’un nouveau manteau en utilisant des étoffes de grande qualité, et il essaya de ne pas prêter attention aux dires du maitre des lieux. Mais quand celui-ci l’informa depuis le couloir qu’il souhaitait avoir son vêtement pour le prochain Conseil des Chefs, à savoir dans deux semaines, le jeune artisan faillit avoir une crise cardiaque.
Essayant de ne pas se tourmenter plus, il redoubla d’efforts. Le manteau sur lequel il travaillait serait son chef d’œuvre, ou bien il finirait en prison. Ainsi, à force de persévérance et de travail acharné, au bout de deux jours de labeur, le jeune tailleur tomba, épuisé, sur sa paillasse, satisfait. Il l’avait fait.
Le manteau du grand Chef avait été conçu avec les meilleures pièces de tissu qu’il lui restait. Il était largement plus élégant que le fameux vêtement que le Chef de Clan avait déchiré lors de leur rencontre. Serait-il suffisant pour le satisfaire ? Le jeune tailleur l’espérait.
Il était tard. Dehors, une nuit sans lune avait enveloppé la Majorique, et l’artisan avait depuis longtemps allumé quelques bougies pour s’éclairer et poursuivre son travail. Mais maintenant, s’il voulait dormir, il devait les éteindre. Il souffla sur chacune d’elles, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que celle qu’il tenait à la main. Mais avant de se coucher, il voulut examiner le fameux manteau, essayant de trouver des imperfections à corriger au petit matin.
En pleine inspection, son attention fut attirée par une drôle de couture. Il bailla, fatigué, et rapprocha la manche du son visage pour mieux l’observer. C’est alors qu’il sentit l’odeur délicate du tissu brûlé parvenir à ses narines.
Il regarda à côté et poussa un juron que la décence nous interdit de répéter ici. La manche de son manteau était en train de s’embraser. Il s’écarta et rechercha vite de quoi éteindre les flammes qui grossissaient à vue d’œil. Il essaya d’étouffer le feu avec d’autres tissus, qui prirent feu à leur tour, puis se souvint de la présence d’un seau d’eau pour sa toilette. Le contenu était un peu sale, mais il ne s’en soucia pas. Il déversa le liquide et éteint le feu. Mais c’était trop tard. La moitié droite du manteau était partie en cendres, ainsi que plusieurs étoffes de qualité.
Désormais bien réveillé par l’incident, le jeune artisan était en larme. C’était une catastrophe ! Non seulement ses heures de labeur étaient réduites à néant, mais, en plus, il avait perdu quantité de beaux tissus ! Il n’aurait peut-être même plus le nécessaire pour confectionner un nouvel habit ! Il pourrait en recommander, en théorie, mais comment réagirait le Grand Chef en apprenant ce qui était arrivé et comment le jeune homme avait dilapidé son trésor pour rien du tout ? Et puis même, les marchandises arriveraient-elles à temps pour le Conseil ?
Le jeune homme était désespéré. Il se coucha malgré tout, puisqu’il ne pouvait plus rien faire dans l’obscurité, mais se réveilla à l’aube, avec l’impression de ne même pas avoir dormi. Il observa l’atelier avec effroi en constatant que ce qui s’était passé n’avait pas été un cauchemar. Puis il sortit, prenant bien soin de fermer la porte à clé, avant de partir prendre l’air. Il avait besoin de se changer les idées et de réfléchir, et n’avait aucune envie d’entendre à nouveau le Grand Chef lui demander où il en était et quand il aurait terminé.
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