4- La boucle est bouclée
Il n'avait pas fait erreur. En quelques mois, Ninon, déjà férue d'écriture, était devenue une traqueuse de scoops hors pair. Oublié le destin des études supérieures de lettres, dans la capitale grise et lointaine à laquelle elle s'était initialement préparée.
Une chose en entrainant une autre, le séduisant directeur devint le confident, puis l'amant de Ninon, une complicité évidente et presque innée ayant uni les deux êtres dès leur rencontre. Elle emménagea avec lui l'année suivante dans un appartement ravissant sur les hauteurs.
Cinq années passèrent, puis la montée en succès du journal leur permit de s'offrir une maison avec jardin. Passionnée par son travail, Ninon n'avait de cesse de couvrir les événements locaux avec une préférence pour les jolis scandales qui discréditaient les bourgeois modernes et les manifestations d'arts de rue en pleine expansion.
Les années s'envolèrent, bercées par cette tendre plénitude. Le bonheur qu'elle ressentait aux côtés de Jasper n'avait d'égal que l'épanouissement global qu'elle embrassait au quotidien et c'est tout naturellement, qu'un matin, elle murmura à son compagnon encore engourdi de sommeil :
« Il va falloir que nous déménagions encore... la maison ne sera bientôt plus assez grande. » Un sourire fripon accompagna cette révélation et il la serra fort dans ses bras.
La nouvelle habitation serait plus au sud, se rapprochant de la mer. Ils avaient choisi ensemble de finir l'année et de céder le journal à des successeurs de confiance. Ils conserveraient des parts dans l'entreprise, mais ils aspiraient maintenant à se consacrer à leur vie de famille, dans une quiétude retrouvée.
Ninon avait avoué souhaiter retrouver les terres qui l'avaient vue grandir, fouler de nouveau le sable de la plage qui l'avait menée jusqu'à cette existence, alors qu'en elle grandissait à son tour une petite vie, prête à être guidée.
Les cartons étaient en bas, la plupart des pièces avaient été vidées et nettoyées et Ninon ouvrit le tiroir où reposait son trésor de jadis, le porteur de son souvenir le plus précieux. Elle caressa le téléphone trouvé sur la plage, cet « oublié du parasol » et le déposa sur la commode.
Emplie d'un besoin impérieux de gratitude, en cet instant éphémère dont elle savourait les dernières heures, elle prit une feuille de papier et s'assit à son petit bureau.
« Merci à toi, chère inconnue.
Je ne serais pas ici sans ton intervention. Toi qui m'a appelée il y a toutes ces années quand je n'étais encore qu'une jeune fille, toi qui m'a guidée vers Jasper, qui m'a guidée vers cette vie. Je me souviens quand tu m'avais avouée que ton destin à toi avait été sombre et mélancolique. Tu étais passée à côté de l'amour de ta vie en faisant le choix des études, en t'expatriant des années durant loin des terres qui étaient les tiennes. Et quand enfin, tu étais revenue et avais croisé sa route, l'espoir de le conquérir s'était effondré quand cette explosion l'avait fauché.
Je crois que j'ai finalement compris qui tu étais. Je pense même t'avoir rattrapée... Tu n'existes plus car je suis devenue toi. La nouvelle toi. J'ai compris ce choix que tu avais fait pour nous deux. Tout ceci illustre merveilleusement l'adage «Je préfère avoir connu les tourments de l'amour, que d'avoir vécu sans souffrance».
Merci de m'avoir appelée ce jour-là sur la plage, merci de m'avoir offert cette chance de tout faire différemment.
Il est arrivé ce jour où je devais te rejoindre et le laisser, lui, continuer à vivre.»
Elle plia le courrier en deux et le coinça sous le téléphone portable où un seul et unique numéro était enregistré.
Le journal l'appela quelques minutes après ; la sous-directrice cherchait à joindre Jasper pour couvrir la grande célébration d'automne des arts marginaux. Ninon sourit et rassura son interlocutrice : Non, Jasper n'était pas disponible mais qu'elle se tranquillise, elle se rendrait sur place elle-même et s'en chargerait.
C'était la dernière mission donnée par l'inconnue du téléphone : couvrir la grande célébration d'automne, ne pas laisser Jasper s'y rendre.
...
Avant de quitter la maison, au rez-de-chaussée, elle déposa un tendre baiser sur les lèvres de ce dernier qui bouclait oisivement quelques derniers bagages.
Armée de sa micro caméra et de son dictaphone numérique, Ninon se rendit sur la Grand-Place de Brignoles où une foule immense s'agglutinait déjà, portée par des groupes de musiques de monde. De grandes banderoles avaient été tendues entre les arbres et la fête battait son plein. Elle huma délicieusement les parfums ambiants et sourit avec une expression éthérée, se délectant de l'inéluctabilité de ce moment de liesse dont elle devinait déjà l'issue.
En apercevant la silhouette d'un homme à l'ombre d'un arbre en train de discuter avec son portable à l'oreille, elle eut un flash. Le souvenir de cette seconde fois où son téléphone avait sonné... Le souvenir de cette voix masculine, âgée, brisée d'émotion, qui l'avait mise garde avec cette date, cette heure, ce lieu... un souvenir si ténu qu'elle l'avait presque oublié, jusqu'à cet instant. Car c'était précisément cet instant-là qu'elle était en train de vivre.
Personne n'eut le temps de comprendre ni de fuir, la foule compacte passa en une seconde des réjouissances au drame.
La déflagration d'une explosion venait de retentir, embrasant littéralement toute la place, ne laissant qu'un amas de cendres et des décombres.
Plus tard, les informations diffusèrent en boucle la tragique catastrophe qui avait fait plus de cinquante morts au cours de la traditionnelle célébration d'automne.
La boucle était bouclée, la mission achevée, l'avenir rattrapé.
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