6- Ma réalité

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Je m'appelle Ninon et dans ma réalité, je fête aujourd'hui mes quatre-vingt ans. Je souhaite vous conter mon histoire, car je crains qu'elle ne disparaisse avec moi, emportant dans son sillage ses rêves et ses espoirs. Je voudrais adresser ce récit à tous ceux qui, comme moi, ont été victime d'un drame qui leur a déchiré leur cœur au point qu'ils soient prêts à renoncer à la vie.

J'ai vécu cela mais je crois que j'ai pu changer le cours des choses... d'une certaine manière.

Dans ma réalité, je suis partie à vingt ans de mon sud natal. Le seul souvenir que j'ai emmené avec moi était un simple téléphone portable trouvé sous parasol et qui, pour moi alors, n'avait jamais sonné. J'ai rejoint Paris pour achever mes études de lettres et je suis devenue écrivain. J'y ai passé huit années enrichissantes et dynamiques, d'une vie citadine où les gens se croisent et s'abandonnent aussi vite que les jours défilent. Puis, usée de cette incessant ballet et en manque de mon mordant soleil, des lavandes et des cigales, je suis rentrée. Cherchant à me reconvertir, j'ai postulé auprès d'un journal local à Bignoles. Ce fut Jasper, directeur irrésistible, qui me recruta sans hésiter. Dès le premier regard, il s'était passé quelque chose entre nous, une décharge électrique, intense qui m'avait faite vibrer jusqu'au fond du cœur. J'avais pourtant remarqué la bague à son doigt et j'avais déjà aperçu son épouse, une ravissante brune aux cheveux ondulés, soigneusement apprêtée. Mais l'alchimie était plus forte. Moins d'un an suffit à ce qu'il m'annonce, dans le secret de son bureau, que la raison n'avait plus gain de cause et qu'il ne pouvait plus supporter de vivre une seconde loin de moi. Il avait prévu de la quitter.

Il n'en eut malheureusement pas le temps.

Nous devions nous rejoindre le soir même juste après qu'il eut couvert la grande célébration d'automne, dans un restaurant sur les boulevards, pour célébrer sa liberté retrouvée.

Il ne vint jamais.

Je crus d'abord à un renoncement de sa part, mais ce furent les journaux télévisés qui me révélèrent la raison de son absence. Une explosion terrible due à une fuite de gaz avait ravagé la Grand-Place, en plein cœur de la manifestation. Je m'effondrais. J'eus le douloureux sentiment d'être brisée de l'intérieur, d'être passée à côté de ma vie, d'avoir tout gâché par des choix dérisoires. Je sombrais dans une dépression qui me fit presque perdre la raison.

Au point qu'un jour, dans la pénombre de ma chambre solitaire, je m'emparais du vieux téléphone que j'avais trouvé sur la plage, l'année de mes vingt ans. Un seul numéro était enregistré dans le répertoire et je cliquais machinalement sur le bouton « appel ». Entre rêve et folie, j'eus une grande conversation avec moi-même, cette autre moi qui, au printemps de sa vie, n'avait pas encore fait les mauvais choix. Je ne lui disais pas tout, je sentais au fond de moi que je n'en avais pas le droit, comme s'il y avait des « règles » à respecter. Mais je lui servais de guide. Je lui offrais les conseils que je n'avais pas eus, je lui faisais bénéficier de mon expérience, je lui offrais le bonheur d'une vie d'amour. Surtout, je lui adressai l'impérieuse injonction de ne pas laisser Jasper se rendre à la célébration d'automne, en aucun cas.

A ce moment, je crois que j'ai su – et elle aussi étonnamment – à quel funeste sort je la condamnais, en sauvant notre aimé.

Le destin était exigeant, s'il tolérait ce retour en arrière incroyable, il ne transigerait pas : une vie pour une vie.

Je crois qu'elle l'a toujours su.

Pour moi, cela n'a rien changé.

Ma vie s'est poursuivie jusqu'à cet anniversaire où toutes les parties de mon corps me sont devenues douloureuses. Je n'ai jamais revu Jasper, il n'est pas miraculeusement sorti de sa tombe. Je ne suis jamais retombée amoureuse, j'en étais incapable.

Pourtant, le jour de mon départ pour la maison de retraite, j'ai trouvé, roulé en boule et usé par le temps, un vieux morceau de papier qui avait roulé sous ma commode. Je n'avais pas le souvenir de l'avoir écrit, c'était néanmoins mon écriture qui était dessus...

Je dévorais les phrases manuscrites avec une boule dans la gorge, un sourire empreint d'une émotion qui me bouleversait.

Le mot commençait ainsi :

« Merci, chère inconnue... »

~ Fin ~

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